dimanche 11 septembre 2016

Des attentats en France (à propos de "Histoire de la guerre d'Algérie") par MWZ

L'écrit, c'est la mémoire.
C'est plus long à accéder qu'un film ou une émission de télévision, mais c'est plus détaillé. On peut regarder ça à la loupe. Relire chaque mot précisément, s'en imprégner, s'assurer qu'on a bien compris.
On ne peut pas faire ça avec un film - s'imprégner de chaque image est impossible.
Probablement parce qu'un texte, comme une image, contient beaucoup d'informations, mais que notre cerveau est le plus souvent fait pour stocker des informations précises sous forme de mots, et non d'images.
Les chiffres, en particulier, c'est très parlant.

Ces jours-ci, je lisais des documents sur la guerre d'Algérie, en vue de la rédaction de mon prochain roman Les Histoires de Franz. 

L'un des livres que j'ai empruntés à la BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec) est un petit bouquin de Benjamin Stora, un des historiens les plus engagés sur la question, et sobrement intitulé Histoire de la guerre d'Algérie (La Découverte). C'est une sorte de Que Sais-Je ? (Il y en a déjà un, très bon, sur le même sujet dû à un autre historien, Guy Pervillé : La guerre d'Algérie, 1954-1962). Un bon petit livre dense, plein d'informations et dont la lecture m'a beaucoup appris.

J'aurais beaucoup à dire sur la guerre d'Algérie, mais je ne vais pas m'y risquer, je me contenterai d'en évoquer certains aspects dans le roman en travail.

Mais, hier soir, je me suis rappelé un passage en particulier, qui me semble très éclairant (à certains égards, au moins) en ce 11 septembre 2016, après dix-huit mois endeuillés par plusieurs attentats meurtriers en France.

L'écrit, c'est la mémoire.
Et il n'est jamais inutile de se rafraîchir la mémoire, je trouve.




MWZ


samedi 3 septembre 2016

Le métier d'écrivant (40) - Les "pouvoirs" de l'écrivant



A @Hello__Elo et Valérie V. 


Aujourd'hui, alors que je venais de poster un extrait des Brutes en Blanc consacré aux vaccinations, une internaute me twitte "Vous avez un tel pouvoir..." et se demande si mon opinion (je ne suis ni farouchement antivaccin ni férocement provaccination) ne risque pas de pousser certains lecteurs à "brandir Winckler" pour justifier de ne plus vacciner leurs enfants. 

Je lui réponds : "Si j'avais un tel pouvoir, j'aurais déjà réformé l'Ordre et les facultés de médecine." Elle renchérit : "Evidemment que si, vous avez du pouvoir et tant mieux d'ailleurs mais faut pas se voiler (la face)".

Ca m'a aiguillonné et poussé à venir écrire ici. 
Parce que voyez-vous, le pouvoir (et les abus de pouvoir, car il n'y a pas de pouvoir sans abus), c'est ce que je déteste le plus au monde. Et non seulement ça ne m'intéresse pas d'en avoir, mais je suis mortifié à l'idée que quiconque pense que j'en ai - et que par conséquent, je suis susceptible d'en user ou d'en abuser. 

Alors je commencerai par préciser ce que j'appelle "pouvoir". En gros, c'est ce qu'on trouve dans cet article du TLFI
Le pouvoir, c'est la capacité d'effectuer un acte. 

Alors, bon, chaque jour j'ai le pouvoir de sortir dans la rue, aller faire des courses, manger à ma faim - pouvoir partagé par tout plein de gens, mais pas par celles et ceux qui sont handicapés ou manquent de ressources, par exemple. Mais ce sont des pouvoirs dont les effets se limitent à ma personne et à celle de mon entourage. 

Et le propos de ce billet est plus spécifique : en tant qu'écrivant, de quels pouvoirs est-ce que je dispose ? 

D'abord, bien sûr, celui d'appuyer sur les touches de mon ordinateur, d'écrire des textes plus ou moins longs sous forme manuscrite ou électronique, de poster des articles sur mes blogs

Mais je n'ai pas le pouvoir de me faire éditer à tout coup : il m'est arrivé plus d'une fois qu'on me refuse un livre (en projet ou déjà écrit). Alors, bien entendu, j'ai beaucoup plus de possibilités de me faire publier qu'un auteur débutant, mais ces possibilités ne sont pas acquises une fois pour toutes : aucun éditeur n'est tenu de publier un auteur. 

(Aparté : Je me souviens d'une conversation avec la directrice d'une collection dans laquelle je publiais des romans policiers. Pour le second, on m'avait donné une avance sur mes droits d'auteurs plus que confortable. Pour le troisième, sans que j'aie demandé, on m'avait donné encore plus. Je m'étonnai. Elle me dit : "Je sais qu'avec vous je n'aurai pas de mauvaise surprise. Vous écrirez le roman et vous me le remettrez à la date prévue." Je m'étonnai encore plus. Elle me confia qu'à plusieurs reprises, des "pointures" du roman policier (bien plus connues que moi dans le domaine) avaient reçu un à-valoir important et n'avaient jamais remis le livre. 
"Et vous n'avez pas demandé qu'ils remboursent ?" 
"Non, parce que quand on le fait, ils vont donner leurs livres à un autre éditeur..." 
J'en ai conclu qu'il y a deux sortes d'auteurs (en France, du moins) : ceux qui écrivent et font de leur mieux pour en vivre ; et puis ceux qui touchent de l'argent d'un ou plusieurs éditeurs sans avoir besoin d'écrire.) 

*

Je n'ai pas le pouvoir de me faire publier à tout coup, mais j'ai eu la chance de trouver un éditeur pour mon premier roman, de toucher beaucoup de lecteurs avec le deuxième et d'attirer l'attention de beaucoup d'autres éditeurs (qui sont souvent aussi des lecteurs et des lectrices) par les thèmes qui m'intéressent : la médecine, la fiction romanesque, le polar, la SF, les téléséries, les arts populaires... C'est surtout cette polyvalence qui m'a valu de publier beaucoup de livres. 

Je ne cacherai jamais ma fierté d'avoir été "choisi" par un éditeur de renom puis par des jurys de lecteurs  (Chambéry, le Livre Inter...). Mais les circonstances dans lesquelles j'ai été publié depuis 18 ans relèvent du hasard (la première publication), du coup de chance (le succès public) et de mon goût pour des sujets "porteurs", non d'un "pouvoir" à proprement parler. Je n'en minimiserai pas les bénéfices pour ma famille et moi, mais je ne me fais pas d'illusion sur la pérennité d'une telle situation. Tout le monde et tous les sujets peuvent passer de mode. Et les auteurs à succès d'un jour peuvent tomber dans l'oubli dès le lendemain. 

De plus, rien n'est gratuit. Quand un éditeur propose à un auteur "connu" de publier un livre, il cherche à acquérir le travail de l'auteur, son image, et le (possible) lectorat/succès du livre. Et les possibilités de négociation de l'auteur sont en général limitées. Seuls les très grands groupes éditoriaux peuvent payer à un auteur des sommes exorbitantes pour un roman à venir. Et il y a très peu d'auteurs susceptibles de demander (et de rembourser largement) ce genre investissement. L'immense majorité des auteurs publient dans des conditions très modestes. Dans l'édition, en dehors des producteurs de best-sellers-à-coup-sûr et des auteurs qui étaient déjà riches avant d'avoir écrit une ligne (il en existe quelques-uns ; on les reconnaît au fait qu'ils ont des billets, des tribunes, des chroniques partout...), ce sont toujours les éditeurs qui ont le pouvoir. 


*

En dehors de produire des textes, mon boulot d'écrivant professionnel me donne l'occasion de m'exprimer oralement : j'ai la capacité (physique et intellectuelle, en principe) de faire une conférence, de donner un atelier ou un cours. Je n'ai pas le pouvoir de m'inviter tout seul à un colloque ou à un congrès. Pour autant, il est probable que certains auteurs usent de leurs relations pour bénéficier d'invitations (rémunérées) à des manifestations diverses. 

Je suis souvent invité à donner des conférences mais le plus souvent, c'est à titre bénévole ou pour un cachet modeste, pour le compte d'associations ou de groupements à but non lucratif. On me demande toujours "Quel est votre tarif" et je réponds que je n'en ai pas : c'est à la structure qui m'invite de me dire ce qu'elle rémunère habituellement les orateurs - ou ce qu'elle trouve acceptable de me donner en guise d'honoraires. Certains auteurs renommés demandent des sommes exorbitantes pour une conférence de vingt minutes. Ca me laisse toujours pensif, mais c'est à leurs hôtes d'accepter ou de refuser leurs conditions, et je me dis qu'ils ont peut-être tout simplement une meilleure appréciation de leur valeur que moi de la mienne... En tout cas, certains ont le pouvoir de se faire payer très cher. Et ils en usent. 

La seule fois que j'ai fixé le montant de mes honoraires, c'était un montant exorbitant. C'était pour l'unique conférence que j'aie jamais donnée à l'instigation d'un laboratoire pharmaceutique. 
Il s'agissait du fabriquant du Norlevo (la contraception d'urgence), à l'occasion de la mise sur le marché de son deuxième produit (une autre contraception d'urgence). Le thème de la conférence (destinée à la presse) était : "La contraception d'urgence"... 
Le labo ne commercialisait alors que ces deux produits, un point c'est tout. J'étais évidemment favorable à leur utilisation élargie bien avant qu'ils me demandent d'en parler (j'en parlais dans Contraceptions mode d'emploi) et l'objectif (inavoué) du labo était de faire mousser le médicament le plus récent. Avant d'accepter, j'ai dit clairement que ledit produit n'était pas, à mes yeux, le meilleur, et que je le préciserais pendant la conférence. Le labo a maintenu son invitation. Je leur ai demandé trente mille francs (Cinq mille euros) d'honoraires, dix fois plus que ce qu'ils me proposaient, en pensant qu'ils me diraient non, et ils ont accepté. 
J'ai donné la conférence en précisant d'abord que le nouveau produit (celui dont ils faisaient la promo) n'avait aucun intérêt car il était plus cher, pas plus efficace que le produit de référence et, à l'époque, non remboursé ; puis j'ai insisté sur le fait que la meilleure contraception d'urgence, c'est un DIU au cuivre. A l'époque, la presse santé ne connaissait pas grand-chose au DIU.  

Sur le coup, j'avais le sentiment d'avoir été très malin et d'avoir eu le dessus, mais très vite, je me suis rendu compte que c'était une illusion : en m'exprimant à son initiative, j'avais "valorisé" une entreprise pharmaceutique. Même si je n'avais pas vanté ses produits, j'avais servi son image... J'ai ravalé ma superbe et ça ne s'est jamais reproduit. 

*
Etre un auteur reconnu et (relativement) renommé - c'est à dire "visible dans les médias", ça attire beaucoup de demandes et ça fait beaucoup écrire pour... signer des lettres ouvertes et des pétitions, donner son soutien à des associations ou à des initiatives, écrire des préfaces (à titre gracieux une fois sur deux, en ce qui me concerne), répondre à des flopées de questions de citoyen.ne.s et de journalistes et, depuis quelques années, servir de "relais" à des informations et/ou des mots d'ordre via les réseaux sociaux. 

La notoriété est-elle en soi un pouvoir ? Pas vraiment puisqu'elle ne permet pas à tout coup de faire ce qu'on veut. Elle permet en revanche d'attirer l'attention, ce qui n'est pas rien. Mais elle n'assure ni l'immunité, ni la loyauté. On peut, un jour, co-signer la lettre ouverte du groupe dont on fait partie afin d'aider à sa publication dans les journaux et, le jour suivant, s'entendre dire qu'on est exclu du même groupe, au prétexte... qu'on a une grande gueule. 

La notoriété attire l'attention, mais rarement pour de bonnes raisons : ce qui suscite l'intérêt, c'est l'image de l'auteur plus que la personne qu'il est vraiment. Et le profit qu'on trouve à s'associer (à) cette image. 

Prenez ma chronique sur France Inter, en 2002-2003. Elle avait été proposée à d'autres intervenants que moi, j'étais le choix de dernière minute (les autres personnes sollicitées avaient refusé). Et c'était un malentendu. Je pensais qu'on me demandait de faire une chronique de service public parce que j'avais exprimé clairement mes engagements et mes idées. Je me trompais : on attendait de moi que je me fonde à la "culture Inter" de l'époque, et que j'adopte le ton paternaliste de chroniqueurs qui disent aux auditeurs ce qu'il faut penser, sans "se mêler" ou communiquer avec eux - et encore moins leur donner la parole.

J'ai compris ça au tout début de la chronique quand, après un billet vigoureux, j'ai reçu un courriel très en colère d'un auditeur me reprochant d'utiliser "mon pouvoir" pour imposer mes idées. 

Je suis tombé des nues. De quel pouvoir parlait-il ? Aujourd'hui, je comprends mieux : un chroniqueur radio (ou télé, ou dans la presse) n'a pas d'interlocuteur. Il parle seul. Ses mots restent sans réponse. Du moins, c'était le cas à l'époque : le service des communications de la chaîne m'avait déconseillé vivement de donner mon adresse courriel radiofrance à l'antenne. 
- Mais... Je fais une chronique interactive ! Je demande aux auditeurs de m'envoyer une question et je cherche les réponses ! S'ils ne peuvent pas m'écrire par courriel... 
- Je comprends bien mais si vous la donnez, "ils" vont comprendre que les adresses sont toutes faites sur le même modèle et ils vont se mettre à écrire à tous les chroniqueurs, aux journalistes... 
- Et ces adresses ne sont pas faites pour que les auditeurs leur écrivent ? 
- Non ! Elles sont faites pour que les journalistes de la chaîne communiquent entre eux, pas avec les auditeurs !!! 

(C'était en 2002, et je vous jure sur ma main droite que je n'invente pas...) 

A partir de ce moment-là j'ai compris que je n'avais pas été "invité à tenir une chronique" pour mes qualités d'auteur ou mon talent de vulgarisateur, mais parce que ça faisait bien dans la grille des programmes. 
Ca n'a pas duré, mais tant que ça a duré, ç'était l'fun. Et j'en ai bien profité. (J'avais demandé plus d'argent qu'on ne me proposait parce que c'était une chronique quotidienne ; le directeur de l'époque avait accepté, mais c'était une semaine avant la reprise des programmes, je pense qu'il était un peu pressé par le temps...) 

*

Pour en revenir à la question du "pouvoir", être payé pour s'exprimer sans aucune censure préalable, sur une chaîne de radio nationale, cinq jours sur sept, pendant dix mois d'affilée, c'est un privilège démesuré. (La rédaction d'Inter a vite laissé entendre que c'était un privilège usurpé, mais pour des raisons que j'ignore, ils m'ont laissé un an à l'antenne...) 

Ce n'était, pour autant, pas un pouvoir susceptible de modifier la vie des individus ou des institutions : j'ai eu beau en dire pis que pendre, je n'ai pas fait trembler l'industrie pharmaceutique sur ses bases, je n'ai pas provoqué la démission des directeurs de programmes des chaînes publiques, je n'ai pas provoqué d'enquête journalistique sur les liens rapprochés entre le ministère de la santé et les intérêts privés. 

Certains auditeurs ont pris cette liberté (temporaire, encadrée, surveillée et enfin retirée encore plus brusquement qu'elle m'avait été accordée) pour du pouvoir. C'était, en réalité, le résultat d'une conjoncture favorable (pour moi) et d'une méprise (pour le directeur de la station). 
Un bug dans la programmation. 

*

Quand ma correspondante twitteuse parlait de "pouvoir", j'ai pensé qu'elle parlait surtout d'influence. Tout auteur laisse une marque durable sur une plus ou moins grande proportion de ses lecteurs ou lectrices. Un auteur, un chroniqueur, un écrivant très lu vont, inévitablement, toucher un nombre plus grand de lecteurs. Leurs idées, leurs valeurs résonnent chez celles et ceux qui défendent les mêmes - ou tendent dans la même direction. Elles vont en conforter certains, en intriguer d'autres, en irriter un certain nombre. Plus les lecteurs sont nombreux et le sujet d'actualité et profondément ancré dans les préoccupations collectives, plus les échos/débats/controverses seront vives. Les réseaux sociaux amplifient ces échos de manière exponentielle. 

Le "pouvoir" d'un écrivant réside surtout dans la possibilité de faire plus de bruit que les autres. De faire parler de lui, mais aussi de ce qui lui tient à coeur. 
C'est un pouvoir sans réelle portée individuelle : à moins d'être très riche, et de pouvoir exercer son pouvoir d'achat sur des services à rendre, des espaces publicitaires, des articles commandités, des émissions à produire, un auteur ne peut pas faire embaucher ou licencier quelqu'un, le mettre en prison ou le libérer, le faire priver de ses droits civiques ou lui faire remettre une décoration. 

Car le vrai pouvoir, c'est ce qui change directement, et de manière radicale, la vie des gens. 

Le vrai pouvoir, c'est celui des trois flics qui ont un jour débarqué chez moi pour perquisitionner ; ils cherchaient à savoir si nous étions encore (secrètement) en relation avec un membre de la famille, auteur d'un crime commis quinze ans plus tôt, et disparu depuis sans laisser de traces. Leur pouvoir les autorisait à fouiller partout, jusque dans les cartes postales de mes enfants. Ils ont fait chou blanc mais le pouvoir dont ils ont usé pour foutre le nez dans mes affaires privées m'a furieusement ébranlé. 

Le vrai pouvoir, c'est aussi, par exemple, ce qu'exercent certains médecins en contraignant des patients à subir des paroles, des examens, des traitements ou des hospitalisations sans justification. 

La capacité de s'exprimer dont disposent les médecins peut tout à fait être un levier de pouvoir. 

Mais là encore, ça n'est pas toujours au profit de celui qui se met en avant. Quand un spécialiste de la chirurgie esthétique vient vanter à l'antenne une nouvelle technique, il est à peu près certain que dans les semaines qui suivent son secrétariat ne chômera pas. Mais quand on invite un mandarin réputé à donner son avis sur (mettons) l'euthanasie, ce n'est pas vraiment parce qu'on s'intéresse à ce qu'il pense, mais plutôt parce qu'on a envie d'attirer le public et d'accroître l'audience. Quant aux idées qu'il exprimera, elles iront jouer au flipper dans l'auditoire, mais pour quel effet ?

On a tendance à oublier que le public n'est pas passif, ni même "vierge". Chaque idée qui sort du haut-parleur est captée par des individus qui ont pour la plupart déjà flirté avec elle, qui l'ont déjà adoptée ou rejetée. Les idées lancées à la va-vite ne changent pas durablement la vie de l'immense majorité. Elles n'ont pas de réel pouvoir. Et si leur influence existe, elle est occasionnelle, aléatoire, accidentelle. 

*

Je ne crois pas (et je n'ai pas envie d') avoir un quelconque pouvoir sur les autres. Ce que je veux, avant tout, c'est être libre de dire ce que j'ai à dire. Je suis comme l'oiseau du proverbe : Je ne chante pas pour montrer que je sais chanter. Je chante parce que j'ai une chanson. 

Ce qui donne l'illusion que j'ai "du pouvoir", c'est (je crois) le fait que je ne suis pas seulement un écrivant, mais aussi médecin - autrement dit : quelqu'un qui "sait" plein de choses sur la maladie et le soin. Et le principal outil de contre-pouvoir, c'est le savoir. (Le principal outil de pouvoir, c'est le silence...) 

J'ai de la chance (de la chanse ?) : j'ai des lecteurs, des lectrices. Pas autant que la Bible ou J.K. Rowling, mais tout de même beaucoup plus que la majorité des écrivants. Certain.e.s de ces lectrices, ces lecteurs, me disent que l'un ou l'autre de mes livres leur a fait quelque chose et leur a appris quelque chose. Et ça me fait chaud au c(h)oeur. 

Je ne me suis pas donné pour "mission" d'"éduquer" des lecteurs avec mes livres, j'écris pour dire... ce qui me révolte et ce qui m'éclaire. Apprendre m'éclaire sur ce qui me révolte. 

Je ne suis pas un missionnaire, je ne crois pas avoir vu la lumière ; je crois simplement que certaines connaissances permettent d'y voir mieux dans le noir et de trébucher moins souvent ; alors je tends la main à ceux qui comme moi marchent dans le noir, et qui sont à portée. 

Ecrire me permet d'avoir moins peur ; d'avoir moins mal ; d'avoir moins de chagrin. Et comme je n'aime pas que les autres aient peur, ou mal, ou envie de pleurer, j'écris pour réconforter et consoler.

Il y a quelques jours, une lectrice qui m'écrit souvent m'a dit : "Vous êtes une mère juive pour vos lecteurs." Ca m'a fait sourire, mais ça m'a touché profondément. 

Apprendre me permet de me sentir moins bête, moins désarmé, moins incapable, moins entravé. Et comme je n'aime pas que les autres se sentent impuissants, je fais passer ce que j'ai appris. 

Aujourd'hui, à la twitteuse qui me parlait de pouvoir, j'ai répondu que je n'en avais pas. De l'influence, peut-être. Mais pas de pouvoir. 

Elle a conclu notre échange en twittant : 
"Oui bon ça va je suis au bord d'une piscine
à boire des mojitos, on va dire de l'influence. Ok ?
Vous êtes un empowerer ;-) "

Mais l'idée m'est chère. Et elle me fait penser à l'histoire suivante :

Dans un ghetto, il y a longtemps, le rabbin va voir la guérisseuse et lui dit : « J’ai besoin d’une potion pour soulager mes rhumatismes.
Elle lui tend un flacon. 

"Ecris-moi la recette pour que je puisse me préparer ça sans avoir besoin de venir te la demander. »
La guérisseuse lui répond : « Non, je ne peux pas te la donner. C’est un secret. »

Le rabbin insiste : « Je fais l’office, je conseille les parents, je marie les jeunes gens,  je soutiens les malades et j'accompagne les mourants, je ne pourrai pas faire tout ça si je souffre. Donne-moi la formule d’une potion qui me permettra de remplir ma mission. »

Comme il est catégorique, la guérisseuse lui dit : « D’accord, mais tu dois me jurer devant Dieu que tu ne révèleras la recette de la potion à personne. » Le rabbin réfléchit une seconde, puis il jure solennellement. Le samedi suivant, il monte sur l’estrade à la synagogue et lit la recette à haute voix devant toutes les personnes présentes. 

Pourquoi ? Parce qu'il préfère se parjurer plutôt que de garder pour lui un secret pareil.

Quand on a accès à un savoir susceptible de soulager les autres, on n’a que deux choix possibles :

Ou bien on décide de garder le pouvoir, et on se tait. 
Ou bien on partage. 


Marc Zaffran/Martin Winckler


3 septembre 2016

Je reçois d'une de mes amies, Adélaïde, le message suivant : 

"Cela m'a fait plaisir de lire ton article, ce matin, avec un café. Cela donne à réfléchir. Plus ça va, plus je me dis que quand on dit à quelqu'un qu'il a du pouvoir, cela se réduit en fait au pouvoir qu'on veut bien lui donner, avec une tonalité (de reproche ? d'admiration ?) dans la voix. 
Le pouvoir qu'on lui donne à cet instant. 
Celui qu'on lui transfère ou projette, même. 
La suite de l'article le dit bien, "influence" convenait mieux. Cependant, cela me dérangeait encore un peu de lire que "tu avais le pouvoir" quant à la vaccination. Car, et tu le répètes assez souvent, tu informes, et ce n'est pas la même chose. Libre aux lecteurs de lire "Les Brutes en blanc" et de se faire leur avis, en le croisant avec d'autres avis, opposés ou allant dans le même sens. Ce n'est pas la même chose de donner de l'information ou de contraindre à suivre un avis...
Bref, ce qui ne me convient pas, avec ce pouvoir qui n'en est pas un - venant de toi - c'est que j'ai toujours l'impression que lorsqu'on dit "vous avez le pouvoir...", c'est se placer sans réfléchir sous la coupe de l'autre, du fait de ses connaissances ou de son statut. Question de confort ? de facilité ? de découragement ?
S'accorder au pouvoir de l'autre, c'est aussi, me semble-t-il, refuser le pouvoir qui est sien. Même sans avoir des milliers de lecteurs, il est possible, davantage maintenant qu'hier, de mettre en ligne une pétition, d'ouvrir un blog pour s'exprimer, etc."

Cette réflexion d'Adélaïde exprime parfaitement quelque chose que je n'étais pas parvenu à exprimer hier. Et elle me fait penser à une phrase que j'aime beaucoup et dont je n'arrive pas à retrouver l'origine : 

"L'arme principale de ceux qui nous oppriment, c'est de nous laisser croire que nous ne pouvons rien contre eux." 

L'arme principale du pouvoir, c'est notre inaction ; le principal outil de contre-pouvoir, c'est la prise de parole. Quand on me dit que j'ai du pouvoir, n'est-ce pas simplement parce que j'ai pris la parole ? 
Bien sûr, la parole ne suffit pas. Mais entre un pays où on peut s'exprimer et un pays où toute parole est interdite ou réprimée, je n'hésite pas une seconde.  

Ce qui me ramène à la responsabilité (morale) de l'écrivant. Cette responsabilité ne se résume pas au fait de prendre la parole, car tout le monde peut au moins tenter de le faire - encore plus aujourd'hui qu'il y a dix ans. 

La responsabilité de l'écrivant naît dès qu'un autre lit ses textes. Et elle augmente avec le nombre de lecteurs. En le lisant, ils l'honorent et lui montrent leur respect. Et ce respect impose à l'écrivant de se rappeler qu'il contribue par ses écrits à la vie collective - matérielle et intellectuelle. 
Elle lui impose aussi de s'interroger sur le sens de ce qu'il dit, sur les idées qu'il véhicule, sur les valeurs qu'il défend - et sur les lectrices, les lecteurs aux côtés desquels il prend la parole. 

MWZ