samedi 3 novembre 2018

« L'école des soignantes » (Mars 2019) -- Djinn Atwood, Retour vers le Futur





(NB ce n'est pas la version e-book du livre qu'on voit sur la photo ci-contre, le livre n'existe pas encore, c'est juste une version e-pub que j'ai confectionnée à partir de mon fichier word pour le mettre sur la liseuse de ma blonde. Avec le logiciel Calibre, que je vous recommande.)




C'est le premier roman que j'écris depuis la disparition de l'homme qui a publié mon premier roman, Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur depuis bientôt 30 ans. (La Vacation a été publié en mars 1989).


Paul est toujours mon éditeur, car c'est toujours "sa maison", elle vit et il est là et (sauf erreur) tou.te.s ses auteur.e.s sont là et de nouveaux s'en viennent.

Je ne vais pas réécrire tout ce que j'ai écrit à son sujet par ailleurs (même si c'est pas l'envie qui m'en manque), mais il n'est pas anodin pour moi d'être parvenu à l'écrire, ce foutu livre.
Parce qu'il y a neuf mois, je n'étais pas du tout sûr d'en être capable.

Je lui en avais exposé l'argument l'été dernier, puis de nouveau en novembre, quand il était venu à Montréal pour le Salon du Livre, et il avait trouvé ça "sensationnel" (c'était son mot). Comme d'habitude, j'ai réagi en disant : "Oui, mais vous serez peut-être déçu..." et, comme d'habitude, il m'avait fait comprendre qu'il n'était pas aussi inquiet que moi.

Quand je me suis mis à l'écrire ce roman, j'étais très abattu par sa disparition. Et même après avoir commencé (et ça avait été très difficile), je n'étais pas sûr de pouvoir aller jusqu'au bout. Parce qu'on parlait toujours des livres que j'écrivais pendant l'écriture, parce que je lui envoyais mes livres à lire "en feuilleton" une fois que j'étais arrivé à la moitié, parce que je lui faisais entièrement confiance quand il me disait que telle ou telle chose n'allait pas. Bref, parce qu'il veillait sur moi.

Ca peut sembler paradoxal de la part d'un écrivant chevronné, publié, reconnu, et qui aura bientôt l'âge dont parle une chanson des Beatles, mais Paul O-L était mon grand frère, et ça me sécurisait de savoir qu'il allait lire mes textes et me dire s'ils lui semblaient achevés et publiables ou (il l'a fait à deux ou trois reprises) s'ils ne l'étaient pas. Et dans tous les cas, je savais que son avis (de reprendre, de retravailler ou de ne plus y toucher, sauf à des bricoles) serait le bon. On ne travaille pas ensemble pendant trente ans sans bien se connaître.

Mais cette année, pour la première fois depuis trente ans (1988 est l'année d'écriture de La Vacation),  j'ai travaillé sans filet. Sans sécurité. Sans figure tutélaire bienveillante pour se pencher au-dessus du berceau de ma machine à écrire (si je peux me permettre cette image) et me dire : "Continuez."

J'avais, pour ce roman précis, une interrogation de fond (exprimée dans un précédent article) qui portait non seulement sur la "légitimité" du travail en cours, mais finalement sur celle de mes romans précédents (et en particulier du Choeur des femmes). Or, ce roman-ci est, ni plus ni moins, la suite du CDF.

Son Vingt ans après, pour ainsi dire. (Et le Quarante ans après des Trois médecins, avec lequel il a également des liens.)

J'ai résolu mon problème de "légitimité" d'une manière plus simple que je ne le pensais : en assumant la narration (fictive) du roman d'une manière aussi personnelle et respectueuse que possible. (Et c'est la première fois que je procède ainsi...)

Et, pour m'aider à l'écrire, je me suis donné de nouveau à moi-même les conseils que je donne en atelier d'écriture et que j'essaie de suivre à chaque roman : "Fais-toi plaisir." "Ecris le livre que tu as envie de lire" "Vis l'aventure que tu rêvais de vivre".

Le résultat est un texte de 55 000 mots, 321 500 signes, 206 feuillets "standard", 54 chapitres. (A titre de comparaison, Le Choeur des femmes fait 970 000 signes.) Après l'avoir fait lire à Frédéric Boyer, Jean-Paul Hirsch et ma compagne, je suis en train de le retravailler, ce qui va peut être le faire "grossir" un peu, mais pas au point de le rendre aussi volumineux que le CDF (Note du 10 janvier : après retravail et étoffage, l'EDS version finale fait 95 000 Mots, 550 000 signes - 350 feuillets.)

A propos du titre 

L'Ecole des soignantes (EDS) devait, à l'origine, s'intituler Le Corps des femmes. 

Ce n'est pas la première fois que le titre d'un de mes romans change entre l'écriture et la publication. La Maladie de Sachs s'est d'abord intitulée "La Relation", En Souvenir d'André s'appelait initialement"La Veillée".

Cette fois-ci, la décision de changer de titre et de choisir celui-ci m'est venue en relisant le manuscrit. Je me suis rendu compte, en lisant, que j'avais commencé à écrire un livre, et que tout compte fait, j'en avais écrit un autre. Le titre était dedans, je n'avais plus qu'à changer la pancarte à l'entrée.

J'ai envoyé le texte à Frédéric Boyer, émérite et vaillant éditeur - et lui aussi auteur P.O.L - qui tient désormais, avec bravoure, la barre de la maison. Il m'en a dit du bien (je ne vais pas recopier son message ici mais en gros il écrivait : "C'est pas trop mauvais, on peut publier"). Sortie prévue (sauf catastrophe...) en mars 2019. (Au "premier office" du mois, pour les gens du métier.)

J'ai annoncé cette publication en ligne, sur Twitter et Facebook. Non sans inquiétude, car les lectrices du Choeur des femmes vont devoir adopter un livre plus modeste, écrit dans le même esprit mais tout de même très différent dans le ton et la forme.

Un livre écrit par un écrivant qui a dix ans de plus, qui voulait dire de nouvelles choses sur le même sujet, sans dévier de ce qu'il défendait il y a dix ans (et avant) mais aussi sans se répéter. Car ce n'est pas la même histoire.
Le CDF est un roman de formation.
L'EDS est le roman d'une utopie.

Pour la première fois de ma longue carrière j'ai écrit un sequel, une "suite", et bon, elle ne vient pas immédiatement après le roman initial (ça se passe bien après le CDF) mais quand même.
Les "suites", c'est toujours périlleux. En un sens, c'est aussi une suite aux Trois médecins (ses personnages sont mentionnés comme des figures essentielles) et à En souvenir d'André, dont l'argument (l'aide médicale à mourir) est évoqué dans un plusieurs chapitres.

Je me souviens bien de Paul me disant, juste après la publication de La Maladie... "Ne vous sentez pas obligé d'écrire "Bruno Sachs, le retour" " - et voilà, aujourd'hui, que je viens de finir  "Djinn Atwood, Retour vers le Futur".

Car ça se déroule en 2035, par là. C'est un roman de science-fiction. Médicale.

Et vous devez penser  "C'est bien beau tout ça, mais de quoi qu'y cause, ton foutu bouquin ?"

Il parle d'un hôpital dans lequel on a repensé complètement la manière de dispenser les soins, mais aussi de former les soignant.e.s.

Il y a quelques semaines, lorsque j'ai annoncé la sortie du livre, j'ai reçu beaucoup de commentaires enthousiastes. Quand j'ai publié mon premier roman, je n'imaginais pas que trente ans plus tard des lectrices et lecteurs attendraient mes livres.
J'ai eu beaucoup de chance, et j'en suis très reconnaissant.

A vous qui m'avez lu, me lisez, me lirez -  je tiens à adresser toute ma gratitude.

Mar(c)tin


(Pour voir une vidéo dans laquelle je présente le roman, cliquez ici.)

lundi 30 juillet 2018

Comment (sur)vivre à/près un best-seller - par Marc Zaffran/Martin Winckler




(Ne pouvant me joindre au colloque  « Que nous disent les best-sellers », Cerisy Juillet 2018 , j’ai envoyé aux participant.e.s. ce texte, avec la vidéo correspondante.)


(Le château de Cerisy-La-Salle (Manche) accueille des colloques savants depuis 1952). 


"Bonjour. Je m’appelle Marc Zaffran, j’ai été médecin généraliste entre 1983 et 2008 en France, j’écris depuis que j’ai douze ou treize ans et je publie des romans, des essais, des nouvelles sous le pseudonyme de Martin Winckler, et depuis dix ans, je vis à Montréal.

Je voudrais remercier Sylvie Ducas, Olivier Bessard-Banquy et Alexandre Gefen, et bien entendu Edith Heurgon, à qui j’adresse toute mon amitié. Je n’ai que de bons souvenirs de mes passages à Cerisy-la-Salle et je suis honoré d’avoir été invité à m’y exprimer une nouvelle fois.

En 1989, P.O.L a publié, La Vacation, mon premier roman. Il s’en est vendu, à l’époque, 850 exemplaires mais il a été repris en poche et traduit en langue allemande, ce qui n’était pas rien pour un premier roman.

En 1998, P.O.L a publié La Maladie de Sachs, mon deuxième roman. Il a reçu le prix du Livre Inter en mai et dans l’année qui a suivi s’est vendu à 320 000 exemplaires en édition courante, 600 000 en comptant les éditions en poche et en club. Il s’en vend encore entre 2000 et 4000 exemplaires chaque année en édition Folio.

Depuis 2009 Le Chœur des femmes, publié par P.O.L, a également un succès assez respectable, quoique silencieux, j’y reviendrai. J’ai donc eu la chance de publier deux best-sellers depuis vingt ans. Tous deux ont eu un impact considérable sur ma vie d’écrivant, et c’est de cela que je vais vous parler aujourd’hui.

En préambule, je voudrais préciser qu’avant 1998, je n’étais pas un écrivant malheureux. A partir de 1983, en plus d’une activité de médecin à temps plein, puis à temps partiel, j’ai mené de front quatre activités d’écriture : j’étais auteur de fiction, journaliste médical, traducteur et critique de séries télévisées. Entre 1989 et 1998, j’avais publié et/ou co-écrit quatre livres, contribué à cinq ouvrages collectifs, collaboré pendant plusieurs années à trois périodiques, traduit de l’anglais des romans, des nouvelles, des livres de médecine et des bandes dessinées, traduit et rédigé des dizaines d’articles. Lorsque La maladie de Sachs a reçu le Livre Inter, je vivais déjà depuis une quinzaine d’années de mes activités d’écriture.  

(En collaboration avec Alain Carrazé, Mission : Impossible, Huitième Art, 1993)

La publication d’un best-seller a des conséquences qui ne sont pas spécifiques au livre – en particulier l’argent et l’exposition aux médias. Les comédien.ne.s, les sportif.ve.s, les lauréat.e.s de récompenses scientifiques, ainsi que les gagnant.e.s du Loto sont dans la même situation. Ils gagnent beaucoup d’argent et on les met à la une des journaux et parfois des émissions télévisées.

Mais, je vais m’en tenir aux conséquences et échos de mes deux "succès de librairie" auprès des acteurs habituels du monde éditorial : éditeur, libraires, presse, lectrices/teurs, auteur. 

Les conséquences d’un best-seller sont bien sûr très importantes pour l’éditeur. D’abord, le succès valide son choix d’avoir publié cet auteur et ce livre-là. En ce qui me concerne, la validation était singulière, pour au moins deux raisons. D’abord parce que j’étais un écrivant inconnu, provincial, exerçant un métier très éloigné du monde éditorial, et dont c’était seulement le deuxième roman. Ensuite parce que mon roman n’était pas représentatif de la production habituelle de P.O.L. Mon roman, s’il avait un caractère  « expérimental » par sa forme (la polyphonie), se démarquait de beaucoup de livres P.O.L à la fois par son sujet (la chronique des rencontres entre un médecin de campagne et les membres de sa communauté) et la part qu’il consacrait aux narrations orales. Et même si ce n’était pas le premier « roman romanesque » de P.O.L, c’était certainement l’un des plus accessibles à un grand public. Il faut également préciser que ce n’était pas non le premier best-seller de la maison, qui avait déjà connu de grands succès avec des livres de René Belletto, Marguerite Duras, Charles Juliet et deux ans plus tôt avec Truismes de Marie Darrieussecq, en particulier, mais jamais de succès aussi explosif. Ce n'était pas non plus son premier "Livre Inter". 

Cependant, de l’avis de Paul Otchakovsky-Laurens lui même, ce succès-là, avec et après celui de Truismes, contribua grandement à faire connaître la production et les autres auteurs de la maison à des libraires et des lecteurs qui n’en avaient jamais entendu parler. En l'espace de quelques semaines (entre le 10 mai et la fin juillet) la diffusion phénoménale de La Maladie de Sachs rendit le sigle P.O.L visible dans tous les coins de France, non seulement dans les grandes librairies comme le Furet du Nord ou Mollat, où la couverture était déjà connue, mais aussi dans des maisons de la Presse de petites communes rurales ou de villes balnéaires. 

L’impact de La Maladie  fut bien sûr très grand pour les libraires. Le roman était sorti en janvier 1998. En mai, avant la délibération du jury du Livre Inter, il s’en était vendu déjà 8000 exemplaires grâce essentiellement  à l’enthousiasme et aux bons conseils des libraires. La remise du prix est venue valider cet enthousiasme. Après les éditeurs, ils ont été les premiers découvreurs du livre. Ce n’était pas non plus la première fois : c’est grâce aux libraires et aux lecteurs que La première gorgée de bière de Philippe Delerm était devenu un best-seller l’année précédente. Le succès d’un livre défendu par les libraires gratifie ces derniers, et je ne compte pas le nombre d’anecdotes qu’ils et elles m’ont racontées au fil des années. Etre invité par des libraires, c’est devenir l’hôte de lectrices et de lecteurs très particuliers, puisque les livres font partie de leur vie quotidienne, et les voir distinguer mon roman dans l’océan des publications est profondément gratifiant. Je n'ai pas été moins gratifié par les innombrables invitations que j'ai reçues de ces mêmes libraires entre 1998 et 2000.

Les libraires attendent beaucoup des rencontres avec les auteur.e.s. Il ne s’agit pas seulement de vendre des livres (il s’en vend parfois très peu) mais de donner du sens à leur travail – qui consiste, somme toute, à proposer à des inconnu.e.s des objets inertes susceptibles de leur transmettre du savoir et de déclencher des émotions. En vingt ans, j’ai été reçu par un nombre incalculable de librairies et j’ai pu constater à quel point les auteur.e.s y sont respecté.e.s – et parfois perçu.e.s comme des êtres hors du commun. Je ne compte pas le nombre de libraires exprimant leur surprise en constatant que j’ai répondu à leur courriel dans la journée, et que c’est bien moi qui leur ai répondu.

En 1998, je disposais d’un compte internet depuis trois ans. Tout naturellement, j’ai inclus mon adresse courriel à la fin de la Maladie de Sachs et l’ai fait par la suite dans presque tous mes livres. Cette décision simple, mais inhabituelle (peu d’auteur.e.s français.e.s le faisaient à l’époque) m'a permis depuis vingt ans des échanges directs et rapides avec les libraires alors que, le plus souvent, tout passe encore (beaucoup plus lentement) par l’éditeur.
Aujourd'hui, même si je vis à Montréal, les échanges courriels me facilitent grandement la vie. Je suis heureux de pouvoir répondre et participer à des rencontres quand je séjourne en France.

Dans mon enfance, j’avais l’habitude de me cacher sous la grande table de la salle à manger pour écouter les histoires et les rires des adultes. Quand j’étais découvert, on m’envoyait me coucher. Se rendre dans une librairie, à mes yeux, c’est se rendre chez des professionnel.le.s de la lecture qui vous invitent pour vous présenter à leurs proches. C’est une sorte de réunion de famille. Etre reçu dans une librairie, c'est être invité à leur table pour partager mes propres histoires.

La relation avec la presse et les journalistes spécialisés a été plus étrange. A sa sortie en janvier, mon roman avait été accueilli par des articles  plutôt positifs dans Libération, L’Humanité, Les Inrockuptibles, La Quinzaine Littéraire et, dans Le Magazine littéraire, par un papier de Daniel Martin qui eut beaucoup d’importance par la suite (j’y reviendrai). La sélection pour le Livre Inter m’a valu également un ou deux passages à l’antenne de la radio nationale, mais ce fut à peu près tout.
Jusque là, rien de très surprenant : après tout, j'étais un auteur inconnu, une "bizarrerie" en raison de mon métier de médecin (un médecin, est-ce que ça sait écrire ?).

Après la remise du Livre Inter, lorsque les ventes en librairie décollèrent comme une fusée, la presse écrite se mit surtout à parler du succès du roman, plus que de son contenu. Ce fut le cas du Monde et de Télérama, qui étaient les grands « prescripteurs » de livres à l’époque. La télévision, elle, ignora le livre aussi bien avant le succès qu’après : à l’automne 1998, alors qu’on en était à plus de 200 000 exemplaires vendus depuis le début de l’été, Bernard Pivot consacra un Bouillon de Culture aux livres écrits par, ou consacrés à des médecins, mais se contenta de mentionner mon roman en clôture d’émission. 

Depuis vingt ans, pour des raisons que je détaille plus loin, la presse m’a plus souvent désigné (et invité à m’exprimer) comme militant des droits des patient.e.s et un critique de l’institution médicale, ou comme un « spécialiste » des séries télé que comme un auteur de romans. Ce n’est pas surprenant : dans la presse française, l’actualité et les sujets de société ont beaucoup plus d’échos (et de place) que la littérature. Les auteurs les plus médiatisés ne le sont pas pour la qualité littéraire de leur dernier livre, mais pour son caractère sulfureux ou polémique. (Je pense à des auteurs comme Christine Angot ou Michel Houellebecq, par exemple.) 


J’en ai eu moi-même la démonstration en octobre 2016 à la publication des Brutes en blanc. Ce livre a bénéficié à sa  sortie de la couverture médiatique la plus extensive de toute ma carrière. (La Maladie de Sachs, je le rappelle, n’est devenue un sujet de médias que parce qu’il s’agissait d’un succès de librairie) : journaux, radio, télévision, internet, tout y est passé. Le thème (la maltraitance médicale), était explosif. Aucun critique n’a souligné que ce thème était déjà clairement abordé, parfois de manière centrale, dans presque tous mes romans depuis La Maladie, et dans tous mes essais sur le soin.
Tout s’est passé comme si je sortais un lapin d’un chapeau, alors que je tiens le lapin à bout de bras depuis les années 70, lorsque j’écrivais déjà des pamphlets violents contre l’Ordre médical dans une revue « underground » d’étudiant.e.s en médecine (ci-contre). 

Aucun critique n’a souligné le fait que c’était un livre documenté, et aucun n’a dit qu’il était bien ou mal écrit. C’était le sujet, qui intéressait. Pas le bouquin.

Mais revenons à la Maladie de Sachs. Son succès eut un fort impact sur le prix qui l’a fait connaître.
Le Livre Inter est décerné au printemps ; il n’est pas perdu parmi les prix d’automne et s’en distingue nettement par la composition de son jury, différent chaque année et composé de vingt-quatre auditeurs et auditrices venu.e.s de toutes les régions de France et qui se sont porté.e.s candidat.e.s par courrier.

J’ai été très gratifié par la remise du Livre Inter (et cela avant même le succès de librairie) car j’étais depuis toujours un auditeur de la station et j’avais plusieurs fois écrit au service culturel en espérant faire partie du jury. Chaque lauréat du Livre Inter devient juré de droit au prix l’année suivante, je peux donc me féliciter d’être devenu membre du Jury Inter après avoir écrit une lettre de motivation de 474 pages, choisie par des lecteurs et lectrices de province, comme moi…

Si le prix a fait connaître La Maladie de Sachs, le succès du roman a donné au prix un écho qu’il n’avait jamais eu auparavant. Jamais roman primé n’avait reçu pareil accueil public – cette année-là, le prix Goncourt a moins bien marché. Sauf erreur de ma part, aucun autre Livre Inter ne s’est autant vendu depuis – ce qui suggère que le prix n’a pas été le seul ni même le principal déterminant de son succès. Comme je l’expliquerai plus tard, le soutien de France Inter (dont je suis en quelque sorte devenu la « mascotte » pendant les trois ou quatre années qui ont suivi) n’a pas non plus été déterminant dans la poursuite de ma carrière, puisqu’à partir de 2003, je n’en ai plus bénéficié du tout, ce qui n’a pas empêché les livres publiés ensuite de « rencontrer un large public » (comme on dit en langage éditorial) c'est à dire de se vendre très bien. (Pour être plus précis : à partir de 5000 exemplaires vendus en première édition, l'éditeur gagne de l'argent. En vingt ans, une quinzaine de mes livres ont dépassé ce seuil, parfois très largement.) 

Autre effet notable : le roman a été adapté au cinéma l’année suivante par Michel Deville, 
et cela aussi a été extrêmement gratifiant, d’abord parce que j’étais un spectateur assidu de ses films, ensuite parce qu’il avait choisi de l’adapter au début de l’année avant la remise du Livre Inter, en lisant dans Le Magazine Littéraire l’article de Daniel Martin mentionné plus haut (Merci encore, Daniel Martin !).

Michel Deville m’a confié par la suite que s’il avait eu vent du succès de librairie, il ne se serait peut-être pas risqué à l’adapter. J’aime beaucoup ce film qui, pour la majorité des critiques, est l’un des plus réussis du réalisateur. Et je ne résiste jamais au plaisir de citer un autre écrivain médecin qui me disait sur un ton mi-figue mi-raisin pour ne pas dire un peu aigre : «  T’as écrit un bon livre, c’est un best-seller, et le film est réussi. C’est dégueulasse. » Je suis assez d’accord avec lui.

A l’adaptation cinématographique il faut ajouter de multiples adaptations pour la scène, de la plus modeste (un groupe d’étudiant.e.s de la faculté de Rennes) à la plus professionnelle, et une adaptation en feuilleton radiophonique, très réussie elle aussi, par France Culture en 2014.

J’ai beaucoup apprécié toutes ces adaptations (en particulier celle du Théâtre de la Remise, qui s'est produite à deux reprises au Mans et à laquelle j'ai eu la chance d'assister), d’abord parce que je suis un auditeur et un spectateur depuis très longtemps (et je le reste), mais aussi  parce que je n’ai pas d’égo en ce qui concerne mes textes.

Je considère depuis toujours qu’une fois un texte publié, il n’appartient plus seulement à l’auteur.e mais à celles et ceux qui le lisent, et chaque adaptation est une lecture personnelle ou collective. De sorte que la lecture de mes textes par d’autres est pour moi toujours riche d’enseignements. (Mention spéciale à la lecture sensationnelle du Choeur des femmes par Mélanie Doutey à L'intime Festival de Namur, en 2017, mais je suis de parti pris : je lisais avec elle...) Je prévois souvent la trame, l’architecture de mes livres à l’avance, mais quand j’écris, j’avance intuitivement. De ce fait, je ne suis pas toujours conscient de ce que j’écris et je ne contrôle pas, évidemment, la manière dont ce sera lu. Je trouve fascinant qu’un lecteur ou une metteuse en scène me dise avoir vu dans un de mes textes quelque chose que je ne savais pas y avoir mis. 


A ce jour, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait lu de manière radicalement opposée à ce que je croyais avoir écrit. En général, quand une personne se méprend sur ce que j’ai voulu dire (ce qui est inévitable, elle ne peut pas lire dans les pensées et les intentions de l'auteur.e), c’est souvent parce qu’elle n’a pas lu, justement : je ne cultive pas les quiproquos. De fait, on m’a plus souvent reproché d’être simpliste ou manichéen – sans jamais préciser en quoi – que d’être abscons ou obscur… Et c’est réconfortant : si j’ai bien une constante, c’est d’écrire lisiblement, sans ambiguïté, pour raconter ce que j’ai à raconter. Et si aux yeux de certain.e.s ce que j’écris est manichéen, c'est leur droit le plus strict et, à vrai dire, je m’en tamponne le coquillard. 

Le succès de La maladie de Sachs a eu des conséquences directes sur mes productions d’écriture. Mais pas celle qu’on aurait pu attendre : je n’ai pas écrit Bruno Sachs, le Retour. Je n’en avais pas l’intention, et Paul Otchakovsky-Laurens m’a dit très tôt qu’il ne fallait surtout pas que je me sente obligé d’aller dans ce sens, ce qui est très réconfortant. Tou.te.s les auteur.e.s (à succès ou non) n'ont pas avec leur éditeur une relation de la même qualité que celles que Paul entretenait avec les auteur.e.s de sa maison

La Maladie était un projet entièrement personnel, écrit lentement, en cinq ans, sans attente particulière sinon celle d’achever un nouveau roman (pendant neuf ans, j’avais envisagé que je n’en écrirais pas un deuxième). Devant son succès inespéré,  je me suis senti libre de mener à bien les projets que je nourrissais depuis longtemps – en particulier un livre sur la contraception et un roman transposant mes études de médecine. Mais pendant les dix années qui ont suivi, j’en ai publié beaucoup d’autres.

Quand j’étais un jeune écrivant, j’avais pour modèle un auteur américain nommé Isaac Asimov qui a, de son vivant, publié sous nom autour de cinq cents livres  – du roman à l’anthologie en passant par d’innombrables recueils de nouvelles et ouvrages de vulgarisation scientifique. Depuis 1998, j’ai publié plus d’une cinquantaines de bouquins (l’an prochain, si je compte bien, ça en fera cinquante-sept), chez P.O.L et d’autres éditeurs. J’ai pu le faire, certainement, grâce à l’exposition que m’a valu La maladie de Sachs dans le monde éditorial, mais aussi au fait que je ne me suis pas trouvé enfermé dans un genre circonscrit – celui du roman – ni chez un seul éditeur. La plupart de mes camarades chez P.O.L ne publient que de la littérature, à l’intérieur de la maison. En trente ans, j’ai publié chez vingt-cinq éditeurs différents des romans policiers, des contes pour enfants, des essais sur la relation de soin, un ouvrage illustré consacré aux super-héros, un traité sur les droits des patient.e.s, des romans de science-fiction... 

Même si je publie toujours régulièrement chez mon premier éditeur (mon 57 e livre, à paraître en principe en mars, sera un roman P.O.L), je ne suis pas, aux yeux du public et de la presse, exclusivement un auteur P.O.L. Pour beaucoup de lecteurs et de journalistes, d’ailleurs, je suis plutôt un « spécialiste » des séries télévisées ou un « médecin qui critique le monde médical » plus qu’un romancier ou un auteur de littérature. Il m’arrive d’ailleurs souvent de constater au cours d’une

rencontre ou de lire dans un courriel que tel ou tel lecteur ou lectrice n’avait pas fait le rapprochement entre le 'Winckler-des-séries" (qu'ils connaissent depuis l'époque de Génération Séries)  et celui qui écrit des romans. Parfois, ils n’avaient même pas connaissance de mes activités dans d’autres domaines que celui qui les intéressait – alors même que tous mes titres antérieurs sont mentionnés en pages de garde de chaque nouveau livre.

Ce n’est pas très surprenant : quand j’ai commencé à publier à peu près ce que je voulais, à partir de 1998, j’avais l’illusion qu’il n’y avait qu’un public.  Vingt ans plus tard, j’ai compris qu’il y a des publics ; celui des séries télévisées, celui des romans et celui des essais sur le soin ou la maltraitance médicale, qui ne se superposent pas. (Je pourrais même ajouter aujourd’hui celui des blogs ou des chaînes Youtube, différents des autres.)
Toujours est-il que la variété des thèmes et des formes dans mes livres a probablement contribué à ce que je sois perçu comme plusieurs auteurs distincts. 

On a beau être auteur à succès, publié par un éditeur de littérature, cela n’assure pas pour autant que l’on sera perçu comme un auteur de littérature. 
Contrairement à de nombreux auteurs P.O.L, il n’a jamais été question de mes livres dans une revue résolument « littéraire » comme Le Matricule des Anges. En vingt ans, je peux compter les invitations à une émission de radio ou de télévision littéraire sur les doigts d’une main. Mon dernier roman en date, Les Histoires deFranz, qui s’est vendu à près de 15 000 exemplaires, n’a fait l’objet d’aucun article dans la presse française, à sa sortie fin 2017. J’ai eu droit au même silence de la presse que la plupart des auteurs inconnus – et cependant, mes livres se vendent, grâce aux libraires et aux lectrices. 

Enfin, sans que cela dise quoi que ce soit de sa qualité ou de son importance esthétique, l’intérêt que les chercheurs portent à un corpus littéraire se traduit par l’existence d’articles dans les revues universitaires, des mémoires ou des travaux savants.
En vingt ans, mes cinquante et quelques bouquins n’ont pas suscité plus d’une dizaine de mémoires de maîtrise et une poignée de thèses de médecine, pour la plupart consacrés à La Maladie de Sachs.
Loin de moi l’idée que la publication d’un best-seller soit contraire à la reconnaissance littéraire (Plusieurs de mes camarades de P.O.L – en particulier Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère et Camille Laurens qui ont tous trois publié des livres à succès ces vingt dernières années, sont unanimement considéré.e.s comme des écrivains de littérature et étudié.e.s à l’université) mais en tout cas, le succès ne détermine pas toujours l'étiquetage.

Tout ceci m’a conduit à réfléchir à la représentation que nous nous faisons des professionnels de l’écrit en France. J’en suis venu à me dire que mon activité ressemble moins à celle des « écrivains » français (qui se consacrent à ce genre « noble » qu’est la « littérature ») qu’à celle des writers anglo-saxons – qui  pratiquent tous les genres, sans préjugé ni exclusif. Mais ce n'est pas non plus un hasard : quand je me suis mis à écrire, à l'adolescence, ce sont ces auteur.e.s-là (de roman policier et de SF anglo-saxons) que je lisais et ce sont leurs modèles que j'ai suivis. 

*

Après avoir abordé les effets que le succès de La maladie de Sachs a eu sur ma production d’écrivant, j’aimerais en venir à ceux qu’il a eus sur mon travail d’écriture. Après la publication de mon premier roman, La Vacation, déjà situé dans dans le monde médical, Paul Otchakovsky-Laurens refusa mon second roman (non médical celui-là) Les Cahiers Marcoeur, qu’il pensait inachevé et insuffisamment maîtrisé. Il me fit remarquer que l’on ne parle bien que de ce qu’on connaît bien et que j’avais probablement beaucoup à apporter à mes livres en puisant dans mon expérience professionnelle et affective de médecin. La Maladie de Sachs, Les Trois médecins, Le Chœur des femmes et En souvenir d’André lui ont donné raison. 


La construction de La Maladie de Sachs était très particulière, je l’avais élaborée de manière intuitive et ça m’avait réussi. J’ai continué à faire de même avec les romans suivants, en puisant certes dans mon expérience professionnelle mais en faisant de mon mieux pour les construire à chaque fois différemment, parfois en empruntant  des trames déjà utilisées (celle des Trois mousquetaires de Dumas pour Les Trois Médecins ; celle de Barberousse, le film d’Akira Kurosawa pour Le Chœur des femmes, celle de Terminus les étoiles d’Alfred Bester pour Le Numéro 7) ou en m’inspirant de la construction des romans policiers (pour En souvenir d’André). Depuis quelques années, j’ai entrepris de revisiter l’histoire de la France contemporaine au travers de l’enfance et de l’adolescence d’un personnage ayant mon âge, dans une suite romanesque en voie de construction : Abraham et Fils, Les Histoires de Franz, déjà parus ; Franz en Amérique, que je dois écrire l’an prochain.  Ce que le succès de librairie de Sachs m’a inspiré, c’est aussi l’audace d’écrire des livres qui m’importaient, sans me préoccuper de savoir s’ils auraient du succès ou non. C’est un luxe exceptionnel, et je mesure ma chance chaque jour.

Publier un best-seller peut sortir un auteur des difficultés financières (c’est ce qui s’est passé pour moi : avant La Maladie de Sachs, je me demandais chaque mois comment j’allais payer les traites de notre maison le mois suivant). Ça ne change pas pour autant son rapport à l’argent, je crois. Ni le sentiment qu’il a de sa propre valeur. Ça n’a pas changé les miens.

Je ne pense pas valoir « plus » que d’autres écrivant.e.s parce que mes livres se vendent. Je pense que j’ai eu de la chance de toucher grâce à un seul livre un public très large, et j’ai beaucoup travaillé par la suite pour toucher plusieurs publics, grâce à beaucoup d’autres livres, en abordant des thèmes qui m’intéressaient.

Le succès met un.e auteur.e dans une position de force par rapport aux éditeurs. L’auteur.e devient une poule aux œufs d’or, et bénéficie à ce titre de privilèges certains dont certains n’hésitent pas à abuser. Quand on est un.e auteur.e « à succès », il n’est pas difficile de négocier un à-valoir (il m’est arrivé plusieurs fois qu’on me propose plus que je ne comptais demander !). Quand, de plus, on a la réputation d’écrire et de rendre les livres dans les délais prévus au contrat, ça aide beaucoup. Ce n’est, en effet, pas toujours le cas. Plusieurs éditeurs m’ont confié avoir commandé à des auteur.e.s réputé.e.s des livres qui n’ont jamais été écrits et dont ils n’ont, en outre, jamais récupéré l’à-valoir.

Pour ma part, j’ai toujours eu une position très claire au sujet des à-valoirs. Je pense qu’il est juste – et indispensable – qu’un.e auteur.e puisse bouffer pendant qu’il écrit son livre, et que les éditeurs ont des responsabilités envers tout.e.s les auteur.e.s qu’ils décident de publier, tout comme on paye les membres d’un département de recherche avant qu’ils aient découvert quelque chose.
Mais je pense aussi qu’aucun auteur n’a besoin du million d’euros que Michel Houellebecq reçut (dit-on) de Hachette pour écrire son quatrième roman, et que mieux réparti, cet argent aurait permis à d’autres auteur.e.s de produire des livres tout aussi intéressants (voire plus) que La Possibilité d’une île. 

Dans la surenchère à l’à-valoir, les éditeurs ont une grande responsabilité, mais celle des auteur.e.s n’est pas négligeable. Demander une avance démesurée pour un livre qui n’est pas encore écrit, c’est se mettre en dette vis-à-vis de l’éditeur – mais aussi du public. C’est de plus courir le risque, en cas d’échec commercial, d’apparaître comme vaniteux et surestimé. 

Ne demander que des à-valoirs raisonnables (inférieurs ou égaux aux droits d’auteur que l’éditeur peut raisonnablement anticiper), est à mon avis plus sain – car cela permet de ne jamais perdre de vue le fait qu’un livre n’est qu’un livre, que les goûts du public et les aléas de l’édition sont imprévisibles (j’ai publié Contraceptions mode d’emploi, qui était promis à un franc succès, juste avant le 11 septembre 2001…)  et que l'auteur à succès d’hier peut à tout moment devenir un auteur confidentiel ou oublié.

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L’un des effets retardés du succès de La Maladie de Sachs est certainement mon implication grandissante, à partir de 2002, dans les nouvelles technologies de partage : d’abord l’internet puis les réseaux sociaux, en étroite relation avec la radio, qui allait devenir leur partenaire naturelle. En 2002, France Inter (qui me considérait depuis quatre ans comme sa « mascotte », m’invitait à tout bout de champ à m’exprimer sur les ondes et accueillait avec intérêt chacun de mes nouveaux livres) m’a confié une chronique scientifique quotidienne. 


L’histoire de cette chronique, intitulée Odyssée, est un peu longue à raconter, vous pouvez si vous le voulez la lire sur mon Winckler’s Webzine. Elle a, en tout cas, durablement marqué les esprits, car à chaque rencontre en librairie, une ou deux des personnes présentes l'évoquent, alors qu'elle date de quinze ans... 

Toujours est-il qu’au bout d’une année et deux cent chroniques de trois ou quatre minutes, écrites au jour le jour, je me suis retrouvé très durablement interdit d’antenne sur la première radio publique. S’il m’est arrivé deux ou trois fois d’y être invité par des producteurs indépendants (en général pendant les vacances, pour parler de séries télé ou tout récemment de l’homéopathie), aucun de mes livres n’y a jamais été chroniqué depuis. Pour la chaîne qui se flattait autrefois d’avoir "découvert un écrivain", je n’existe plus en tant que tel.

Mais les chroniques – et leur suppression un peu brutale – ont eu pour conséquence qu’un auditeur webmestre, Vincent Berville, m’a contacté et proposé de poursuivre mon travail sur un site internet, qu’il a construit pour moi et continue à maintenir en ligne.

Mon activité sur le Winckler’s Webzine a été très intense de 2003 à 2009, année de mon départ de France. Elle l’est moins aujourd’hui, mais le site compte plus de 1000 articles et quinze ans après sa création, il reçoit toujours 4000 à 5000 visites par jour, en général sur les pages consacrées à la contraception  (j’y ai posté beaucoup d’informations qui figuraient dans mon livre de 2001 et ses éditions augmentées de 2003 et 2007).

Entre la rentrée 2004 et le printemps 2007, à la demande de son directeur, Silvain Gire, j’ai assuré
trois séries de chroniques bi-mensuelles sur Arte Radio, la radio en ligne de la chaîne franco-allemande. Les trois séries s'intitulent "J'ai mal là", "Ecrits sur le vent" et "Contes à rêver debout".  Arte Radio était l’une des premières « radio internet » qui aient décidé de conserver leurs sons en ligne indéfiniment. Mes chroniques (reprises dans deux volumes depuis) sont toujours accessibles plus de dix ans après. Parmi ces chroniques, plusieurs annonçaient, bien avant leur écriture, des textes publiés depuis comme Le Chœur des femmes et Abraham et fils. Je m’en suis donc servi comme d’un chantier, une exposition de projets en cours, et je ne doute pas que cela ait contribué à rendre ces projets plus accessibles que s’ils étaient restés au stade de notes dans un carnet.

Le succès de La Maladie de Sachs ne s’est pas limité à la France. Un best-seller fait voir du pays, quand on en a le goût. 
Pendant près de dix ans, entre 1998 et 2008, j’ai très très souvent quitté ma famille pour donner une conférence dans une faculté de médecine à Clermont-Ferrand ou Amsterdam, aller signer dans une librairie en Loire-Atlantique ou être le parrain d’un festival à Chambéry, faire la promotion d’une traduction de mon roman en Norvège ou en Espagne, animer un débat sur le soin après une projection du film de Michel Deville, et j’ai rencontré un nombre incalculable de producteurs qui voulaient me faire écrire un téléfilm ou une série, et qui, dès qu’ils entendaient mes suggestions, me faisaient comprendre que mes idées étaient impraticables à la télévision française, où on ne pouvait ni parler politique, ni aborder des sujets qui me tenaient à cœur comme les préjugés de genre, le racisme ou les injustices sociales.

Le livre a été traduit en quatorze langues, ce qui m’a valu aussi d’être invité dans plusieurs pays où je n’avais jamais mis les pieds en particulier le Canada. J’y suis d’abord allé en tant qu’auteur invité aux salons du Livre de Québec et de Montréal, puis en tant que médecin et – ce qui n’a pas manqué de me surprendre – d’éthicien. La communauté des soignant.e.s du Québec a en effet trouvé dans ce roman l’illustration des principes de bioéthique qu’elle s’efforce de mettre en œuvre dans la formation de ses membres. Pendant dix ans, je me suis rendu sur invitation deux fois par an au Québec et dans d’autres provinces du Canada, où j’ai entendu à de nombreuses reprises mes hôtes déclarer : « Pourquoi ne venez vous pas enseigner dans notre université ? » Lorsque je disais que je n’avais pas de formation d’enseignant, on me répliquait : « Peu importe. Vous avez une expérience et vos conférences nous montrent que vous savez la partager de vive voix. C’est cela qui nous intéresse. » On ne m’avait pas souvent tenu ce discours dans des universités françaises.

En 2008, j’ai postulé à, et obtenu, une bourse de chercheur invité au CREUM, centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Avec ma famille, qui bénéficiait de permis de travail et d’études associés, nous avons décidé de nous y installer.  Je suis arrivé à Montréal en février 2009.

Pendant les six premiers mois de mon séjour, avant l’arrivée de mes proches, je me suis mis assidûment au travail. Mais au lieu d’écrire un article ou un mémoire savant, comme le faisaient mes collègues du CREUM, j’ai écrit un roman inspiré de la pratique que j’avais dû abandonner : Le Chœur des femmes.

Il est difficile de l’affirmer, mais je suis convaincu que je n’aurais pas pu écrire ce roman au milieu des sollicitations nombreuses et de l’inconfort croissant dans lequel me mettait déjà la société française. Pendant cinq mois j’ai écrit dans un bureau qui n’était pas chez moi – je ne l’avais pas fait depuis vingt ans – au milieu d’un environnement très stimulant : les membres et invités du CREUM étaient pour la plupart philosophes, pour certains venus d’Italie, de Roumanie, d’Espagne, d’Allemagne, d’Argentine. Chaque jour, quand je les écoutais, leurs réflexions nourrissaient la mienne ; et chaque fois que parlais de mon projet, je me sentais soutenu et encouragé. 

(Avec son directeur de l'époque, le philosophe Daniel Weinstock, on s'est amusés à faire des chroniques radio sur l'éthique dans les téléséries, ce qui en dit long sur la liberté de penser qui régnait dans le Centre.)



L’enthousiasme et l’euphorie qui m’habitaient à ce moment-là sont, je crois, palpables dans le roman. Si j’étais resté en France, j’aurais continué à exercer et je n’aurais pas eu le recul suffisant pour l’écrire, et mon isolement aurait sûrement contribué à m’emplir de doutes.  Peut-on (a-t-on le droit d’) écrire un roman sur l’éthique du soin, un roman pédagogique sur la manière de soigner les femmes ? Grâce à mon « déplacement » dans cet environnement fertile, je n’ai pas eu à me poser ces questions.

La Maladie de Sachs avait été l’un des romans les plus lus par les étudiant.e.s en médecine français.e.s pendant la première décennie de ce siècle. Il m’avait valu de nombreuses invitations parmi des soignant.e.s chevronné.e.s ou en formation. 

Depuis 2009, Le Chœur des femmes est devenu l’un des romans les plus partagés par les femmes françaises de tous âges. Si le Livre Inter et ses échos médiatiques ont certainement déclenché et entretenu le succès de La Maladie de Sachs, celui du Chœur des femmes est en revanche essentiellement le fruit du bouche-à-oreille : sa publication s’est faite en grande partie sans ma présence physique en France, et cependant il s’est très bien vendu en édition courante (65 000 ex.) sa diffusion en Folio s’est faite sans aucune publicité de la part de l’éditeur, et sans écho particulier dans les médias. En 2016, la seule édition Folio dépassait les 200. 000 exemplaires et il semble que ça continue. 

Le Chœur des femmes est ce qu’on pourrait nommer un « best-seller silencieux ». Parmi ses innombrables lectrices, parmi les soignant.e.s mais aussi dans nombre de mouvements féministes français et dans les médias engagés, il fait figure de « manifeste » sur la manière dont les professionnel.le.s de santé devraient recevoir et soigner les femmes. Je n'aurais jamais pu prévoir (ou "programmer") ça en l'écrivant. J'y vois là une nouvelle preuve qu'un livre peut tout à fait dépasser les ambitions de la personne qui l'a écrit. 

L’une des conséquences les plus marquantes depuis 20 ans du succès de La Maladie de Sachs est certainement le nombre d’échanges que ce livre et les suivants m’ont permis d’avoir avec les lectrices (qui sont majoritaires), les lecteurs, des étudiant.e.s, des chercheur.e.s, des journalistes, des soignant.e.s, des enseignant.e.s, des libraires et des bibliothécaires, des citoyen.ne.s… En 1998-2000, après la publication de Sachs, j’ai reçu des centaines de lettres. Entre la mise en ligne du Winckler’s Webzine en 2003 et le début de l’année 2009, quand j’écrivais Le Chœur des femmes, j’estime avoir reçu entre treize et quinze mille courriels m’interrogeant sur la contraception ou la santé des femmse.

A la publication du Chœur des femmes j’ai commencé à tenir ce blog-ci, Cavalier des touches, où je poste régulièrement des articles consacrés à mon métier d’écrivant – il m’a servi aussi d’atelier d’écriture (j’y ai posté de nombreux exercices pour les internautes, et les textes qu'ils ont écrits en réponse). 


En 2014, alors que j’étais inscrit en maîtrise d’éthique aux Programmes de Bioéthique de l’Université de Montréal, j’ai également mis en ligne un second blog, L’école des soignants, qui traite de l’éthique du soin. Ces deux blogs se répondent souvent (il y est aussi question de télévision et de cinéma) et me semblent illustrer assez clairement ma « double casquette » - de romancier et de soignant engagé  et la manière dont je me sers de l’écriture non seulement sous sa forme « classique » (les publications sur papier) mais aussi via l’internet. A noter aussi que j’interviens aussi sur deux pages Facebook (une pour chaque nom, Marc Zaffran et Martin Winckler...) et un compte Twitter (@Martinwinckler) et qu’il m’arrive régulièrement d’intervenir à distance, via téléconférence ou en faisant des vidéos – comme en juillet 2018 à Cerisy. J'ai également une chaîne YouTube

Ces activités d’écriture en ligne, quasi-quotidiennes depuis quinze ans, suscitent des courriers nombreux, par lesquels les internautes me confient des expériences ou des réflexions extrêmement enrichissantes et m’apportent un feedback précieux sur mon travail et la manière dont il est reçu.

J’ai beau savoir ce qu’il y a dans mes livres publiés, leur écriture est loin derrière moi. Et cependant, il ne se passe pas de semaine sans que je trouve dans ma boîte trois ou quatre courriels envoyés par des lectrices du Chœur des femmes. Qu’un livre soit toujours vivant dix ans après sa publication et que ses lectrices m’en parlent comme si je venais de l’écrire, c’est une expérience étonnante, vertigineuse. (Hier, j'ai reçu deux messages de nouvelles lectrices de La Maladie de Sachs... publié il y a vingt ans. Wow.) 

Le succès peut enterrer un auteur. Je pourrais citer une dizaine d’écrivains qui, après avoir reçu un prix littéraire important et été encensés par la presse, ont complètement disparu des librairies et des mémoires. Je suis très conscient d’avoir eu beaucoup de chance. D’abord parce que La Maladie de Sachs a bénéficié d’un contexte favorable et de l’attente du public ; ensuite parce que depuis vingt ans, je suis parvenu à m’appuyer sur son succès pour écrire les livres que j’avais envie d’écrire. Je ne publierai jamais autant de livres qu’Isaac Asimov, mais j’en ai déjà publié beaucoup plus que mon autre modèle d’écrivain, Georges Perec (à qui j’ai emprunté mon pseudonyme) qui a eu la malchance, lui, de disparaître à l’âge de quarante-six ans. J’ai 63 ans, je suis pour le moment en bonne santé, je vais continuer à écrire aussi longtemps que je le pourrai, en espérant que ça continuera à me faire gagner ma vie. Car, comme je pense avoir eu de la chance, je ne prends pas mon succès pour acquis.



(Paul Otchakovsky-Laurens et Georges Perec en 1978, date de la remise du Prix Médicis à La Vie mode d'emploi)

Quand L’année de l’éveil de Charles Juliet a rencontré un succès aussi mérité qu’inespéré, j’ai entendu Paul Otchakovsky-Laurens répéter un aphorisme courant dans l’édition française : « Au-delà de quarante mille exemplaires, c’est un malentendu. »
Il le disait sur un ton conjuratoire plutôt que cynique. Il savait que le livre de Charles Juliet est un beau livre. Mais je m’en suis souvenu, et je me suis souvent demandé si le succès de La Maladie de Sachs était mérité. Etait-ce (est-ce toujours ?) un bon livre ou bien son succès était-il simplement dû au fait que (comme l’écrivait avec un certain mépris Michel Contat dans Le Monde en juillet 1998) « la personne la plus importante dans la vie des Français est leur médecin généraliste » ?  

J'ai cessé de regarder le succès de mes livres à travers le prisme des critiques et des critères littéraires, pour l’envisager seulement à travers mes yeux de lecteur. 
En tant que professionnel de santé, je considère que le rôle d’un soignant est de faire en sorte que la personne qui entre dans son bureau se sente mieux quand elle en sort.
A mes yeux de lecteur (et d’écrivant), un bon livre est un livre qui aide à grandir, émotionnellement et intellectuellement, un livre qui aide à avancer. Autrement dit, un livre qui aide à se sentir mieux après qu’on l’a lu. C’est pour cette raison que je ne partage pas le mépris de beaucoup de mes contemporains pour les auteurs de best-sellers à répétition, tels Mary Higgins Clark, Marc Lévy ou Guillaume Musso. Car si leurs lectrices et lecteurs les accueillent toujours avec le même intérêt, c’est parce que ces livres leur font du bien. Et pour cela, ils méritent notre respect.

De mon côté, je n’ai pas honte d’écrire des "romans médicaux" (donc, des "romans de genre"), mais, pour des raisons que vous comprendrez, je n’aspire nullement à ce qu’on me compare à Louis-Ferdinand Céline, dont l’idéologie me donne la nausée. Je me sens beaucoup plus proche d’André Soubiran, d’Archibald Cronin ou de Jacques Ferron. Et plus proche de Zola, Victor Hugo et Maurice Leblanc que de Marcel Proust. Si cela fait de moi un auteur de romans populaires plutôt qu’un vraicrivain-de-littérature, ainsi soit-il.


(Les romans de mon enfance et de mon adolescence : l'intégrale des Arsène Lupin de Maurice Leblanc dans la magnifique collection Hachette/Gallimard aux couvertures conçues par Massin) 


J’ai eu la chance, depuis vingt ans, de faire du bien à beaucoup de lectrices et de lecteurs. Et, depuis vingt ans, les lectrices et les lecteurs, je les en remercie, me l'ont bien rendu et continuent à me témoigner de leur plaisir. 
C’est tout ce qui m’importe.
  

Marc Zaffran/Martin Winckler
Montréal, Juillet 2018





Et merci, Paul.