vendredi 12 janvier 2018

Saul Laurentieff - une notice biographique (1990)

Le texte qui suit date de 1990. 
P.O.L avait publié mon premier roman, La Vacation, un an plus tôt. Paul Otchakovsky-Laurens avait refusé le deuxième (Les Cahiers Marcoeur) et comme je m'étais beaucoup investi dans ce roman finalement impubliable, je tâtonnais pour trouver ce que j'allais écrire ensuite. (J'étais loin de penser à La Maladie de Sachs, qui n'a été mis en chantier que deux ans plus tard.) Un de mes projets s'intitulait 77 façons d'en finir. J'imaginais la mort (lointaine) des gens qui m'entouraient, proches, amis et ennemis. 
Inquiet à l'idée que la relation naissante ne s'interrompe, soit parce qu'aucun autre de mes livres ne lui plairait, soit parce que l'un de nous mourrait, j'ai inclus Paul dans la liste des "élus" du projet, en (d)écrivant sa fin lointaine. Comme pour la conjurer. 
C'était il y a presque trente ans, mais le regard que je portais alors (en filigrane) sur Paul ne s'est jamais démenti depuis. 
Et en réécoutant sa voix dans Le Bon Plaisir, je suis à la fois en colère et je peste contre le sort qui l'a enlevé et reconnaissant envers ce même sort qui m'a permis de le connaître pendant trente ans et de jouir de son amitié et de son soutien
MW 
PS : S'il voyait l'avalanche d'hommages que sa disparition suscite, il dirait : "C'est un peu exagéré, je trouve..." Mais sur ce point, tristement, je pourrais lui répondre : "Paul, vous n'êtes plus là. La modestie, on s'en fout." 

***



Chapitre 53 : une notice biographique 

Laurentieff, Saul
(Extrait de : Forneri, G. Encyclopédie de la Littérature Universelle, Tome XIII (1945-2066), p. 730-733) (1)

"...Un écrivain est un artiste qui exprime par les mots un certain nombre de faits, de formes, de pensées, qui les organise selon sa sensibilité et l'état de sa recherche en ce domaine... Plus précisément, un écrivain est pour moi quelqu'un qui permet à la langue de ne pas mourir. Un éditeur, au sens le plus immédiat et peut-être le seul qui compte, est quelqu'un qui propose des écrivains, qui aide ces écrivains à accéder à une audience, un public, une écoute, une lecture, et qui par là leur permet de continuer à écrire." (2)

Saul Laurentieff était éditeur*, et telles étaient les définitions sur lesquelles il bâtit son travail et sa vie. Pendant de nombreuses années, il proposa ainsi au public des écrivains* de renommée inégale et fluctuante, mais à ses yeux de qualité indiscutable, sans en tirer d'autre bénéfice apparent que celui de pouvoir continuer à publier*. Ses satisfactions affectives et intellectuelles étaient grandes, car, se refusant à publier un livre* sans l'avoir lu, il prenait le soin d'ouvrir lui-même tous les manuscrits*, avait la curiosité de les lire* plus ou moins longue­ment selon ce que lui dictait son intuition et sa grande expérience, culti­vait le plaisir d'en emporter certains chez lui pour les dévorer nuitam­ment, faisait assez souvent l'effort d'en retourner certains à leur auteur* accompagnés d'une lettre de refus* circonstanciée et prenait en outre le risque d'en publier un nombre limité mais constant.
Les éditions du Saule, la maison qu'il dirigeait et dont il tenait d'une main les rènes, les rames et le volant, tandis qu'il écopait de l'autre les petites mais non moins constantes voies d'eau, était renommée parmi la profession, respectée par la presse*, et méconnue par le grand public*.
Saul Laurentieff souhaitait ardemment voir les lecteurs* prendre des risques, une infime partie des même risques qu'il prenait chaque jour. Mais à l'époque, ce souhait restait lettre morte, en dépit des louables efforts fournis par quelques éditeurs de la même trempe. Et cet éditeur-là serait resté à jamais inconnu s'il ne lui avait pas été donné un jour l’occasion de montrer une ultime preuve de courage.

Quelques mois avant les évènements que nous allons relater, un beau matin de septembre 19.., Saul Laurentieff découvrit dans son courrier du matin un manuscrit singulier. Il s'agissait d'un grand registre cartonné aux pages simplement lignées et surtout, rédigées à la main. L'écriture* en était parfaitement lisible et l'orthographe* presque irréprochable, mais ce n'est pas ce qui attira d'abord l'oeil expérimenté de l'éditeur. Ce qui l'intrigua c'est la sensation inexplicable que le manuscrit avait été rédigé d'un trait. Il ne portait en effet que de rares retouches*, ratures* ou biffures*, quelques ajouts* insérés au moyen de feuillets* soigneusement collées, mais le tout était tracé d'une plume* égale. S’il en croyait les dates que portait la dernière page*, tout avait été transcrit en à peine quatre mois, au début de la même année. Le registre avait dû être neuf lorsque la main du scripteur* l'avait pour la première fois ouvert, mais la toile semblait usée, le carton de la couverture* cabossé, les feuillets discrètement froissés par plusieurs lectures* successives et plusieurs voyages postaux dans des emballages qui ne l'avaient pas peut-être pas toujours protégé des chutes sous les bureaux, des chocs contre les embrasures de portes ou de l'écrasement entre sacs et colis.
La lettre d'accompagnement*, elle, était dactylographiée* et laco­nique. Elle priait poliment Saul Laurentieff de prendre connaissance de ce manuscrit mais attirait d'abord son attention (afin qu'il ne perdît pas son temps) sur " les documents ci-joints ".
Entre la couverture et la page de garde*, l'auteur avait en effet collé les lettres de refus qui avaient, à de nombreuses reprises, raccompagné son manuscrit. Il y en avait une demi-douzaine. Saul Laurentieff était trop dénué de préjugés pour s'arrêter à si peu. Parmi les lettres de refus, aucune n'était argumentée. Une seule tranchait quelque peu sur le caractère stéréotypé de l'ensemble : l'écriture rapide et sinueuse d'un directeur de collection* y indiquait qu' " un sujet aussi brûlant mérite sans doute une publication* mais ce texte* a-t-il sa place dans notre catalogue* ? ", et regrettait " de ne pouvoir faire connaître au grand public* les indéniables qualités de ce manuscrit ".

Laurentieff se mit à lire. Quand il s'interrompit, trois heures avaient passé. Une vingtaine d'appels téléphoniques avaient été interceptés ou reportés sine die par ses quatre collaboratrices. Il avait décliné l'offre de celles-ci d'aller déjeuner, et branché le répondeur* pendant leur absence.

A l'époque, les Editions Laurentieff* traversaient une très mauvaise passe financière* et leur animateur se plongeait dans les manuscrits avec une avidité et un espoir d'autant plus grands que la réalité lui souriait peu. Il savait qu'à moins de redresser la barre très rapidement, la maison ne tarderait pas à disparaître.

Le manuscrit, intitulé Mère morte*, décrivait avec une précision presque intolérable les préparatifs et les réflexions intérieures d'un homme résolu à assassiner sa mère, jusqu'au meurtre lui-même que précédait un long et bouleversant dialogue entre les deux personnages*.
Lorsqu'il referma le grand registre, Saul Laurentieff était pratiquement décidé à en faire un livre. A ses yeux, la grande force du texte ne résidait pas seulement dans le sujet* apparent, mais également dans une terrible ambiguité que plusieurs lectures successives ne parvenaient pas à lever. L'éditeur était en effet incapable de déceler s'il s'agissait purement et simplement d'un journal*, ou au contraire d'un texte de fiction* construit avec beaucoup de rouerie et d'expérience. Le manuscrit recelait des fautes* et des corrections*, deux ou trois redites*, quelques minuscules variantes*, suffisamment pour faire croire à un texte écrit presque d'une traite, pas assez cependant pour tromper sur le diabolique agencement de l'ensemble... Confession au jour le jour ou remarquable travail de trompe-l'oeil ?
Le nom de l'auteur* lui était parfaitement inconnu, tout comme l'était son style*. Laurentieff (et c'est par de tels détails que l'on saisira la subtilité du personnage) choisit délibérément de ne poser aucune question sur la nature réelle de Mère morte. Il sentait que s'il le faisait, cela risquait de tuer dans l'oeuf les sentiments bouillonnants qu'il venait d'éprouver et, par là-même, d'en frustrer les futurs lecteurs.

Il contacta l'auteur le jour même, le reçut une semaine plus tard et s'engagea à publier le livre au mois d'août suivant, date anniversaire de la naissance et de la mort de la mère... du personnage principal*.
Il n'était cependant pas question de publier fin août pour la rentrée*, mais bien début août (le 4, exactement), période de creux absolu*, ce qui ne manquerait d'ailleurs pas de poser des problèmes aigus de distribution*.
On devine ce que pareille décision avait de proprement suicidaire d'un point de vue éditorial, mais Saul Laurentieff était très attentif à l'importance que revêtent, pour un artiste, les moindres détails concernant son oeuvre*. Lorsqu'il avait décidé de prendre le risque d'une publication, il l'assumait jusqu'au bout, c'est à dire en respectant le moindre détail de ce qui lui avait été soumis en lecture, et en allant même au-delà.
Pour Mère morte, il conçut une édition* double : fac-similé* du manuscrit en page de droite*, transcription imprimée en page de gauche*. Il adopta un format* plus grand que les livres qu'il publiait habituellement, fit donner à la couverture l'aspect et la consistance de celle du registre, en un peu moins lourd, et fit imprimer le titre* sur des étiquettes quadrillées collées à même le livre, lequel ne porta par ailleurs aucun prière d'insérer*. Autant dire qu'il prenait le risque du siècle.
Mais Laurentieff en avait plus qu'assez de ne récolter que des louanges pour toute rétribution de ses efforts. " Les louanges ne paient ni droits d'auteurs ni traites d'imprimeur* ", avait-il coutume de dire aux journalistes* qui, tout en le félicitant pour une de ses publications, s'excusaient de ne pouvoir la mentionner dans leurs colonnes* par manque de place* ou en raison de l'actualité*.

Au bout de nombreuses années d'efforts, il avait fini par conclure que si sa maison devait disparaître par "excès d'estime", il convenait que cette disparition* se fît en beauté. Il était exclu de se faire racheter par un autre éditeur. Si la maison fermait, les contrats* stipulaient que tous les droits* seraient restitués aux auteurs. Il n'aurait ni regret ni culpabilité de finir sur une dernière cascade.

Or, il advint que le livre, envoyé à une poignée de correspondants intelligents et fins (autant dire royalement deux douzaines de personnes ; plus, ç'aurait été du gachis) aterrit par erreur (on était au mois d'août et le coursier* était un remplaçant) sur le paillasson du secrétaire national d'une association groupusculaire mais extrêmement virulente : Les Fils de Jocaste. Ce mouvement faisait de l'Amour Filial Masculin un fondement inébranlable de la civilisation, et combattait vigoureusement toute atteinte à l'image de la Mère.

Pour d'obscures raisons, Mère morte ne plut pas à ce lecteur involontaire. L'homme y lut une expression de la haine anti-maternelle et l'apologie du matricide, ce qui nous semble aujourd'hui d'autant plus incompréhensible que - les lecteurs de ce texte fabuleux nous contrediront pas -, Mère morte est aujourd'hui tenu pour un authentique chant d'amour.

Il faut préciser que le secrétaire (3) des Fils de Jocaste était un peu dérangé. Il fallait l'être pour avoir créé un tel groupuscule. Or, il en était l'administrateur-fondateur, et cumulait de plus les fonctions de rédacteur-en-chef*, de directeur de la publication* et de concepteur-claviste* de « Mère et fils », organe officiel du mouvement, revue " semi-confidentielle mais en pleine expansion ", selon les éditoriaux musclés qu'il était seul à y rédiger. Il pensa d'abord massacrer Mère morte dans un article rageur, mais la périodicité de sa revue* (elle était trimestrielle quoique promettant de " passer bientôt à 5 numéros par an ", ce qui porte à presque rire) et quelques problèmes techniques (son imprimante à aiguilles*, d'un modèle déjà ancien, ne lui permettait d’imprimer que trois fascicules par jour) achevaient de rendre illusoire l'impact déjà hypothétique de sa prose énergique. Frustré de ne pouvoir s'exprimer, et dans une brusque bouffée de délire para­noïaque, il décida de frapper un grand coup.

C'est ainsi qu'un autre matin de septembre, un an jour pour jour après avoir reçu le manuscrit de Mère Morte, Saul Laurentieff trouva devant la porte de sa maison d'édition, simple appartement de plain-pied sis dans une petite rue discrète de Tourmens*, un lourd colis qui, malgré un fort emballage cartonné, laissait échapper un cliquetis faible mais indiscutable. Bien loin de penser qu'on pût lui en vouloir pour un livre à peine sorti des presses*, l'éditeur songea tout de même qu'il avait entre les mains une machine* infernale. Il ne s'interrogea pas sur le pourquoi des choses, et ne perdit ni son sang-froid, ni ses esprits. Il prit le colis précautionneusement et alla le poser sous son propre bureau. Pressentant que la hâte ne ferait qu'aggraver les choses, il alla conseiller aux deux autres personnes alors présentes dans les locaux de quitter les lieux et de prévenir les pompiers, la police ou le service de déminage, enfin les personnes concernées.

Comme elles non plus n'avaient pas froid aux yeux, Liane Vin-Yan* et Michelle (4) Martin* se répartirent les tâches. L'une se chargea d'avertir les autorités, l'autre de prévenir les voisins du dessus (le bâtiment n'avait que deux étages).

Pendant ce temps, Saul Laurentieff (qui se sentait quand même prendre un méchant coup de vieux) livrait ce qu'il pressentait être son dernier combat. Le matin même, une soixantaine de colis de Mère morte avaient été déposés par erreur, non chez les libraires* de la région mais dans les locaux des éditions du Saule, par un intérimaire inexpérimenté (le livreur habituel était au lit avec une pneumonie). Tout en sifflotant un air de Coltrane et en évoquant, en guise de soutien moral, le souvenir vibrant des films d'aventures (5) d’ Errol Flynn, des westerns (5) de Glenn Ford et des thrillers (5) de Michael Caine qu'il avait vus jadis et dans lesquels, en général, le héros* s'en tire, il entreprit d'enfouir la bombe sous un épais manteau de livres. Il disposa les cartons avec précaution au contact de la machine infernale, les empila les uns sur les autres autour et par dessus en une pyramide compacte, dans l'espoir qu'elle étoufferait en partie l'explosion. « Ça pèse lourd les bouquins*, et ce livre-ci encore plus que les autres, pensa-t-il ».
Ensuite, il compléta cet édifice en lui ajoutant tout ce qui se trouvait dans les bureaux de la maison d'édition : les rames de papier machine et de papier à lettre et les cartons d'enveloppes kraft, blanches, à fenêtre, ou renforcées, et aussi les volumes qu'il gardait dans son bureau "pour offrir" (il adorait offrir des livres aux écrivains), les traductions en anglais et en hongrois, en allemand et en chinois (il était déjà très réputé à l'étranger), et même les manuscrits déjà lus ou encore à lire, à renvoyer ou à garder, enfin, tout ce qu'il put trouver de papier ou de carton, vierge ou couvert de signes. Il souriait à la pensée de montrer l'usage antiterroriste qu'on peut faire du papier. Il ne put cependant pas se résoudre à sacrifier pareillement les lettres d'écrivains qu'il avait reçues depuis ses débuts, et qui constituaient pour ainsi dire son seul trésor (6). Ces lettres étaient rangées dans une simple boîte métallique qu'entre deux transports de cartons il alla confier à Madame Nochère, concierge de l'immeuble d'en face.

Contre toute attente, l'explosion du colis piégé avait été assez mal programmée (toute sa vie, le secrétaire-président des Fils de Jocaste avait eu des problèmes de délai) et, faute de matériau, l'éditeur se retrouva bientôt dans la rue, à guetter l'arrivée des secours, et ) conseiller aux passants de prendre un autre chemin pour se rendre au marché. Il épongeait les quelques discrètes gouttes de sueur qui avaient perlé à son front pendant ces manoeuvres (en déclinant sa liste de films, il s'était brutalement souvenu que dans Hell is for heroes, Steve MacQueen n'en réchappe pas !), lorsque un Broummouommm assourdi, et l'éclat distant de bris de vitres (son bureau ne donnait pas sur la rue mais sur un jardin intérieur) lui suggérèrent que le colis ne cliquetait plus.

Alors que la plus élémentaire prudence lui aurait intimé de rester dans la rue, Laurentieff voulut évaluer l'ampleur des dégats. A sa grande surprise, le couloir était presque intact, la plupart des pièces n'avaient rien mais les cloisons de son bureau avaient été soufflées et le monticule de livres et de papier s'était transformé en un cratère au milieu duquel crépitaient des flammèches. Sa modestie et sa retenue lui interdirent cependant toute manifestation prématurée de triomphe et, comme il se tournait pour aller quérir de quoi étouffer les flammes, un fragment du plafond, ébranlé par l'explosion, vint s'abattre sur lui.

Les pompiers arrivèrent juste après la presse*. Une équipe de la télévision avait été avertie, vingt minutes auparavant, par un coup de téléphone revendiquant l'attentat au nom des Miss de l'Audace (le correspondant anonyme avait un peu trop masqué sa voix). Sans même descendre de moto, le journaliste et son cadreur enregistrèrent de la bouche de Madame Nochère une description éplorée de l'héroïque manoeuvre de l'éditeur. La séquence montrant au premier plan la concierge fondant en larmes dans son tablier aux sanglots étranglés de "Un si gentil garçon... Bouhouhou..." , tandis qu'à l'arrière-plan le corps de Laurentieff sur un brancard est littéralement enfourné dans un véhicule de secours, reste une des images les plus diffusées cette année-là (7).

Dans les heures et les jours qui suivirent, comme il était alors l'usage après un décès ou une catastrophe, les librairies* connurent une ruée sur Mère morte mais aussi, car la moitié du premier tirage avait été détruite par l'explosion, sur tous les autres titres de la maison. La  bravoure* de Saul Laurentieff fut déclinée à toutes les sauces : courageux dans sa vie (il avait élevé cinq enfants et entretenu successivement trois belles-mères), dans son travail (il publiait des livres dont il ne vendait parfois pas plus de 25 exemplaires), dans ses opinions (il n'avait jamais caché ses sympathies ou ses antagonismes politiques, au risque de se mettre en péril, la preuve ! ) bref, et pour reprendre les termes d'un commenta­teur de l'époque : " Un type ad-mi-rable et unanimement respecté par la profession, quel dommage que les ventes ne suivent pas ! ".

Mère morte fit l'objet de douze tirages en six mois et atteignit rapidement les 600.000 exemplaires vendus (Mieux que le dernier livre de Marc-Arthur Delapente (8) clamèrent les journaux*  pendant les semaines qui suivirent). Les autres livres publiés par Saul Laurentieff cette année-là atteignirent fermement, mais modestement des tirages de 7500. L'année suivante, les chiffres revinrent à leur niveau antérieur. On pourra s'étonner d'un effet si fugace. Mais s'il est légitime de penser qu'à l'époque, la France recelait un certain nombre de lecteurs simultanément amoureux de courage et de Littérature et susceptibles de se réveiller au bruit d'une bombe, il ne faut tout de même pas croire qu'il y en avait des millions, ou que ça pouvait durer.
En revanche, le travail éditorial de Laurentieff, déjà loué dans de nombreux pays du Monde, en ressortit encore grandi, et de très nombreux livres du catalogue firent l'objet de multiples traductions (167 langues et dialectes rien que pour Mère morte, dont l'universalité se vit ainsi reconnue au-delà de toute polémique).

Ironie du sort, ce succès explosif se construisit en l'absence des deux principales personnes concernées.
Pour Mère morte, l'auteur, qui signait du pseudonyme* de " Tom Lenfant " *, avait demandé à rester complètement dans l'ombre. Avec son intégrité habituelle, Laurentieff l'avait protégé de toute curiosité intempestive. Ainsi, pour répondre aux éventuelles demandes de photographies, il était prévu de fournir celle d'un petit garçon de 7 ans portant short et chemisette, adossé à la balustrade d'une véranda ensoleillée, le visage à demi-éclairé par un vif soleil trois-quart arrière. En dehors de ce cliché, Tom Lenfant n'apparut pas ; il ne fit aucune déclaration à l'exception d'un entretien accordé à un journaliste de province et retranscrit sous la forme d'un petit fascicule distribué aux lecteurs d'une association de libraires*.
Quant à Saul Laurentieff, il n'assista évidemment pas au second "boum" de sa maison (le premier l'en avait empêché), mais lorsqu'il sortit de son coma et des griffes des médecins*, trois mois environ après son accident et l'intervention de la dernière chance qui s'en était suivie, ses facultés intellectuelles, sa modestie et ses convictions n'avaient pas le moins du monde été entamées.

Il considéra avec flegme les conséquences matérielles de cette aven­ture, améliora les conditions de travail de l'équipe en augmentant le salaire de ses collaboratrices et en embauchant une personne de plus, fit refaire les locaux, et se remit au travail comme si rien ne s'était passé.
Lorsqu'il mourut, rassasié d'ans, en novembre 20.., il était entouré de ses enfants et petits-enfants, et de beaucoup de ceux à qui il avait permis d'écrire et d'être lus.
Comme au premier jour, son catalogue propo­sait des écrivains.
Sa maison, les Editions du Saule, toujours aussi respectée, était l'une des trois plus anciennes en France, et l'une des rares à être restées financièrement autonomes.
Car, comme cela était prévisible, presque toutes ses concurrentes de la fin du XXème siècle avaient été peu à peu absorbées par les industries de l'agro-alimentaire.

*****
Notes :
1 Dans le texte, le symbole * indique les mots et noms qui font l'objet d'un article spécifique de L'Encyclopédie
2 Toutes les citations* en italiques* sont extraites de la Biographie de Saul Laurentieff par Raùl Garcia-Ballen, Ed. du Saule, Tourmens, 2033
3 Le groupement des Fils de Jocaste n'ayant jamais eu d'existence officielle, aucune archive ne nous permet de retrouver le nom de cet homme, ce qui étant donné l'aspect clandestin de ses activités, n'est qu'à moitié étonnant.
4 Et non pas Michèle, comme on le voit parfois écrit...
5 Pour tous ces termes, voir le Dictionnaire du Cinéma Universel, chez le même éditeur.
6 A ce sujet, consulter Trois mille six cent sept lettres d'écrivains à Saul Laurentieff, présentées par Frédéric Boyer, Ed. du Saule, Tourmens, 2034
7 Voir à ce sujet Images du XXème siècle, vidéogramme Ref P43-112-OL, Thèque centrale de Tourmens, Département Figures.
8 Malgré nos recherches, nous n'avons pu identifier cet individu, ni confirmer s'il s'agissait bien d'un écrivain. Le catalogue Laurentieff ne le mentionne pas, ce qui tendrait à suggérer le caractère peu significatif de sa production.

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jeudi 11 janvier 2018

L’ombre du saule



Paul O-L (à G.) et Jean-Paul Hirsch dans les bureaux de la maison P.O.L 



Au bel absent,
A celles et ceux qui l’ont aimé.


Voilà pourquoi j’écris : parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot. Odysséas Elýtis


« Pourquoi ces arbres sont-ils aussi différents ? » demande Dominique.
« Nous ne sommes pas dans un bois comme les autres. D’ailleurs, ce n’est pas un bois… »
« Ah bon ? C’est quoi, alors ? »
Je souris. J’ai la réponse au bord des lèvres, mais je me retiens.
« Tu pourrais deviner… »
« Allez ! Raconte ! Tu en meurs d’envie. »
« C’est une longue histoire. »
« J’ai tout mon temps. »
« Bon, alors asseyons-nous. Mon genou me fait un peu mal. »
***
« Il était une fois un saule. C’était un bel arbre mince, souple, élégant et léger, aux branches longues et amples.

Le saule veille sur les artistes. De son écorce, on fait des anches pour les saxophones des jazzmen, du fusain pour les dessinateurs. Il y en a plus de quatre cents variétés, le sais-tu ?  Celui-ci – appelons-le Saul, tout simplement – était un Salix biblica. Les individus de cette espèce se plantent au bord des rivières et accueillent autour d’eux des arbres différents. Fruitiers, de préférence. Comme ses congénères, Saul aimait les terrains en friche. Il les irriguait de ses racines pour en faire un séjour aussi agréable que possible à d’autres que lui.

Il commença sa vie d’hôte sylvestre auprès de grands aînés entourés d’arbres vénérables. Il apprit très tôt à reconnaître les fleurs et les parfums, à distinguer de nouveaux plants, à stimuler de nouvelles pousses. Il apprit aussi très vite à exprimer ses goûts.

Il aimait les fruits singuliers : des petits et des gros, des ronds et des fripés, des bizarres et des inclassables. Il était attiré par leur forme, leur texture, leur personnalité. Mais il ne perdait jamais l’essentiel de vue : quand le fruit lui semblait beau (ou, comme il disait, sensationnel), il le disait à l’arbre, à l’arbuste, au buisson qui le lui avait fait goûter.

Il ne se contentait pas d’accueillir des arbres et de les regarder porter leurs fruits. Il étendait ses racines à portée des leurs, sans jamais les emprisonner. Il cultivait, avec et entre ses invités, une théorie de l’attachement.

Saul était un arbre tranquille. Il changeait de décor s’il faisait trop chaud ou trop froid ou trop sec, mais il aimait la stabilité.
Un jour, l’un de ses arbres frères fut emporté par un nénuphar foudroyant. Très affecté par cette disparition, Saul décida de s’établir hors d’atteinte, au creux d’un méandre peu fréquenté du fleuve. Plusieurs compagnons de la première heure retroussèrent leurs racines et se joignirent à lui.

Leur nouveau Monde n’était pas de tout repos. Le terrain était propice, mais les temps étaient rudes. Autour et avec Saul, la petite bande de poissons combatifs tint bon, accueillit d’autres sœurs, d’autres frères, fit naître des fruits nouveaux, les fit connaître au-delà du méandre. Au fil des années, le bosquet prit du volume. 

Pour les jeunes pousses et les vieilles branches qu’il conviait à les rejoindre – il en conviait peu, car trop de racines entassées épuisent la terre – Saul était l’hôte parfait. Son feuillage abritait du soleil, ses racines généreuses irriguaient le sol et le préservaient de l’érosion. Sa sève salicylée libérait des maux, facilitait boutures et hybridations. Il assurait autour de lui les meilleures conditions de lumière et tenait les parasites à distance respectueuse, au moyen d’une ligne de courtoisie bien à lui. Il savait, d’un murmure, stimuler les bourgeons d’un arbre frappé par le gel ; il pouvait, jour et nuit, répondre au moindre appel et entendre en silence les secrets indicibles.

Dans le bosquet de Saul, des plantes de toutes tailles, de tous âges, de toutes les espèces poussaient avec bravoure. Quand des humains audacieux sortaient du trafic et du droit chemin pour s’aventurer et faire le tour du propriétaire, ils découvraient – outre les bienfaits du jardinage – tout un monde lointain, un monde de merveilles, peint de lumières d’automne, de destins d’étoiles, d’autres vies que les leurs. 

Il y eut des années de plomb, il y eut des années de lumière. Cela dura longtemps, trois décennies et plus. Et pour les hôtes du bosquet, protégés par la lenteur de l’avenir, il semblait que cela durerait toujours. Ou au moins une ou deux décennies de plus.

Mais sur la terre comme au ciel, le mouvement de la mort est toujours imprévisible. Il y a un temps pour s’étreindre, un temps pour s’éteindre et – tout l’or du monde ne peut rien y changer – notre séjour chez les vivants est toujours trop bref.
Un jour, sans prévenir, à la fin de l’hiver, Saul fut frappé par la foudre. »

***
Je soupire.
« C’est tout ? » demande Dominique.
« Tout dire… c’est difficile. Quand j’arrive à cette étape de l’histoire, je ne suis jamais tout à fait dans mon assiette. »
« Tu veux continuer demain ? »
Je reprends mon souffle.
« Non. Aujourd’hui ou jamais. »
***

« Quand ils apprirent la nouvelle, toutes et tous pensèrent : C’est la fin du monde ce soir. 

Saul n’était plus. Transpercés par ce test de solitude, tous les arbres alentour se découvraient orphelins. Jusqu’à ce jour fatal, sur leur atlas désormais menteur, Saul s’était tenu au croisement des axes de la terre. Il assumait le beau rôle, un rôle difficile : tenir le cahier des fleurs et des fracas. Lui vivant, toutes et tous se pensaient à l’abri du déclin des mondes. Sa mort les précipitait d’un coup en quarantaine, vers le cap d’infortune, loin des rayons du soleil.  

… Sais-tu ce qui fait tenir debout celles et ceux qui ont du chagrin ? Les choses idiotes et douces. Les mots qui nourrissent et apaisent. Le chemin familier de la mémoire. Et aussi, savoir ce qu’aimer veut dire.
Un cœur tout seul ne suffit pas à surmonter le deuil. Ni à apaiser la douleur.  
Mais quand ces cœurs sont chœur…

Après la cérémonie, après le printemps froid, vinrent les pluies d’été. Peu à peu, les regards s’éclaircirent, le tableau devint clair.
Aucun d’eux n’était seul, mais une, un parmi d’autres. Leur monde était peuplé : d’arbres de Manhattan et d’algues du littoral, de champignons d’Aséroé et de lupins de la Mar del Plata, de chênes d’Albucius et d’aspergiers de Cayenne, de figuiers d’Algérie et de fougères du Pays basque, de mousses d’Ardabil et de Poaceae d’Ellis Island, d’eucalyptus d’Australie et d’héliotropes du désert, de cellulosiques suisses et de buissons de Baude, d’invisibles d’Italie et de belles Roumaines, sans oublier les arbres à caoutchouc de la Nouvelle-Zélande, les vivaces hongroises, les moutardiers d’Afghanistan, les oxycèdres de Reykjavik, les poivriers du Portugal, les prunus d’Orsan, les marguerites du Pacifique, les Lazy Suzie de La Ciotat, les Truoc-nog de Vladivostok, les Mélancholia de Marseille, les pieds de tomates et les plants de navets… J’en oublie, il y en a trop. Je ne les connais pas tous.
Arbres et arbustes, buissons et plantes, en pleine conscience d’être, tenaient debout ensemble.
Ils n’étaient pas perdus. Elles n’avaient pas perdu Saul. Il circulait dans leur sève. Et la consolation nourrissait leurs racines.  

Bientôt, théâtre de paroles, toutes clamèrent en plein vent et brandirent vers le ciel leurs mots-dômes, leur rage de chênes et de roseaux, de frênes un peu pliés, de tigres de papier. Leurs traîtres-mots, leurs maîtres-mots, leurs pamphlets contre la mort, en souvenir de Saul.

***
Je me tais de nouveau.
« C’est tout ? »
« Presque tout. Viens. »
Nous avançons vers une espèce d’espace – place au milieu du monde entourée d’une clôture.
« Regarde de tous tes yeux, regarde. »
« Il y a des fruits partout !  »
« Bienvenue au paradis. Ce sont les fruits de tous, les beaux présents, les belles absentes, et réciproquement. Des fruits… sensationnels. A la portée de qui veut les goûter. Prends ton temps. Ici, le présent infini s’arrête. »
« Le monde a survécu… »
« Oui. Quand un arbre tombe, ses sœurs et ses frères sont toujours debout. Chaque vie partage le poids du deuil. Parfois, l’une d’elles glisse ses racines dans la terre du disparu et en porte un peu plus, pour elle et pour les autres. »

Je salue une silhouette discrètement plantée au bord de la clairière. L’arbre incline ses branches, pour nous saluer en retour.

« C’est comme si Saul était toujours vivant… »
« Personne ne meurt jamais. »
Dominique s’avance et désigne les trois pierres blanches et les quatre pierres noires enchâssées sur un socle de pierre.   
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Une légende. Nous l’avons déjà croisée en jouant. »
« Ah, oui. Je me souviens. Le Ko… Eternité ? »
« Mmhhh… »
Ses yeux noirs me sourient.
« Ça y est, j’ai deviné. Ce Monde est un verger. »  





Mar(c)tin Winckler, Montréal, 9 janvier 2018

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D'autres hommages à Paul Otchakovsky-Laurens sont publiés sur le site des éditions P.O.L 

A la suite d'un message où je demandais si elle était accessible, le site de l'INA a mis en ligne le fichier son de l'émission "Le Bon Plaisir de Paul Otchakovsky-Laurens" (Prod : Jean Daive, 1988).


jeudi 4 janvier 2018

Paul Otchakovsky-Laurens


De G à D : Jean-Paul Hirsch, Emmanuel Carrère, Paul Otchakovsky-Laurens, Jean Rolin au Salon du Livre en mars 2016

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Ce n'est pas un ami que je viens de perdre, c'est l'un de mes meilleurs amis.
Et plus que ça encore.
Un mentor. Un confident. Un frère.

Paul Otchakovsky-Laurens vient de mourir dans un accident de voiture. C'est brutal, absurde et irréparable.
Sa disparition touche un nombre incalculable d'individus - sa famille bien sûr mais aussi la famille d'ami.e.s qui forment l'équipe de la maison POL et tou.te.s les auteur.e.s qu'il a publié.e.s.
Et les libraires. Et toutes les personnes avec qui il a travaillé.


En 2010, année qui a suivi la publication du Choeur des femmes, j'écrivais le texte qui suit, intitulé : "Pourquoi je publie chez POL". J'étais fier et infiniment gratifié d'être publié dans sa maison.

C'était vrai quand Paul était vivant. Ca n'est pas moins vrai à présent qu'il a disparu.

La maison POL est toujours debout, et avec tou.te.s ses autres habitant.e.s, je continuerai à travailler à l'oeuvre commune.

Mar(c)tin

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Pourquoi je publie chez P.O.L

En 1978 (je suis étudiant en médecine mais j'écris depuis longtemps), je tombe dans un roman-puzzle fascinant, La Vie mode d'emploi. Je le dévore plusieurs fois, et je me mets à lire tout ce que son auteur, Georges Perec, avait écrit à ce jour et publie par la suite. W ou le souvenir d'enfance, Espèces d'espaces et Je me souviens, prennent bientôt dans mon panthéon intérieur une place aussi importante que La Vie... Et j'associe intimement Georges Perec à son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, dont les initiales figurent dans le logo de la collection Hachette-POL.

 Un jour, je lis dans un numéro de la revue "L'Arc", qui lui est entièrement consacré, un entretien dans lequel G.P. déclare (je le cite de mémoire) : "Je pensais que je ne pourrais jamais être écrivain parce que je préférais lire Agatha Christie plutôt que Roger Martin du Gard, et quand j'ai appris que Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell était inspiré par la théorie de la relativité, ça m'a foutu une pétoche pas possible." En lisant ça, je me suis dit : "Ce type est un type bien." Et j'ai eu envie de l'embrasser. Car, parce que j'avais surtout lu Agatha Christie et Conan Doyle et Maurice Leblanc et Isaac Asimov, j'étais persuadé que je n'avais pas le droit d'être écrivain.

Ainsi déculpabilisé, je m'auto-proclame "disciple" symbolique de Georges Perec et je me mets à écrire dans son sillage. Quand il disparaît brusquement, en 1982, je suis anéanti. Cette disparition, que j'apprends de manière stupide (à la radio, en trois secondes, alors que je rince une boîte de champignons), déclenche l'écriture d'un grand roman, Les Cahiers Marcoeur et me "travaille" beaucoup.

 En 1983, année où je commence à exercer la médecine et, simultanément, à écrire dans une revue médicale, des papiers "sentis" sur le métier de généraliste, Paul Otchakovsky-Laurens quitte Hachette et crée sa propre maison, P.O.L. Il prend pour sigle une figure du jeu de Go, le "Ko" (ou Eternité), qui figure dans un des chapitres "Escaliers" de La Vie mode d'emploi. Je repère immédiatement l'hommage et, pris d'un sentiment mêlé de gratitude, de reconnaissance, de complicité et de réparation, j'envoie à Paul Otchakovsky-Laurens une lettre manuscrite pour lui dire en substance "Moi qui ne suis qu'un lecteur lambda, j'ai été touché que vous rendiez hommage ainsi à GP qui était très important pour moi." Je lui demande s'il sait quand (et si) le roman inachevé de GP, 53 jours, sera publié. Et je signe : Marc Zaffran. Paul O.-L. me répond dans la semaine, très chaleureux, très ému lui aussi, il me dit que la publication de 53 Jours prendra du temps mais que tout le monde y travaille. Je garde sa lettre soigneusement, je peux même dire religieusement. (Je l'ai toujours, bien sûr...)

 Cinq ans et un certain nombre d'événements personnels plus tard, inspiré par mon activité dans un centre d'IVG, j'écris un roman intitulé La Vacation et je me demande à qui l'envoyer. Comme je le fais pour presque tout, j'explore les possibilités avant de me lancer (je devais d'ailleurs les avoir explorées depuis un certain temps, mais ça se télescope dans ma mémoire). Je décide, après avoir lu l'annuaire d'une association d'écrivains, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte contre le Racket de l'Edition !!!) que l'attitude la plus raisonnable consiste, comme ils le conseillent, à envoyer un petit nombre de manuscrits, à quelques éditeurs qui publient des livres et auteurs que j'aime et apprécie, et à de petits éditeurs, qui sont toujours en recherche de nouveaux auteurs. Je fais une courte liste : Le Seuil (Collection "Fiction et Cie"), Maurice Nadeau (qui avait publié Perec), Minuit (bien sûr...) et deux petites maisons (Arléa et Alinéa). Je fais cinq enveloppes, et je me prépare à les poster.

 Un week-end (un samedi et un dimanche après-midi, si je me souviens bien), France Culture diffuse deux émissions de 90 minutes, "Le bon plaisir..." dont l'invité est Paul Otchakovsky-Laurens. Comme je lis déjà chaque article où il est question de lui, je suis impatient de l'entendre parler. J'enregistre l'émission sur cassettes pour pouvoir l'écouter dans ma voiture. Le lundi suivant, je pose mes cinq enveloppes sur le siège du passager dans ma voiture et je me rends à mon cabinet médical. La poste est sur mon chemin. Avant de démarrer, j'insère la cassette de la première émission et, avant même le générique de présentation, j'entends Paul O.-L. répondre à deux questions de Jean Daive (poète et écrivain, producteur de l'émission) : "Qu'est-ce qu'un écrivain ?" Paul O.-L. : "C'est quelqu'un qui permet à la langue de ne pas mourir." Daive : "Qu'"est-ce qu'un éditeur ?" Paul : "C'est quelqu'un qui présente des écrivains aux lecteurs..." Et je me dis : "Le Maurice Nadeau, le découvreur d'écrivains d'aujourd'hui, c'est lui." (Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers du travail éditorial de Maurice Nadeau, précisons que c'est lui qui publia, entre autres, Extension du domaine de la lutte, le premier roman très remarqué de Michel Houellebecq.)

Je poste les quatre premières enveloppes et, le jour-même ou le lendemain, j'en fais une à l'adresse des éditions P.O.L. J'accompagne mon texte d'une lettre manuscrite, que je signe "Martin Winckler", pseudo que je me suis choisi depuis quelques années en hommage à G.P. C'est une simple lettre de présentation. Je ne lui rappelle pas l'échange de 1983. Je ne parle pas de Perec. Le roman, lui, y fait allusion (dans un chapitre sarcastique, Bruno Sachs fantasme de publier son livre sept ans après la mort d'un écrivain qui l'a beaucoup marqué, et chez le même éditeur... ). J'envoie ma dernière enveloppe et j'attends.

Quinze jours ou trois semaines passent. Bref, j'attends, et je me dis "Bon, de toute manière je ne serai jamais écrivain, le truc que j'ai écrit n'a pas grande valeur, autant que je me fasse une raison." Un soir, je rentre chez moi (j'habitais une fermette isolée à quelques kilomètres de mon cabinet) et je me dis : 'Peut-être qu'un jour je rentrerai et qu'il y aura une lettre me disant "Nous avons le regret..." Et là, j'ai un pied hors de la voiture, et mon épouse d'alors sort sur le pas de la porte et me dit : "Tu as reçu un coup de téléphone de Monsieur Paul Otchakovsky-Laurens, des éditions POL" Et je lui réponds, de mauvaise humeur  : "C'est pas gentil de te moquer de moi". Et elle "Mais non mais non, c'est vrai." Et moi "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Elle :  Il a demandé quand il pouvait te joindre, j'ai dit qu'il te rappelle demain matin très tôt, à 7h30."

Or, nous avions deux lignes téléphoniques, une ligne qui figurait dans l'annuaire, pour les patients, et l'autre qui était sur liste rouge pour la famille. J'avais indiqué la ligne "privée" dans ma lettre signée "Martin Winckler". Cette nuit-là je ne dors pas. Le lendemain, à 7 h 30 la ligne privée sonne, je réponds et j'entends : "Est-ce que je pourrais parler au Docteur Zaffran ?" Et moi (étonné, puisque c'est la ligne privée) : "C'est moi..." Lui : "Ici Paul Otchakovsky-Laurens..." Moi : "Ah, ça mais comment... Je vous ai pas donné mon nom dans la lettre !"

 Et il me raconte : "D'abord, je voudrais que vous m'excusiez (!!!!) J'ai mis du temps à vous répondre parce que vous m'avez envoyé votre roman à notre ancienne adresse, on a déménagé, sinon, je vous aurais appelé plus tôt, parce que voyez-vous j'ai lu votre manuscrit dès que je l'ai reçu – avec un pseudonyme comme "Martin Winckler", qui fait référence à Perec, forcément, ça a attiré mon attention - et je l'ai lu d'un trait et en arrivant au passage (vers la fin) où Bruno imagine qu'il recontre l'éditeur de l'écrivain qu'il admirait, je me suis souvenu de vous. J'avais gardé votre lettre, celle que vous m'avez écrite il y a cinq ans. Je me suis souvenu que vous étiez médecin. Je me suis dit : c'est le même homme. J'ai retrouvé votre lettre, j'ai comparé l'écriture, j'ai compris qui vous étiez... Voilà."

(Grand silence.)

"Alors, dit-il, j'aimerais vous rencontrer parce que j'aime beaucoup votre manuscrit, mais prendre la décision de publier un livre, c'est difficile, et j'aime rencontrer les écrivains avant de prendre une décision..." Et moi "Bien sûr, quand vous voulez, mais oui, tout de suite !" (ou quelque chose d'équivalent). J'entends bien sa réserve mais à aucun moment je n'ai le sentiment qu'il veut d'abord voir ma tête pour savoir s'il me publie, c'est autre chose. Aujourd'hui, je pense, très simplement, et je peux dire que je sais : il n'aime pas seulement publier les livres qu'il "aurait voulu écrire" (comme je l'ai entendu dire de sa bouche), mais il aime publier des écrivains, et leur offrir son amitié. Il n'oublie jamais qu'il a affaire à des personnes.

 Il ajoute, un peu inquiet : " A qui avez-vous envoyé votre manuscrit ?" Je lui donne le nom des autres éditeurs.
 - Si Jérôme Lindon (fondateur des éditions de Minuit) vous appelle, vous voudrez bien en parler avec moi avant de lui donner une réponse ?
- Non, si Jérôme Lindon m'appelle, je lui dirai que c'est vous qui le publiez !"

La réponse m'est venue comme ça. Il faut préciser qu'à l'époque, P.O.L est une petite maison, qui n'a que cinq ans d'âge et n'a pas encore à son palmarès tous les succès de librairie et la réputation  qu'elle a aujourd'hui parmi les lecteurs – ou qu'avait, par exemple, Minuit à l'époque. L'auteur P.O.L le plus connu en 1988 est René Belletto : Sur la terre comme au ciel (1982) a été adapté par Michel Deville au cinéma en 1985 sous le titre de Péril en la demeure ; L'Enfer a remporté le Prix Fémina en 1986. Du point de vue de la "notoriété" littéraire (me fait remarquer mon épouse d'alors, très attachée à ce genre de détail) il serait bien plus valorisant de paraître sous couverture Minuit que sous couverture P.O.L. Mais je m'en fous complètement. Tout ce que Paul O.-L. venait de me dire (et aujourd'hui, je me souviens de ce que je vous ai décrit ci-dessus, pas d'une seule des choses positives qu'il m'a certainement dites au sujet de mon manuscrit) m'a fait penser : " Alors que je ne voulais pas jouer sur la "complicité" de la lettre que j'avais écrite cinq ans plus tôt, il m'a percé à jour, et il aime mon livre. Si c'est pas un signe, je veux bien être pendu ! Je ne veux pas être publié par quelqu'un d'autre que cet homme-là. "

(Plusieurs mois plus tard, quand je me suis rappelé cette conversation, je me suis dit en riant : "D'ailleurs Jéröme Lindon n'appela pas...")

 Le sentiment de compréhension et de reconnaissance mutuelle se poursuit le jour où je vais le voir dans les locaux de la Villa d'Alésia que P.O.L occupait à l'époque. Je revois Paul posant la main sur mon manuscrit et me dire : "Je le publie sans que vous changiez une virgule" (J'en ai changé quelques-unes tout de même, faut pas déconner...) "mais je voulais vous dire, et j'espère que vous n'allez pas le prendre mal, que je l'ai lu comme un roman d'Agatha Christie." Je l'aurais embrassé. Ce qu'il me disait, il ne le savait pas, résonnait profondément en écho à ce que j'avais lu sous la plume de Georges Perec, quelques années plus tôt, et qui m'avait libéré et "autorisé" à écrire. J'ai surtout lu de la littérature populaire. C'est elle qui m'a "fait". Je suis heureux qu'on me lise comme on lirait un auteur de littérature populaire.

 Cette réception de mon manuscrit, et de ma personne, par Paul, n'était pas dans mon esprit un "accomplissement". Plutôt un début. Aussi curieux que ça puisse paraître, il m'a fallu encore longtemps (bien après La maladie de Sachs) pour oser dire que j'étais écrivain. J'avais beau avoir été publié par lui, je ne me sentais pas encore "digne" des écrivains qui portaient le "Ko", que je lisais et qui, à mes yeux, avaient beaucoup plus de valeur que moi.

 La Vacation a été publié en mars 1989, sept ans après la disparition de Georges Perec. La même année, P.O.L publie 53 Jours, roman inachevé de G.P., reconstitué par Harry Mathews et Jacques Roubaud. La publication de mon roman n'était pas de la complaisance sentimentale de la part de Paul : l'année d'après, je lui ai apporté Les Cahiers Marcoeur, que j'avais enfin terminé, et il l'a refusé, avec délicatesse, en m'expliquant pourquoi, et en faisant tout ce qu'il pouvait pour que je ne me sente pas découragé. (Et j'avais des raisons de l'être : c'était un roman du grand Tout, un roman-deuil, plus gros encore que Le Choeur des Femmes, et je bossais dessus depuis presque dix ans). Je sais qu'il a bien fait de le refuser, car ce livre n'était pas suffisamment achevé pour que Paul et P.O.L le publient.

Mais  je sais aussi que, pendant les neuf années qui ont suivi, je n'ai jamais entendu Paul me traiter autrement que comme un écrivain de la maison. Avec amitié et respect. Sans cela, je ne crois pas que j'aurais eu la force, pendant cinq ans, chapitre après chapitre, d'écrire La Maladie de Sachs. Je savais que quelqu'un attendait mon livre. Je n'étais pas sûr qu'il serait suffissamment achevé pour être publié, mais je savais qu'il était attendu, et qu'il serait lu. Et depuis, chaque fois que j'écris un livre qui me tient à coeur et qui sort du néant, j'écris toujours dans cette perspective : Paul l'attend, et il le lira.

 Entre mes deux romans, j'ai beaucoup traduit, et en particulier deux livres et demi pour P.O.L : La maîtresse de Wittgenstein de David Markson, Le Journaliste de Harry Mathews, et la moitié d'un recueil de Harry intitulé Cuisine de Pays. Pour ce recueil (qui chronologiquement, fut ma première traduction pour P.O.L), Paul et Harry m'ont fait traduire, à titre d'essai, un texte intitulé "Abanika, Traditore" … qui avait été traduit, une première fois, dix ans plus tôt, par... Georges Perec, pour le fameux numéro de "L'Arc" dont je parlais plus haut (réédité en volume chez Hachette Littérature). Harry Mathews était un ami intime de Georges Perec, qui a traduit avec lui Les verts champs de moutarde de l'Afghanistan (Tlooth) et Le naufrage du Stade Odradek (The Sinking of the Odradek Stadion). Mathews et Perec, un jour, ont rédigé ensemble, d'enthousiasme, une déclaration affirmant qu'ils ne changeraient jamais d'éditeur et publieraient toujours chez Paul.

 Depuis vingt ans, j'ai publié beaucoup de livres, pas tous chez P.O.L. Mais tous mes livres de littérature, ceux que j'écris par nécessité intérieure  – et non pour gagner ma vie – sont publiés par P.O.L. Certains ont rencontré beaucoup de succès, d'autres beaucoup moins, mais je suis fier de chaque virgule imprimée sous cette couverture blanche. (Je suis très fier des parenthèses, aussi...) Je ne me vois pas publier chez quelqu'un d'autre.

Paul ne m'a jamais "pressé" de lui remettre un livre. Quand je l'ai fait attendre neuf ans, il a attendu neuf ans. Quand j'ai recontré un succès phénoménal il m'a dit "Ne vous sentez pas obligé d'écrire "Sachs, le retour", parce qu'on l'attend de vous. Ecrivez ce que VOUS voulez écrire." Chaque fois que j'ai eu un doute sur le livre suivant que je voulais écrire, il m'a invité à aller déjeuner avec lui et m'a demandé de lui décrire ce sur quoi je travaillais et, en parlant avec lui, j'ai compris où j'allais. Paul fait de l'édition personnalisée. Il aime accompagner les écrivains. Il aime les relations d'amitiés. Et, même si son influence a grandi avec les années, ce n'est pas du tout un homme de pouvoir. Bref, c'est quelqu'un pour des écrivains comme moi, qui ne sont pas sûrs d'eux, qui se demandent toujours où ils vont, et qui aiment qu'on les écoute sans les juger.

 Je passe chez P.O.L quand je veux, je suis toujours bien accueilli, on me demande de mes nouvelles, on me donne celles de la maison, Paul me dit "Je vais publier un (ou deux) premiers romans sen-sa-tion-nels (il dit toujours des romans qu'il publie qu'ils sont sensationnels...), lui ou Jean-Paul, ancien libraire devenu éditeur et ange gardien des écrivains P.O.L me montrent les bouquins qui viennent d'arriver en me disant "Il faut lire ça" et je repars avec mon sac qui déborde. Je sais qu'il en va de même pour tous les écrivains de la maison. Chez P.O.L, les écrivains sont chez eux.

 Ce que je vais écrire à présent, je l'écris en sachant que ça va sûrement le faire rougir de confusion, mais je tiens à l'écrire pour qu'il puisse le lire, je ne veux pas courir le risque de disparaître (ou, à Dieu ne plaise, de le voir disparaître) sans l'avoir écrit une fois pour toute : Paul est un homme exceptionnel. En tous points. Editorialement et humainement. Il est courageux, engagé, fidèle à lui-même et aux écrivains qu'il publie, loyal en toutes circonstances et il faut le blesser profondément pour qu'il envisage de rompre.

Chaque fois que j'ai entendu parler d'une "brouille" entre Paul et l'un de ses écrivains (et j'ai entendu ça... trois fois en vingt ans), ce n'était jamais un "différent littéraire" qui en était la cause, mais la rupture de la relation d'amitié. Mais Paul n'est pas un ami qui publie ses amis. C'est un éditeur, qui publie des écrivains qu'il estime et des livres qu'il aime et qui, lorsque les écrivains le veulent, se lie d'amitié avec eux. 

Aujourd'hui, je suis heureux et fier de pouvoir écrire en sachant que, comme nombre d'écrivains que j'aime et que je lisais bien avant d'être publié par lui – Georges Perec, Harry Mathews, Emmanuel Carrère et René Belletto et bien d'autres – je suis un écrivain P.O.L, mais aussi l'ami de Paul Otchakovsky-Laurens et de celles et ceux qui travaillent avec lui – et donc, avec tous les écrivains maison : Antonie Delebecque, Vibeke Madsen, Thierry Fourreau, Jean-Paul Hirsch.

 Le Choeur des femmes était (en comptant les traductions, qui sont aussi de la littérature) mon dixième livre chez P.O.L, vingt ans après La Vacation. Je n'ai pas fini de publier. J'ai encore beaucoup de livres de littérature à venir. J'en ai deux en travail, en ce moment.

Et j'ai hâte de les terminer : Paul les attend.

Mar(c)tin Winckler

Montréal, le 4 août 2010

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D'autres hommages à Paul Otchakovsky-Laurens sont publiés sur le site des éditions P.O.L 

A la suite d'un message où je demandais si elle était accessible, le site de l'INA a mis en ligne le fichier son de l'émission "Le Bon Plaisir de Paul Otchakovsky-Laurens" (Prod : Jean Daive, 1988).

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Paul Otchakovsky-Laurens ne se contentait pas de publier des écrivains dont il aimait les livres. Il avait aussi tourné deux films. Le deuxième venait de sortir. 
Voici sa bande annonce : 


 Film Annonce Editeur, un film de Paul Otchakovsky-Laurens from Norte Productions on Vimeo.