lundi 25 janvier 2016

La tirade des CHU - par Edmond Rossant

L'autre jour, j'ai twitté :

"Le CHU, cette entité paternaliste, autoritaire, sourde, aveugle, maltraitante et fondamentalement bête. Un modèle de contre-exemple."

Ce Tweet a attiré les foudres de certains internautes. 
Leur affiliation à un (ou des) CHU n'était pas précisée, à ces chers hommes. Ces CHUr hommes, plutôt.
"Stupide." "Caricatural." "Généralisation hâtive". "Réglement de compte."
Bref, comme souvent : des invectives, mais pas l'ombre d'un début de discussion. 

Jusqu'à l'intervention légère et bienvenue de @Waggis1 :

"Ah non, c'est un peu court, jeune homme... On pourrait dire, Oh, Dieu, bien des choses en somme..."

@Waggis1 a raison. C'était un peu court. Et je le remercie.

Il fallait réparer ça et répondre aux invectives sur un ton approprié.
Voici donc...

La tirade des CHU 

Et oui, Twitter, c’est bien trop court, en somme
Mais je peux rallonger sans effort, mon CHUr homme !
Des tirades en série je t’en mets plein… la vue :

Anarchiste : "Moi, mon vieux, si je tenais ton CHU,
Il faudrait sur le champ que je te l'explosasse !"
Communiste : "Ça coûte du pognon en masse !
Que dis-tu, camarade, d’un CHU autogéré ?"
Effaré : "C’est un bloc ! Un immeuble ! Une cité !
Que dis-je, une cité ? C’est une péninCHUle !" (1)
Hugolien : "Qu'est-ce donc qu'un CHU au crépuscule ?
Un refuge, vraiment, ou un sombre tombeau ?"
Vigilant : "Aimez-vous à ce point les effets nocebo (2)
Que sans discernement vous vous surappliquates
À bourrer les malades de drogues allopathes ? "
Soupçonneux : "Hé, Docteur, quand vous endoscopez
L'odeur des honoraires vous monte-t-elle au nez
Sans qu’un patient ne crie «  Hélà, vous m’entubez ! » ? "
Taquin : "Vous devriez le peindre couleur thé
Afin que les malades s’y croient tous en été..."

Scandalisé : "M’enfin ! Ce dont vous médisez
Est le plus pur joyau du système de santé !"
Plaintif : " Par pitié ! Etre PU-PH (3)
C'est se tuer à coup sûr, par deux fois, à la tâche !"
Docte : "L’affection rare, qu’Averroès nommait
Furonculositésurunculdebaderne,
N’a plus aucun secret pour tous nos bons internes !"
Autoritaire : "Etudiant, va donc faire un toucher
Vaginal sous AG ! Non ? Pourquoi ? T’es bouché ?
Si tu refuses ainsi, comment veux-tu apprendre ?
Tu ne seras jamais médecin ! Va te pendre !"

Martial : "Ta réputation, CHU magnifique
Résiste à tout, vraiment, même aux antibiotiques !"
Vaniteux : "Nos chirurgiens sont des cadors !"  
Vexé : "Et nos obstétriciens, alors ?"
Sacré : "Ce temple, patient, j’y exerce pour toi !"
Curieux : "Et ton cancer, quand est-ce que je le vois ?"
Tyrannique : "Allons, malade, tais-toi donc et admire !
Un praticien de CHU est Maréchal d’Empire !"

Au généraliste : "Mon gars, t’es culotté
De m’demander des comptes ! Mon CHU, c’est du poulet ?"
Aux infirmières : "Garde à vous ! V’là la clique !
Le patron, l’agrégé et leurs pharmaceutiques !
La recherche, Mesdames, est une vocation !"

Enfin, pour mettre un terme à cette incantation
Faisons, une fois pour toutes, un sort, et grâce au ciel
Aux reproches infâmants du corps ministériel :
« Le voilà donc, ce CHU, qui de notre Santé
Détruit l’économie. » Quelle légende insensée !...

Voilà ce qu'à peu près, CHUr homme, je peux te dire
En dehors de Twitter. Et je sais, c’est bien pire.
Et pour toi, irritant, d’avoir à te taper,
Ces maudits calembours, ces blagues éhontées.
Mais ne t'en prends qu'à toi : ton ire m’a mis en verve.
La parole se prend, et il faut qu’on s’en serve.
Et nulle institution n’est à ce point sacrée
Qu’un citoyen ne puisse, librement, la railler.
Que tu sois professeur, attaché ou déchu
Souffre donc que je pète aussi haut que ton CHU.

Edmond Rossant, Marcyrano de Wincklergerac


(1) Calembour aimablement fourni par @Waggis1. Merci encore !
(2) Inverse de l'effet placebo : effet néfaste induit par la prescription d'un médicament sans que le médicament en soit responsable.
(3) PU-PH : Praticien universitaire - praticien hospitalier. Cumul des mandats (et des salaires) légal dans les CHU français.

dimanche 17 janvier 2016

Le métier d'écrivant (38) - "Madame Bovary", c'est un peu vous, non ?

Tatiana Théron m'a écrit : 

Petite question du dimanche matin, je n'ai pas trouvé sur vos pages (mais je n'ai pas regardé de manière très fouillée) vos impressions sur le lien de l'écrivain à ses propres personnages. On connaît bien le phénomène d'identification du lecteur mais qu'en est-il de l'écrivain qui épouse son personnage ? Ce n'est pas completement comparable à l'acteur et son rôle mais tout de même, à force d'être au plus près de ses personnages de fiction on finit parfois dans une interaction inconsciente avec eux il me semble...

Je lui ai répondu : 

"Oula. C'est une question à 30 000 mots, ça ! Je ne crois pas que j'ai répondu à ça de manière "focalisée" dans un article du blog, par exemple ; j'en parle occasionnellement, mais vous me donnez envie de le faire de manière plus précise..."

Et puis je me suis mis à écrire, et maintenant que j'ai fini (enfin, que j'ai le sentiment d'avoir fini) je poste le résultat ici. Ce n'est pas un texte de 30 000 mots, mais il fait tout de même 12 000 caractères, par là...

***

Bon, évidemment, il y a certains de mes personnages que j'épouserais sans aucune hésitation (Pauline dans La Maladie de Sachs, Emma dans Les Trois Médecins, Jean dans Le Choeur des femmes, Nora dans En souvenir d'André et certainement Claire dans Abraham et fils), du moins, si elles voulaient bien de moi. Il y en a d'autres en revanche que j'hésiterais à épouser même s'ils me voulaient. Non parce qu'ils ne sont pas très fréquentables mais parce qu'ils ou elles ne sont pas mon type. 

Je n'hésiterais pas une seule seconde à épouser Renée, la sœur-jumelle-et-chimérique (ils habitent le même corps) de René dans Un pour deux et les deux autres romans de La Trilogie Twain, même s'il me fallait  m’habituer à la voir transitionner en son frère sans prévenir et attendre que René transitionne en sa soeur. Mais bon, par amour, on peut accepter beaucoup de choses, et puis quand on épouse quelqu’un, on épouse aussi sa famille, n’est-ce pas ? :-)

***

Ma réponse a l’air d’une blague ou d'une dérobade, mais dans mon esprit elle indique bien « où » je me situe par rapport à mes personnages : ce sont toujours des entités extérieures. Même ceux ou celles qui semblent parler par ma voix. Car, Stricto sensu, ils sont tous mes porte-parole. Je leur fais dire ou penser ce que j’ai besoin qu’ils disent ou pensent à ce moment-là. Je ne les épouse pas, je les utilise. Et comme ce ne sont pas des personnes réelles, je n’ai pas de problème éthique avec ça. (Pas plus que je n’en ai quand je fais exploser une médiathèque sous les fesses d’un pseudo-philosophe et d’un politicien.) J'ai de plus la faiblesse de croire que pour évoquer par écrit quelqu'un de très différent de soi (par l'expérience, par les valeurs, par le corps ou n'importe quoi d'autre), il faut avant tout utiliser les mêmes mots que lui ou qu'elle. Autrement dit : écouter attentivement et plus tard écrire en se souvenant de ce qu'on a entendu. Je ne fais pas autre chose quand, au début du Choeur des femmes,  j'écris quarante pages dans lesquelles Jean parle "comme un mec" en exprimant son dégoût des "bonnes femmes" et de leurs "histoires de fesses". Cette forme d'expression m'est familière parce que je l'ai beaucoup entendue. Je peux l'utiliser comme si c'était ce que je pense. (Non, je ne crois pas que lire ou entendre des insanités, ça "contamine" la pensée... En tout cas, pas plus que le reste.) 

Est-ce que, pour autant, l’éloignement ou la proximité sont les mêmes avec tous les personnages ? Non, bien entendu. Je me sens plus proche de certains que d’autres, mais pas nécessairement pour les raisons qu’on croit. Ainsi, dans tous mes romans, plusieurs personnages – protagoniste, personnages secondaires, figures satellites – expriment mes valeurs de manière plus ou moins ferme. Et quand ils expriment des valeurs opposées aux miennes, ils sont encore l’expression de ma pensée : on se définit aussi par ce qu’on récuse ou ce qu’on ne croit pas. 

L’idée qu’un personnage est nécessairement le « double » de l’auteur est bien sûr souvent erronée – ou, en tout cas, trop rapide. En ce qui me concerne, on m’a beaucoup dit que Franz Karma, le médecin chevronné du Chœur des femmes, me ressemble. Mais quand j’écrivais le roman, c’est à Jean, le jeune médecin qui s’oppose à lui, que je m’identifiais. Pour moi, Karma représente la figure tutélaire de qui j’aurais voulu apprendre. C’est un condensé de plusieurs individus qui m’ont marqué tels que mon père, ou mon parrain en écriture l’écrivain Daniel Zimmermann (ci-dessous à droite) 

ou le personnage du Dr Niidé dans Barberousse de Kurosawa (ci-dessous, à gauche) et d’autres. J’ai de l’admiration pour ces figures-là, précisément parce qu’elles ne sont pas moi. Emotionnellement, je me sens beaucoup plus proche de Jean, de ses certitudes et de sa peur, de ses préjugés et de ses colères, et aussi du sentiment d’étrangeté qui l’habite. Je n’ai pas de « particularité » anatomique visible mais, intérieurement, je me sens intersexué.



De même, quand j’écrivais Les Trois Médecins, je ne voulais pas purement et simplement transposer mes études de médecine. J’ai trouvé plus « juste » de ne pas en rester à mes propres expériences vécues, mais d’intégrer, avec leur autorisation (et en les remerciant à la fin) des anecdotes tirées de l’expérience d’autres médecins, ou d’en inventer, et d’affecter mes propres souvenirs à plusieurs personnages du livre – Bruno, ses trois amis mais aussi Emma et Diego.

***

Dans Abraham et fils, le roman que j’ai terminé l’été dernier et qui paraîtra en février 2016 chez P.O.L, je m’identifie bien sûr beaucoup au fils, Franz, et j’essaie de raconter l’histoire de son point de vue de petit garçon en me rappelant comment (et ce que) je pensais au même âge ou à peu près, mais bien entendu il ne s’agit que d’une reconstruction. Ce que je raconte dans ce livre-là, je n’en ai pas de trace concrète : tout s’est passé avant que je me mette à tenir un journal. Je ne peux me fier qu’à ce que je crois me rappeler. Et je sais que c’est très discutable. Dans les romans qui suivront, je vais certainement puiser dans les cahiers que j’ai commencé à tenir à partir de l’âge de 13 ou 14 ans. Ça ne veut pas dire que je raconterai mon adolescence telle qu'elle s'est déroulée, évidemment. Mais ça renforcera mon désir de coller au plus près à mes sentiments de l’époque –  via les mots que j’utilisais pour les exprimer. 

Dans Abraham et fils, pour me rapprocher des émotions de l'enfance, j'en suis venu entre autres à m'approprier deux héros des comic-books que je lisais quand j'avais dix ou douze ans (le Sgt Frank Rock de Our Army at War - à gauche - et Hans von Hammer de The Enemy Ace - ci-dessous) et à en faire des personnages de mon roman : Frank Roth et Hans von Homer. Je me sens évidemment très proche de ces personnages alors que je ne les ai pas inventés, mais adoptés et adaptés à mon propos. 
Est-ce à dire, pour autant, que les autres personnages (à commencer par Abraham, le père de Franz) me sont moins proches ou plus étrangers que ces deux-là ? Non, d’autant qu’il existe dans mon esprit le même type d’interaction « idéale » entre les trois adultes que sont Abraham, Frank et Hans et le petit garçon qu'est Franz,  qu’entre Franz Karma et Jean Atwood ou encore entre Bruno Sachs et son mentor, le Professeur Lance : non pas une relation verticale, mais une relation d’entraide, de stimulation et de maturation réciproques et simultanées, en écho de la relation que je perçois entre Niidé et son élève récalcitrant, Yasumoto dans Barberousse (ci-dessous). Alors, inévitablement, même si Abraham porte le même prénom que mon père, il n’est pas une simple évocation de mon père, mais surtout de la manière dont j’aurais aimé incarner mon père dans le livre, dont je me l'approprie aujourd'hui, plus de trente ans après sa mortpour servir ma description personnelle d'une relation père-fils "idéale". 





Même si Franz exprime des choses que j’ai pensées ou ressenties au même âge (si je me souviens bien), ce n’est pas moi : il a des pensées plus claires, mieux articulées, que je ne les avais ; il voit plus de choses que je n’en voyais ; il se pose des questions que je ne me posais pas. Par conséquent, s'il est légitime et même indispensable de croire à la réalité de Franz quand on lit le roman, il n'est pas moins indispensable, si l'on tient absolument à "analyser" ce qu'il pense ou dit, de se rappeler que Franz existe exclusivement dans la tête de celui qui l'écrit et de ceux qui le lisent... C
'est un personnage, et non une personne réelle -  A figment of our imagination.

En ce qui me concerne – et je suis convaincu qu’il en va différemment pour chaque écrivant –, je m’efforce non pas de raconter les choses telles qu’elles se sont passées, mais d’une manière qui me permette de les comprendre aujourd’hui. Ou, pour le dire autrement : je ne revis pas des situations que j’ai vécues, je les réinvente, au sens où (ré)inventer c’est aussi (re)découvrir, mettre au jour, comprendre, appréhender de manière plus claire.

J’ai le sentiment d’écrire toujours un peu pour cette raison : pour comprendre a posteriori ce que je n’ai pas compris sur le moment parce que j’étais trop occupé à vivre (ou à survivre) à ce qui m’arrivait. Donner du sens à ce qui, sur le moment, n’en avait pas. De sorte que je ne me prends jamais pour mes personnages, et je ne les prends jamais pour une version idéale de ma personne. Pendant que je les écris, je les considère plutôt comme des « avatars », au sens où on l’entend dans les jeux vidéo. Une fois que les livres sont terminés je les vois plutôt comme des « doubles alternatifs », au sens où on l’entend dans les romans de SF décrivant des réalités potentielles multiples et parfois simultanées. Pendant l'écriture, ils me guident dans la jungle. Une fois que le livre est écrit, c'est le lecteur ou la lectrice qu'ils guident. 



J'ai souvent pensé que la réflexion de Bernard Pivot lors de nombreux Apostrophes - "Ce personnage, c'est un peu vous, non ?" - était source de... confusion. Je ne vois pas comment un écrivant pourrait ne pas se mettre un peu dans un personnage de livre, puisque c'est lui qui le décrit. Alors, oui, c'est "un peu" lui. Mais ça n'est pas tout lui, et il ne se réduit jamais à ce seul personnage. (Les êtres humains, c'est un peu plus riche que les personnages de roman, quand même...) 

C'est dans ce sens-là que j'ai toujours entendu (et écrit, en italiques) le "Madame Bovary, c'est moi !" de Flaubert. A mon humble avis, il ne parlait pas du personnage, mais du livre. Bruno Sachs et Franz Karma et Abraham Farkas et son fils, ce n'est pas moi, mais La Maladie de Sachs et Le Choeur des femmes et Abraham et fils, c'est moi, sans réserve. Chaque foutu fucking bouquin, dans son ensemble, c'est ma pomme. 

Et, une fois que les livres sont lancés dans la nature, ils ne sont plus à moi, ils sont phagocytés, ingérés, assimilés par le lecteur/la lectrice, mais ils portent quand même mon ADN d'écrivant...   

***

Au fond, si je m’identifie à une entité, ce n’est pas à un ou à des personnages, mais au texte – roman, nouvelle – qu’ils habitent. Et il en va de même s’il ne s’agit pas d’un texte de fiction, mais d’un article ou d’un texte de réflexion comme celui-ci. Parce qu’au fond, les idées et les sentiments ont beaucoup plus d'importance à mes yeux que les personnages (qui sont rarement décrits) ou les péripéties. C’est le mélange d’émotions, d’étonnements et de réflexions qui est « moi » dans le texte, même si une fois que ce texte est écrit, son existence est beaucoup remodelée par la lecture qu’en font les autres. 

Quand je relis certains textes longtemps après, je me rends bien compte que je ne les écrirais plus comme ça, mais ça ne me frustre pas : je l’assume, même si je me rappelle (ou je crois me rappeler) n’avoir pas travaillé aussi fort que à ce moment-là qu’à d’autres moments. Quand je le rends public, je l’assume, avec les longueurs, les approximations, les insuffisances. Parce que je l’ai relu, repris, corrigé, précisé, retravaillé un nombre incalculable de fois. C’est vrai aussi pour les textes en ligne : après les avoir longtemps composés et travaillés sur un fichier word, je les retouche une fois postés, je les relis et modifie une phrase, en supprime une autre, en rajoute une troisième et il m’arrive aussi de compléter un propos ou de le le préciser après avoir lu un commentaire d’internaute.

Ce souci d'assumer le texte, quel qu'il soit, découle de deux prémisses très fortes dans mon esprit : 
1° Ecrire c'est dire ce à quoi on croit et, par conséquent, le défendre et l'assumer. 
2° De ce fait, tous mes textes sont porteurs des mêmes engagements - et donc des mêmes responsabilités. 

Je ne me sens pas différent quand j'écris Le Choeur des femmes ou Contraceptions mode d'emploi. Ce que j'exprime dans Le patient et le médecin, je l'ai déjà exprimé maintes fois dans des articles de presse et dans des romans comme La Maladie de Sachs ou Les Trois Médecins. Ecrire c'est aussi "compromettant" que parler. Et j'écris pour lancer des pavés. 

Dans mes tiroirs (ou mes dossiers informatiques), j’ai des flopées de textes. Des textes inachevés, des ébauches, des réflexions, des lettres jamais envoyées, des journaux intimes. Je ne les publie pas parce qu’ils sont des ébauches, ou appartiennent à ma sphère privée, à des zones de ma vie que je n’ai pas envie de rendre publiques, tout comme les photos de mes enfants ou mes soucis personnels. (Mais je me demande périodiquement quelles instructions laisser à mes proches au cas où je disparaîtrais brusquement. Est-ce que je laisse les codes d’accès de mes boîtes courriel ? Est-ce que je donne les codes d’ouverture des fichiers que j’ai verrouillés ? Et à qui ? Et pourquoi faire ?)

Mais ce que je mets en ligne, ce que j’envoie à un rédacteur en chef ou à mon éditeur, ou même la lettre que j’adresse à quelqu’un pour lui dire ce que je pense de lui (en bien ou en mal), je l’assume tout entier. C’est un peu pour ça aussi que je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on m’enregistre pendant un entretien et qu’on me cite même quand je dis des choses brutales : je les aurais dites de la même manière en public. Je tiens à ce qu’on me cite. Sinon, je me la boucle.

De sorte que je ne renie aucun de mes textes, même si j'ai des réserves au sujet d'un ou deux livres – ce ne sont pas des romans – que je n’ai pas le sentiment d’avoir écrit de manière tout à fait libre et assumée. Mais lorsqu’il s’agit de fiction, j’assume chaque texte, parce que j'ai été seul à la barre et j’ai une chance inouïe : mes nouvelles et mes romans sont publiés et ils sont lus. De sorte que je me sens dans l'obligation morale de les assumer, jusqu'à la fin de ma vie, et je le sais avant d'avoir écrit la première phrase. Si je ne peux pas assumer un texte au grand jour (autrement dit : accepter d'être interpellé pour avoir écrit ce texte-là), je ne le publie pas, je ne le poste pas sur un blog, je le garde pour moi. 

***

Mais encore une fois, je ne perds jamais de vue que je suis un privilégié : je suis un homme blanc, je suis né et je vis dans un pays riche, mes parents avaient assez d'argent pour que je grandisse en bonne santé et que je bénéficie d'une bonne éducation, j'ai gagné ma vie mieux que la plupart de mes contemporains, je publie à peu près tout ce que je veux, et ce que je publie est lu ; c’est une série de privilèges exorbitants. Je ne l’oublie jamais. Je ne prends jamais rien pour acquis. Et dans mon esprit, ce privilège m’impose des obligations incontournables – et en particulier de ne jamais écrire en vain – je veux dire : de ne jamais trouver "normal" d’être un écrivant publié, de ne jamais afficher comme un paon ma liberté d’écrire, de ne jamais prétendre que c'est difficile ou dangereux... ou prendre des airs de martyre ou d'ennemi public. Un écrivant qui n'a aucun mal à se faire publier et dont les livres se vendent est un privilégié, et laisser entendre qu'il souffre de l'incompréhension publique est, purement et simplement une crapulerie et une indécence. Quand ils sont deux à le dire ensemble, c'est du Grand-Guignol. Malheureusement, le ridicule ne tue pas. 




***

Dès que j’ai eu la chance d’être très lu (La Maladie de Sachs) et de voir beaucoup de gens me proposer d’écrire, d’intervenir, de parler (et de me payer pour faire tout ça !), je me suis mis à réfléchir à tout ce que je disais et écrivais. Je me suis mis aussi à écouter ce qu’on me disait : je me souviens qu’après avoir rencontré Christian Lehmann (ci-dessous) pour la première fois, je me suis efforcé de ne plus dire « Les médecins », mais « Des médecins » ou « Certains médecins » ou « Trop de médecins » dans mes textes critiques. Parce qu'il m'a fait remarquer que si je mets tout le monde dans le même sac, non seulement c’est injuste, mais en plus ça oublie de dire qu’il y a des tas de gens qui font leur boulot et dont on ne parle pas. Tous les mots sont importants. Même les articles. 


Cela étant, faire attention à ce qu’on écrit, c’est un processus continu ; cela non plus, ça ne doit jamais être pris pour acquis. Facebook et Twitter m’ont beaucoup appris à cet égard : plus on écrit de manière réactive et fragmentaire, plus le risque est grand d’être compris de travers... ou de répondre à côté de la plaque. Je n’avais pas ce problème-là avant les réseaux sociaux. Je l’ai découvert quand je me suis vu en situation de réagir, de répondre, d’intervenir de manière instinctive, sans la distance qu’impose le fait de retravailler un texte. Et j'ai vu qu'il faut tourner au moins 747 fois ses 140 caractères dans sa tête avant de twitter. (Et bien lire, plusieurs fois, ce à quoi on réagit.) 

Je ne suis pas responsable de la manière dont l'autre me comprend, mais je suis responsable de ce que je comprends, et de ce que je dis en réponse à ce qu'un autre a écrit. Alors, même si je cours toujours le risque d'être compris de travers, j'essaie d'être vigilant et d'écrire des choses aussi précises et claires que possible, en y ayant mûrement réfléchi. De manière à ne plus me sentir obligé de préciser ma pensée à tout bout de champ. S’il n’est pas possible d'exprimer quelque chose en peu de mots, alors mieux vaut attendre de pouvoir le faire en détail. (Cela étant, je suis comme tout le monde, je continue de temps à autre à écrire ou à réagir de manière irréfléchie, et à prendre des volées de bois vert, et c’est juste.)

De même qu’un personnage, à mes yeux, n’est pas le seul élément déterminant d’un roman (ce sont les lecteurs qui différencient les personnages et en font des archétypes ou des figures symboliques, pas les écrivants qui les ont « inventés »), il me semble qu'une idée, une réflexion, une phrase ne se suffisent pas à elle-même. J’aime beaucoup les aphorismes, et par exemple j’essaie d’en écrire comme autant de « piques » lancées à la réflexion des autres, sur FB et sur Twitter. Mais au fond, ce que j’aime, ce n’est pas parler de manière lapidaire comme si j’avais pu tout synthétiser en une phrase. Ce que j’aime, c’est, à partir d'une idée qui me vient (ou qu'on me lance), écrire-pour-approfondir-la-pensée, écrire au kilomètre, écrire le plus loin possible, déborder. 

Comme dans ce texte-ci, que je vous remercie d'avoir lu jusqu'au bout. 

(Et merci, Tatiana !) 

Mar(c)tin




vendredi 8 janvier 2016

Dans la langue de Molière - par David Meulemans

David Meulemans est éditeur, il dirige une maison âgée de 5 ans : Aux Forges de Vulcain. Jeune mais la valeur n'attend pas le nombre des années, n'est-ce pas ? (Cinq ans, c'est l'âge qu'avait P.O.L quand j'y ai publié mon premier roman, La Vacation). David m'a confié ce texte et je suis heureux de le publier ici. Et comme il se termine par deux questions, j'espère qu'il est à suivre. Ou que des internautes auront envie de donner leurs réponses. 
MW 


Il y a quelques années, j’ai visité, à trois jours d’écart, une grande librairie de New York, puis une grande librairie de Paris. A New York : gros livres, couvertures cartonnées, de toutes les couleurs, des gens de toutes les couleurs aussi, de toutes les tailles, de tous les sexes – de l’espace aussi. A Paris : des couvertures blanches, blanc cassé, ivoire – tous les livres se ressemblent. Tous travaillent à passer pour sérieux, nobles, élégants. Quand on les lit, on sait que, pour la plupart, ce n’est pas le cas. Ce sont de petits livres sans souffle ni ambition, des signes sociaux que l’on s’échange et qui, en dehors de ce commerce symbolique, sont inutiles. 
A New York, ambiance de forum – à Paris, ambiance de cour.

Mais qu’est-ce que cela veut dire, dans les lettres, que la promesse démocratique ? Cette promesse qui aurait été faite il y a deux cents ans, et n’aurait pas encore été tenue ?
La France peine à être démocratique car elle n’est pas née avec la Révolution, avec la promesse démocratique, mais son époque démocratique s’est superposée à une longue époque autoritaire, dont elle garde des traces. Ce qui distingue les Etats-Unis de la France, c’est que les Etats-Unis sont nés démocratiques, ils ne le sont pas devenus. A l’inverse, nous conservons des habitudes peu démocratiques, comme un inconscient qui nous pousse, dès que nous le pouvons, à séparer et dominer.

En toute lucidité, cette description est caricaturale : elle est utile pour se mobiliser, mais sa justesse n’est pas assurée. Mais nos croyances politiques s’ancrent en nous pour des raisons rarement rationnelles – et une fois qu’elles ont sédimenté, il n’est plus guère possible de les abandonner.

Pourtant, ce beau schématisme, une réflexion récente l’a fait voler en éclat chez moi. Je lisais un article, je ne me souviens pas de son sujet, mais le journaliste, à un moment, au lieu d’écrire « en français », avait écrit « dans la langue de Molière ». Je me suis dit, pourquoi ? Qu’est-ce que notre langue a, qui lui viendrait de Molière ?

Le français est plus la langue de Molière que l’anglais n’est la langue de Shakespeare. Shakespeare a pour lui d’être le plus grand inventeur d’expressions et d’images de la langue anglaise. Mais, quand un Anglais déclame Shakespeare, il est très difficile de ne pas mesurer l’écart entre la langue de la rue et celle de cet auteur. Cela dit, la langue de Molière n’est pas plus notre langue quotidienne. Mais peut-être que l’écart est moins grand entre Molière et nous qu’entre Shakespeare et nos contemporains anglophones. A débattre.

Plus que les mots, ce qui est étonnant, c’est que la France ait pris Molière comme saint patron. En un sens, on pourrait dire qu’il incarne l’esprit français – dans ce qu’il a d’irrévérencieux. Mais, en même temps, révérer un irrévérencieux, c’est un peu paradoxal, non ? Ah moins que ce soit le meilleur moyen de museler tous les irrévérencieux, en leur disant : mais si, regardez, on aime bien rire – on chante les louanges des comiques d’il y a trois cents ans ! Si on ne rit pas à vos blagues, c’est qu’elles ne seront pas drôles. Mourez, attendez trente ans, laissez la patine des ans faire son effet, et on vous encensera. On mettra sur vos textes de belles couvertures blanches, et on se les offrira à Noël.

Tout élève de lycée, à qui on a fait ânonner des explications de textes sur le « Bourgeois gentilhomme », aura appris deux choses, l’une fausse et l’autre vraie. Je vous laisse deviner – ou choisir – laquelle est vraie, laquelle est fausse. La première : Molière, ce n’est pas du tout drôle. La seconde : l’éducation à l’irrévérence, c’est une vaste blague.
Donc, c’est entendu, nous ne sommes que rarement dignes de Molière – dont la langue, en théorie, est notre langue.

Souvenons-nous du bourgeois gentilhomme. Le pauvre vit dans une société de classes. Il ne sera jamais noble. Mais il a du capital. On lui propose donc de transformer ce capital financier en capital culturel et symbolique. Il ne sera pas noble, mais il pratiquera le chant, l’escrime et la philosophie comme un noble. Ou, du moins, à l’image du noble.

Nous sommes des bourgeois gentilshommes, nous sommes des gueux qui, nés à un âge démocratique dans une nation souterrainement inégalitaire, rêvent de se distinguer, de pourvoir mépriser leur prochain avec nos oripeaux de noblesse. Bien souvent, nous n’aurons jamais le capital financier qui nous permettrait d’être une puissance de l’argent – nous nous contentons donc du capital symbolique.

Dans le monde des lettres, cela consiste à n’acheter et ne feindre d’aimer que des romans ou des essais qui nous permettent d’acquérir l’apparence du capital symbolique. Au mépris de toute expérience esthétique, au mépris de toute résistance que notre goût pourrait opposer, au mépris de toute liberté sociale. Nous utilisons les livres comme des armes dans la guerre sociale, comme un moyen de nous distinguer, en nous opposant.

Deux remarques.
D’une part, l’esprit de Molière peut amener à réinterroger une description de l’identité française comme un fond autoritaire sur lequel se serait imposé un glacis démocratique. Après tout, Molière, c’est très français, et c’est très antérieur à la Révolution. Même si j’ai tendance à proclamer que la France naît en 1789, je sens bien que cette assertion n’est pas juste.

D’autre part, on peut se demander : est-ce que nous sommes contraints de demeurer des bourgeois gentilshommes. Est-ce que faire des livres « à l’américaine », cela fait sens ? Ne faut-il pas continuer de faire des livres « à la française », traiter les Français comme ce qu’ils sont, pas ce que l’on voudrait qu’ils soient. Mais que sont-ils ? Nous sommes à la fois le bourgeois gentilhomme et l’auteur du bourgeois gentilhomme. L’espoir n’est donc pas perdu. Nous pouvons, dans les lettres, tenir la promesse démocratique. Mais peut-être que l’identité française, c’est cette lutte permanente entre les pauvres et les riches, entre l’esprit de cour et l’esprit de justice, entre l’esprit de corps et l’esprit qui ricane.

Et tout ceci m'amène à rappeler qu'un livre, c’est le support matériel d’un texte. Deux questions, donc : qu’est-ce qu’un livre démocratique ? Qu’est-ce qu’un texte démocratique ? 

David Meulemans.