lundi 26 octobre 2015

Le métier d'écrivant (36) - Roman et intentions politiques - par Mar(c)tin

La plupart de vos romans ont des aspects politiques (ou, plus généralement, comprennent des commentaires, sur la médecine, les rapports homme-femme, les rapports de domination, les rapports sociaux). Est-ce que vous vous dites, au moment de vous lancer: voilà, telle ou telle question est une question politique importante, et je voudrais l'aborder spécifiquement ?  Ou est-ce que vous vous dites: je me lance dans mon histoire et, me connaissant, les observations politiques "remonteront" spontanément à la surface, au cours du récit? En gros, quelle est la part d'intentionnalité dans votre intervention politique?

(Dave Feng - question posée en... 2010 ! ) 



Je commence toujours par l'histoire. J'ai envie de raconter de bonnes histoires. J'ai entendu John Ford et Jean Gabin faire la même réponse à des gens qui leur demandaient ce qu'il fallait pour faire un bon film. 
Ils répondaient tous les deux "Il faut trois choses : 1° une bonne histoire, 2° une bonne histoire et 3° une bonne histoire".

J'ai des ambitions littéraires démesurées, comme tous les écrivants, mais en pratique, j'essaie déjà de raconter des histoires intéressantes - j'entends : surprenantes, imprévisibles par le lecteur, marrantes, avec des rebondissements, etc. Bref : des histoires que je ne vais pas m'ennuyer à écrire, car j'aurais horreur de m'ennuyer à les lire ! 

Alors c'est la narration qui doit primer, pas le "message politique", qui est toujours encombrant si on essaie de construire l'histoire autour. Et je pense que ma manière de voir le monde conditionne le type d'histoire que j'ai envie d'écrire de même que ça conditionne le type de films ou de livres que je choisis. (Il en va de même pour vous...) 

Alors, même si je peux me mettre dans la manière de penser d'un personnage que je considère comme « négatif », je ne peux pas vraiment défendre des idées auxquelles je n'adhère pas. Je suis donc à peu près sûr que, sauf mauvaise interprétation - et encore ! - mes "valeurs" (politiques, personnelles, émotionnelles, sexuelles, que sais-je ?) vont se manifester et "sortir" à l'écriture... Vu la manière dont mes livres sont reçus depuis 20 ans, je suis à peu près sûr que c'est le cas : même La Vacation, qui est un roman plutôt sombre sur le travail de Bruno Sachs dans un service d'IVG n'a pas été repris comme flambeau par les anti-avortements... C'est donc que ma position à ce sujet est très claire...

C'est d'ailleurs pour la même raison, je crois, que lorsqu'on pose cette question aux scénaristes de films ou de séries - "Quel message vouliez-vous faire passer ?" - ils ouvrent de grands yeux. Ils ne veulent pas faire passer de message à priori. Ils veulent raconter une bonne histoire. Et comme il l'écrivent avec ce qu'ils, cette histoire, leurs valeurs vont inévitablement y apparaître  !!! 

Je ne me pose pas vraiment la question du "politique" quand j'écris. Je sais que sous une forme ou sous une autre, à l'occasion de telle ou telle situation ou de telle ou telle scène, ça dira quelque chose de "politique". Parce que j’ai des idées très précises et j’écris pour les défendre

Quand, dans Le Choeur des femmes, Karma fait monter Djinn (tout habillée) sur la table de gynéco pour lui montrer ce que ça peut avoir de menaçant et d'humiliant, la plupart des lectrices le savent, bien sûr, je ne leur apprend rien. Mais ça fout Djinn en colère et, comme elle représente les femmes prises dans et par le machisme médical et qu'elle est tiraillée entre ce machisme professionnel et sa féminité, elle veut comprendre où il veut en venir... et Karma lui répond que faire écarter les cuisses aux femmes, c'est pas du tout obligatoire. On peut les examiner, leur poser un DIU, leur faire un frottis ou les faire accoucher sur le côté. C'est un fait médical simple, mais c'est politique aussi, je pense. 

Alors, bien sûr, ça a frappé beaucoup de lecteurs/trices, cette scène - et ses prolongements plus tard, dans l'attitude de Djinn avec Céline, sa "protégée", puis dans le texte/manifeste militant qu'elle écrit un soir de colère - et c'est cette prise de conscience qui me permet de dire, par sa voix, que l'humiliation n'est pas indispensable pour soigner. Et qu’on peut toujours soigner sans humilier. J'aurais pu le dire en deux phrases, comme ici, mais est-ce que les lecteurs et lectrices l'auraient « absorbé » de la même manière ? Je ne crois pas. Je pense qu'on intègre mieux une pensée quand on l'a vécue émotionnellement, et le roman est le meilleur substitut à l'expérience vécue, parce qu'il transmet des émotions sans nous imposer l'expérience physique. 

Au moment de l'écriture j'ai eu envie d'écrire la scène comme ça, sans me poser la question de savoir ce qu'elle signifiait. Et pour tout vous dire, je ne l'analyse qu'aujourd'hui, en écrivant ceci. Parce que fondamentalement, je voulais faire "une bonne scène", et je crois que, narrativement parlant, ça l'était. Message ou pas message. Et ça prenait le contrepied de ce qui se fait le plus souvent dans la réalité : des histoires de médecins chefs qui couchent avec leurs étudiant(e)s, il y en a des flopées dans les hôpitaux français (et dans les séries télé) mais je ne crois pas avoir jamais vu ou lu une scène dans laquelle un médecin fait allonger un de ses internes sur une table de gynéco pour lui montrer à quel point ça peut être humiliant d'obliger les patientes à le faire !

En un sens, c'est une scène qui parle à la fois du respect dans la relation de soin, et du respect dans la relation d’attachement, puisque la scène de la table se reproduit à la fin du roman, en écho à la première scène, en montrant le chemin parcouru par les deux personnages  : Djinn va volontairement voir Karma en consultation car elle lui fait confiance, mais, quand elle monte sur la table, ça ne se passe pas comme elle s'y attend, car à son contact, il a décidé d’aller plus loin que ses propres discours.

En fait, en écrivant ça, je me rends compte à quel point je suis vieux-jeu : je n'ai pas abandonné l'idée des années 60 selon laquelle le sexe, c'est éminemment politique.

Dans le même ordre d’idée, il y a des scènes de sexe ou des scènes d'amour dans mes romans, mais elles ont toujours une fonction dans la narration, ce n'est pas comme la plupart des scènes de sexe dans les films... Dans Les Trois médecins, Bruno écrit une nouvelle pornographique qui raconte comment une visiteuse médicale va (littéralement, mais métaphoriquement aussi) baiser un grand patron dans son bureau. Il la fait lire au "comité de lecture" de sa revue d'étudiants et ça fait des remous (ça se passe au milieu des années 70, à l'époque du féminisme militant). Certains de ses camarades trouvent le texte sexiste, d'autres disent que c'est un texte "à la Georges Bataille" qui parle de l'aliénation d'une femme servant les intérêts de l'industrie en vendant son corps pour tenir un médecin par la queue. D'autres haussent les épaules : "Ouais, le Bruno, il a juste voulu nous en foutre plein la vue..." Bref, le texte est discuté à l'intérieur du roman.

En fait, j'avais écrit la nouvelle bien avant de me lancer dans l'écriture du roman, mais je ne l'avais jamais publiée. Je ne voyais pas très bien quoi faire de cette nouvelle "toute nue". Si je la publiais seule, c'était la description d'une séance de sexe entre une quasi-prostituée et un type important dans son bureau. La chute résidait dans le fait qu'à la fin, on comprenait que c'était une visiteuse médicale. C'était une métaphore de la profession de VM, mais ça pouvait être ressenti comme insultant par des femmes qui font cette profession pour gagner leur vie - et par les prostituées. Or je ne voulais insulter personne. Donc, ce texte publié seul ne prouvait rien, sinon que je savais écrire des textes pornographiques. 

Mais quand j'ai eu l'idée de l'insérer à l'intérieur du roman, dans un contexte particulier, ça devenait un texte qui permettait plusieurs niveaux de lecture. Après le chapitre où la nouvelle est retranscrite, son analyse par les personnages avait plusieurs fonctions : idéologique (les manipulations du corps (!) médical par l'industrie et l'aliénation des femmes qui sont utilisées par l'industrie à leur insu), narrative (ça dit quelque chose sur Bruno-l'écrivain-en-herbe et sur ses camarades), historique (ça rend compte du type de débat qu'on avait à l'époque, avec une pointe d'ironie), esthétique (je voulais effectivement voir si – et montrer que – je pouvais écrire un texte pornographique) et autocritique (je soulignais qu'il était impossible de dire si Bruno avait écrit le texte avec une intention politique ou simplement avec l'envie de me faire plaisir et de choquer par la même occasion...). 


À l'opposé, il y a des scènes toutes simples qui donnent lieu à de parfaits malentendus... Dans Mort in vitro, à un moment donné, il y a une fête à la préfecture de Tourmens. Charly Lhombre, l'un des deux personnages principaux, qui a été invité à la fête mais s'y rend un peu contraint et forcé car il a horreur des pince-fesses, ouvre une porte et se trouve face à une scène de partouze. Un présentateur de reality-shows et un gynécologue marron sont en train de s'envoyer en l'air sur un canapé dans des postures invraisemblables avec deux femmes, sous le regard du grand patron d'une multinationale du médicament qui les reluque, un scotch à la main, assis sagement dans un fauteuil Empire.

Quand Charly voit ça, ça le fait marrer, il referme la porte sans bruit et il passe à autre chose (parce qu'il s'en fout).

Contrairement à la nouvelle de Brunoqui occupe plusieurs pages des Trois médecins, la scène de partouze prend dix lignes dans Mort in vitro, mais quand une classe de lycée a lu ça, les élèves m'ont demandé pourquoi j'avais mis dans un roman une scène de "porno" qui (de leur point de vue) ne servait à rien. Et je leur ai expliqué que la scène (ou plutôt le tableau, car c'est une sorte de scène "gelée") en question était une métaphore : "Médecine et Médias forniquant ensemble sous les yeux de l'Industrie et les ors de la République". Evidemment, ils n'avaient pas vu ça, mais personne ne peut le leur reprocher, c'était un clin d'oeil ironique, et une manière détournée de faire un political statement sans avoir besoin de... m'étendre. (Haha.) Eux, et c'est bien naturel, ils avaient tout bonnement vu une scène de sexe. Ca ne m'a pas gêné : encore une fois, ça ne prend que dix lignes du texte, ça peut donc être oublié très vite.

En revanche, un des premiers lecteurs du manuscrit de Mort in vitro m'a appelé, très en colère, en me disant "Je ne comprends pas pourquoi tu dis que les partouzes, c'est vraiment que pour les riches et les pourris !!! C'est vraiment un sale préjugé !!!"

Et ça, ça m'a fait beaucoup rire, parce que lui non plus n'avait pas vu la métaphore. Il avait vu une sorte d'amalgame entre le sexe de groupe et les puissants... alors que ce que les gens font de leur sexualité, c'est leur affaire, à mon avis, et tant que tout le monde est consentant et personne n'est brutalisé ou utilisé, je n'ai rien à en dire et pas de jugement à porter. Ce qui m'intéressait dans ce "tableau", c'est l'incongruité du lieu et les personnages qui le composent. Pas la sexualité de groupe !

Et parfois, comme dans En souvenir d'André, je décide d'écrire un roman sur la perte, et ça passe (pas tout à fait à mon corps défendant, mais sans que ce soit le but) par un récit autour de la mort médicalement assistée et de la liberté de choisir sa fin... 

Tout ça pour dire que l'intention politique est là, sous une forme démonstrative ou légère, mais qu'on ne la voit pas toujours pour ce qu'elle est - et qu'elle n'est jamais le point de départ d'une fiction. 

Car, quand j'ai vraiment envie d'aborder de front une question politique qui me paraît importante, j'écris un texte politique, un manifeste, un pamphlet et non une fiction. C'est cela la beauté de l'écriture : on peut faire ce qu'on veut. La fiction, pour moi (et je ne parle que pour moi), sert à réexplorer la confusion des sentiments éprouvés pendant les expériences de la vie. Mais ça n'est pas la seule forme possible pour faire cette réexploration. Pendant quelques années, je me suis mis aussi à écrire des poèmes et des chansons (en anglais, le plus souvent) pour exprimer mes sentiments à l'occasion d'expériences très intimes. 


Bref, je pourrais dire que ce qui me pousse vers une forme plutôt qu'une autre, c'est mon humeur, plutôt que le "sujet que j'ai envie de traiter". Quand je suis ému et triste, j'écris des poèmes. Quand j'ai envie de transmettre, j'écris des romans de formation. Quand je suis perplexe, j'écris des romans d'énigme. Quand je suis d'humeur chevaleresque, j'écris un roman épique. Et quand je suis en pétard, j'écris un coup de gueule de douze pages, avec trois tonnes d'exemples, et je le poste sur mon site !!! 

Mar(c)tin