mercredi 20 avril 2016

De l'élitisme dans la langue et la littérature (1) - par Marc Zaffran/Martin Winckler


Ces jours-ci, je suis tombé sur une vidéo produite et mise en ligne par "The Guardian", le grand quotidien britannique de gauche. 
(NB : Le livre ci-contre de Bill Bryson, pour les lecteurs qui lisent l'anglais, est épatant pour découvrir comment la langue anglaise s'est construite. Je recommande aussi vivement "Honni Soit Qui Mal Y Pense" de Henriette Walter, dans lequel l'histoire - et les relations intimes - entre français et anglais sont magnifiquement racontées). 




Elle m'a semblé si juste que je n'ai pas résisté au plaisir d'en traduire le texte pour les non-anglophones. Sa pertinence est au moins aussi grande en France qu'en Angleterre. 

Pour commencer en voici la traduction/adaptation : 

"Les puristes de la langue sont paternalistes, prétentieux et tout simplement dans l’erreur.

Mettez ensemble les mots « puristes » et « langue » et soudain, certaines personnes se sentent très fières. Elles ne devraient pas.
La plupart des puristes de la langue utilisent une forme élitiste et de plus en plus désuète de l’anglais. Et ça leur donne un sentiment de supériorité. Or, dans la plupart des cas, les erreurs qu’ils relèvent n’ont strictement aucune importance. 

Si je jette un coup d’œil autour de moi en disant : « Il y a ici moins (less) de gens que je ne l’imaginais » est-il réellement nécessaire de relever que, les individus pouvant être comptés, il aurait fallu dire « un plus petit nombre » (fewer) ? De fait, la plupart d’entre nous utilisent les mots « less » et « fewer » indifféremment et sans grande confusion. Je n’ai jamais vu de supermarché où les clients se grattent la tête devant la file « 10 articles ou moins ». Tout le monde comprend. 

Certains puristes pensent que la langue évolue, pas la grammaire. C’est faux. Il était autrefois considéré comme incorrect de commencer une phrase par les mots « And » (Et) ou « But » (Mais). Et qu’en est-il de la « règle » voulant que le pronom de référence, à l’écrit, devrait être « He » (Il, et non Elle) ?

Certains puristes disent que nous avons besoin d’un langage commun, d'une série de règles que tout le monde comprend. Mais trop souvent, ils oublient de dire que les règles qu’ils entendent promouvoir ne sont pas celles de tout le monde, mais les leurs. 
Prenez le mot « Literally », par exemple. Je me fous littéralement de savoir si j’utilise le mot ‘littéralement’ de manière correcte - en respectant une règle de « correction » datant de l’ère élisabéthaine. Et le Dictionnaire d’Oxford s’en fout également, puisqu’il a mis à jour sa définition pour y intégrer l’usage contemporain. 

Il n’est pas difficile de voir à quel point le rapport de force est asymétrique quand il est question de purisme de la langue. Ceux qui soulignent les « erreurs » sont souvent plus vieux, plus riches, plus blancs ou, tout simplement, plus universitaires que les personnes qu’ils traitent avec condescendance.

Trop souvent, il s’agit pour eux de faire taire quelqu’un, ce qui est d’autant plus scandaleux quand il s’agit d’une personne qui a déjà du mal à prendre la parole. 

Nous devrions passer plus de temps à écouter ce que les autres ont à dire, plutôt qu'examiner la langue avec laquelle ils le disent." 

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C'est vrai en Angleterre mais ça n'est pas moins vrai en France, où l'on passe plus de temps à évaluer les autres sur la manière dont ils s'expriment, au lieu d'écouter ce qu'ils ont à dire - autrement dit, sur la forme et non sur le fond, qui est tout de même l'essentiel pour l'auteur.  

"Bien parler", "bien écrire" sont des notions très relatives. Il s'agit toujours de parler ou d'écrire "bien" par rapport à des référentiels arbitraires. En France, c'est la langue de l'Académie, l'accent parisien distingué (celui des Germano-Pratins, pas celui des "Titis" de Belleville ou Pigalle), la littérature de Flaubert, de Proust, de Gide et bien d'autres auteurs que Jean Paulhan pensait dignes de figurer dans sa bibliothèque. Autrement dit, des langues orale et écrite depuis très longtemps adoptées, cultivées et peu à peu imposées par les classes dominantes. 

Les accents et parlers régionaux sont considérés au mieux comme "folkloriques", au pire comme étant vulgaires. Les "fautes" d'orthographe ou de grammaire sont raillées comme autant de signes d'inculture. Or, la "maîtrise" du langage est un critère de classe. Ni plus, ni moins. C'est sur des critères de langue (écrite ou orale, de prononciation ou de "style") qu'on sélectionne, qu'on embauche, qu'on retient ou qu'on rejette, qu'on inclue et qu'on exclue. La langue (comme les "bonnes manières", qui ne s'apprennent que dans les "bons milieux") fait partie des critères de "goût" que Pierre Bourdieu décrit dans La Distinction - Critique sociale du jugement (Minuit, 1979). 

Et ces critères de langue s'étendent, immanquablement, aux jugements sur la "qualité" des écrits. 

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Ainsi, ces derniers temps, j'ai vu circuler sur Facebook un "florilège" de livres électroniques auto-édités présentés comme ridicules. La personne qui les avait ainsi assemblés sur son blog entendait se moquer de leurs titres, de leur contenu et, bien entendu, de leurs auteurs. Pour faire rire de quoi, exactement ? De textes considérés comme "maladroits" ou "mal foutus". Mais par qui ? Selon quels critères ? Des critères de classe, encore une fois. 

Or, les "qualités" littéraires d'un texte sont toujours subjectives. Quand je suis face à un texte, je peux dire qu'il me touche ou non. Que je le comprends, ou non. Et je sais que ce n'est pas un critère de qualité. C'est seulement une appréciation personnelle. Le fait que je le trouve beau ou non en dit plus sur moi et ma lecture (et ma formation, et mes préjugés, et mes "goûts") que sur le texte lui-même, et je me garderai bien de le qualifier. Le fait est que je n'ai pas besoin de qualifier un texte pour me définir. Je n'ai même pas besoin de le lire, au prétexte qu'il faudrait l'avoir lu. Mais ça, c'est moi. Je ne fais pas partie de la classe dominante. Je ne suis pas universitaire. Je n'éprouve aucun désir de contrôler la manière dont d'autres que moi écrivent. Je ne me sens pas de mission de "défense" de la langue ou de la grammaire. Ni même de la "littérature". La seule chose que j'ai envie de défendre, c'est la liberté de s'exprimer.





Je me souviens d'avoir longuement discuté avec Philippe Lejeune, quand il venait de publier l'un de ses livres consacrés à l'écriture intime, du mépris porté par l'université aux journaux d'anonymes - tandis qu'on ne jurait que par ceux des écrivains estampillés. Pour qu'un journal intime soit "intéressant", il faut que son auteur ait été adoubé - en raison d'une production plus noble, un roman, de préférence. Critères de classe, encore une fois. J'en ai souffert quand ma principale activité d'écriture était mon journal intime. Le mépris que j'entendais s'exprimer au sujet de tous ces "écrivains ratés qui tiennent un journal intime en pensant que c'est de la littérature", je le reconnais dans le mépris qu'on voue à ceux et celles qui, aujourd'hui, "se déversent sur les blogs et les réseaux sociaux". Il suffit de lire les journaux. 

Alors, quand on cloue au pilori des textes, quels qu'ils soient, afin de faire rire la galerie, j'éprouve un besoin irrésistible de prendre la défense de leurs auteur.e.s, car objectivement, je suis de leur côté. Ils ont voulu s'exprimer et ils ou elles l'ont fait avec leurs mots, leurs procédés, leurs images, leur mise en page. Ce n'est peut-être pas fait selon les canons de l'édition (ou du "bon goût") et oui, c'est du compte d'auteur ou de l'auto-édition électronique (et tout ce qui est électronique est souvent considéré comme méprisable par ceux qui ne jurent que par le papier, matière noble s'il en fut...) mais c'est un travail personnel, et rien qu'à ce titre, ça mérite le respect. Si je n'avais pas la chance d'être un auteur publié par un éditeur "classique", j'aurais certainement recours à l'auto-édition sur une plateforme électronique. 


Dans le même ordre d'idée, je trouve insupportable d'entendre "C'est à peine meilleur que du..." suivi par le nom d'un.e auteur.e populaire (je pense à Marc Lévy et à Guillaume Musso, en particulier), comme si ces auteurs-là représentaient ce qu'on peut faire "de pire" en littérature. Encore une fois, c'est là une pure posture de classe. 

Car, n'en déplaise à celles et ceux à qui Marc Lévy et Guillaume Musso donnent des boutons, il ne faut quand même pas oublier que ces auteurs ont des lecteurs. Et beaucoup de lecteurs - qui, dans leur majorité, sont d'ailleurs des lectrices, comme pour l'essentiel des livres vendus en France. On est même en droit de penser, étant donné l'économie du livre aujourd'hui, qu'un certain nombre des lectrices de ML et GM lisent aussi, en passant, des auteurs adoubés par la critique ou l'intelligentsia. 

Car ce qu'écrit Daniel Pennac au sujet de la lecture d'un roman n'est pas moins vrai quand il s'agit de l'ensemble des romans : on a le droit de lire ce qu'on veut, comme on veut et tout ce qu'on veut, sans préjugé et sans hiérarchie pré-déterminée. 

Il y a des livres de toutes sortes. Certains ont la chance d'avoir une grande diffusion. D'autres non. Certains sont lus longtemps, d'autres non. Certains sont écrits pour bouffer, d'autres parce qu'ils sont importants pour leur auteur.e. Et ce n'est pas toujours visible du premier coup. Et ce ne sont pas les honneurs et les flon-flons qui nous le disent. Boris Vian, ce "touche-à-tout" plutôt méprisé par l' "élite" littéraire de son temps est aujourd'hui dans la Pléiade et L'écume des jours est un best-seller en poche cinquante-cinq ans après sa mort. En revanche, savez-vous qui étaient Claude Farrère, Adrien Bertrand et Ernest Pérochon ? Probablement pas. Même s'ils ont été dûment "reconnus" de leur temps. (Par le prix Goncourt, rien que ça.) 

La portée d'un livre, comme la vie d'un individu, est intimement liée aux circonstances. Et les circonstances, par définition, c'est comme le vent : ça tourne. C'est de la loterie. Du hasard. 

Je connais de très bons livres qui n'ont pas eu le public que je leur souhaitais et il m'est arrivé plus d'une fois de me mettre à lire un livre dont tout le monde disait le plus grand bien (Les particules élémentaires, L'élégance du hérisson) et de les reposer au bout de quarante pages. C'était mon droit le plus strict, et c'est mon droit de le dire. 
Ca ne les disqualifie aucunement (ça veut seulement dire que ces livres-là ne sont pas faits pour moi - ou que je ne suis pas fait pour les lire)mais ça ne me disqualifie pas non plus en tant que lecteur. Alors, j'aimerais qu'on cesse de regarder de haut et de disqualifier les gens qui écrivent et lisent hors des "canons" de la grammaire ou de l'édition française. 

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Je sais que ce genre de discours "relativiste" agacera beaucoup les puristes de la langue et de la littérature. Mais tant pis. Ce qu'il y a de beau dans le monde d'aujourd'hui, comparé à celui d'il y a cinquante ans, c'est que les médias ne sont plus réservés au happy few : on peut user de la syntaxe qu'on veut, comme on veut, sur une page FB, dans un tweet, un SMS ou un courriel ; on peut publier ce qu'on veut en e-book (oui, même les photos de ses chats) ; et on peut exprimer son avis librement sur un blog et le faire lire à qui voudra. 

Toute cette liberté de s'exprimer, relativement nouvelle, perturbe sans doute le commerce des journaux, des magazines et de l'édition, mais elle n'empêche personne de penser, au contraire, car le monde est plus riche quand il permet la mise en commun de multiples points de vue. (Oui, même sur l'internet.) 

Et si ça empêche certaines personnes de dormir, c'est bien dommage pour elles. Personne ne leur interdit d'admirer les auteurs et les oeuvres qu'elles aiment. Personne ne leur demande de lire ce qu'elles n'aiment pas. 

Ce qu'on leur demande, c'est de garder leur mépris dans leur poche. 

Martin Winckler