samedi 29 novembre 2014

Le métier d'écrivant (28) - Publication, service de presse, "baby blues"

Est-ce toujours vous qui décidez du titre de vos livres ?

J’ai toujours un titre de travail, avant même de commencer l’écriture du livre. J’aime penser les livres à partir de leur titre, comme s’il fonctionnait de la même manière que si j’étais un lecteur : je choisis un titre qui m’attirerait si je n’avais pas écrit le bouquin ... et qui en dit suffisamment sur le contenu pour intriguer. Mais il peut arriver que le titre change en cours d’écriture ou juste avant la publication.

La Vacation, Les Trois Médecins et Le Chœur des femmes ont gardé leur titre initial. Mais La Maladie de Sachs s’est d’abord intitulé La Relation. Quelques mois avant publication, j’ai découvert qu’un autre roman portait le même titre. Sur les conseils de Paul, j’en ai cherché un autre, et il m’est venu en relisant le manuscrit. Quelque part, Bruno s’indigne que les médecins donnent leur nom aux maladies qu’ils observent alors qu’en toute bonne logique, ils devraient leur donner le nom du patient qui en souffre. Le meilleur exemple est celui de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), qu’on nomme en France « Maladie de Charcot » d’après le médecin français qui l’a décrite, alors qu’en Amérique, c’est « Lou Gehrig’s Disease », du nom du champion de baseball qui en fut atteint à la fin des années trente. Et, parlant des médecins, Bruno ajoute : « Comment peut-on vouloir donner son nom à une saloperie ? » En relisant ça j’ai eu une révélation, j’ai fait une page de couverture avec mon nom, le nouveau titre, La Maladie de Sachs, « roman » et « POL » et je l’ai faxée à Paul. Cinq minutes après, le téléphone sonne et je l’entends me dire : « Génial ». Plus tard, beaucoup de lecteurs m’ont dit « Vous n’aviez pas peur de faire fuir les lecteurs, avec ce titre ? » Mais je n’y ai pas pensé une seule seconde. C’était le titre. Et il n'a pas effrayé grand-monde, manifestement. 

Mon dernier roman en date, je l’avais écrit avec un titre bien précis en tête, La Veillée. Et quand Paul l’a lu, il m’a appelé tout de suite pour me dire qu’il l’aimait beaucoup mais que le titre était un peu trop vague, il me suggérait En souvenir d’André. Il m’a – comme toujours quand il me fait une suggestion – proposé d’y réfléchir, j’ai réfléchi cinq secondes et j’ai dit : « Vous avez raison, c’est le titre. » Et voilà. Je pense que, comme pour La Maladie… le titre est toujours présent dans le projet ; parfois je le trouve du premier coup, parfois il faut le mettre au jour. Le titre de ce livre-ci a beaucoup changé en cours de route. Je l’avais intitulé Le métier d’écrire, puis Ecrire est mon métier ; j’ai hésité un peu sur Un métier d’écrivant, et comme « less is more », j’ai fini par opter pour Le Métier. C’est un titre comme je les aime : simple et richement polysémique – et c’est aussi un titre-hommage à L’Etabli, de Robert Linhart[1], livre qui m’a beaucoup marqué quand j’étais étudiant. Mais je ne sais pas ce que Paul en pensera quand il le lira.

Le roman que j'écris en ce moment, Abraham & Fils, a toujours eu plus ou moins ce titre. Comme Paul O.-L. aime beaucoup le titre et ce qu'il a lu du livre à ce jour, je pense que ce sera le titre définitif. Je crois aussi que les titres sont comme des "étiquettes mnésiques" pour les textes que j'ai envie d'écrire. Les Voies des Hommes, Les Sept Soignants, Les Démons, Some Other Time/Une autre fois - je peux d'ores et déjà raconter à peu près les histoires que ces titres représentent dans ma tête. Et comme j'ai toujours à l'esprit que je peux mourir d'un jour à l'autre, je pense que le fait de nommer les livres que j'ai envie d'écrire c'est une sorte de "gri-gri" contre l'angoisse de disparaître. Je peux imaginer que tant que j'ai un livre à écrire, je resterai vivant. Oui, je sais, c'est bête mais bon... Comme je suis athée, mes possibilités de faire face à l'angoisse de mourir sont limitées, forcément. 

Que se passe-t-il entre la remise du manuscrit et la publication ? Comment passez-vous cette période ?

Il y a plusieurs étapes : Paul le lit, il me fait quelques remarques, souvent très peu, mais elles peuvent se révéler déterminantes. Ensuite, il peut y avoir une préparation de copie : le correcteur relit le manuscrit, me fait des suggestions de corrections – que j’accepte ou refuse, s’il s’agit d’une orthographe ou d’une tournure volontaires. Le texte « provisoirement définitif » est mis en page, et on m’envoie un premier « bon-à-tirer » une image des pages telles qu’elles seront imprimées, que je relis et annote, puis un second, et parfois un troisième. Je relis tout, et c’est nécessaire : il y a toujours des coquilles ou des fautes ou des maladresses qui passent inaperçues, même alors qu’on est deux ou trois à relire.
Tout ça prend quelques semaines, parfois moins selon les délais dont on dispose. Souvent, j’ai autre chose à faire, mais la mise en page, les corrections sont toujours une tâche prioritaire pour moi, je tiens à participer à la publication du livre jusqu’au bout. Je relis et je corrige (des petites choses) sans arrêt jusqu'au moment où le livre est envoyé à l'imprimeur, c'est à dire jusqu'au dernier moment. Mais quand c'est fini, c'est fini. Une fois le livre imprimé, ça m'arrive de trouver encore quelques coquilles, mais je n'en fais pas une maladie. Je les signale et si le livre a plusieurs tirages, on les intègre dans les tirages ultérieurs et, s'il y en a une, dans l'édition de poche, qui devient alors l'édition "définitive". 

Pour Les Trois Médecins, il s'est passé quelque chose d'amusant : quelqu'un a appelé la maison d'édition en se plaignant que je l'avais mis en scène dans le roman, et en croyant qu'on avait travaillé ensemble par le passé. Or, j'avais simplement donné à un personnage de médecin le nom d'un syndrome assez connu... en oubliant que les médecins donnent leur noms aux maladies. Et ce lecteur était un parent du "découvreur-de-maladie" en question. Comme il trouvait un peu gênant (et je le comprends) que ses proches lui posent des questions en voyant son nom dans le roman, il m'a demandé de rebaptiser le personnage, ce que j'ai fait volontiers. Mais du coup, il y a deux versions du roman. Entre les tout premiers tirages et la version poche, un personnage change de nom... 

Certains auteurs réécrivent leurs livres, à vingt ans d'intervalle. Est-ce que vous seriez tenté de le faire ? 

Je ne crois pas que j'en éprouverais le désir. Je pense que chaque roman est le produit d'une période d'écriture, et que réécrire, ce serait en quelque sorte (pour moi, en tout cas) chercher à "faire mieux". Mais d'une part je pense avoir fait de mon mieux à ce moment-là. Repasser derrière, ce serait au fond réécrire le livre de quelqu'un d'autre, quelqu'un que je ne suis plus, ça me gênerait beaucoup. Et d'autre part, j'ai tellement de projets que je n'imagine pas reprendre un livre passé. J'ai écrit un long roman que Paul n'a pas voulu publier, Les Cahiers Marcoeur. On m'a suggéré à plusieurs reprises de le retravailler, mais je n'en ai pas envie. J'ai fait ce que j'avais à faire dessus, à l'époque. Je l'ai "dépassé", dans une certaine mesure. Et c'est bien comme ça. C'est une étape, je vois tous mes textes comme des étapes, des pavés sur une route. Je ne vais pas passer mon temps à les polir pour les ajuster. Je préfère aller de l'avant. L'essentiel c'est qu'on puisse circuler, et que la route aille dans la direction que j'ai choisi. 




En quoi consiste le service de presse ?

C’est une sorte de rituel : l’éditeur a préparé une liste de journalistes et de proches de la maison – les administrateurs, les agents qui présentent les livres dans certains pays étrangers, les directeurs des éditeurs de poche, des amis éditeurs, etc. - auxquels il est prévu d’envoyer le livre. P.O.L ne fait jamais d’envoi monstrueux : c’est inutile. La liste comporte en général entre trente et cinquante noms, ce qui est déjà beaucoup. Mieux vaut envoyer le livre à des personnes choisies, qui s’intéressent à la production de la maison, plutôt que d' "arroser" à l'aveugle. Et on ne leur envoie que des livres choisis, susceptibles de les intéresser, car tous les critiques ne s’intéressent pas à toute la production d'une maison. Les personnes à qui on adresse un recueil de poésie de Pierre Alféri ne sont pas strictement les mêmes que celles à qui on envoie un volume du Journal de Charles Juliet ou un roman d’Emmanuelle Pagano. 

Ça aussi c’est significatif de la personnalisation du traitement dont nous bénéficions, chez P.O.L et dont, à mon avis, tous les auteurs devraient bénéficier. Cette relation personnelle m’importe énormément parce qu’au fond, personne ne connaît aussi bien mes livres et mon travail que Paul et les membres de P.O.L. Je ne veux pas avoir affaire à quelqu’un d’autre – je n’ai jamais eu la vélléité de prendre un agent, par exemple, ce serait absurde, je suis trop bien traité : je ne suis jamais obligé d’aller à une émission ou de répondre un journaliste, il est bien entendu que personne ne me reprochera de refuser ; on me dit toujours  : « Si vous avez trop de travail pour y aller, votre travail est plus important. » Les auteurs P.O.L sont très protégés. 

En pratique, le service de presse se passe très simplement : l’auteur s’assied au milieu d'une pile de bouquins et écrit des dédicaces sur la page de garde. Mieux il connaît le destinataire, plus la dédicace est personnelle, bien entendu. 
Chez P.O.L, ce rituel n’est pas du tout obligatoire et chaque auteur choisit de le faire ou non. La première fois, pour La Vacation, j e l’ai fait pour toutes les personnes sur la liste. J’ai écrit ma dédicace sur la première page, qui porte juste le titre du livre. Et puis un jour, en passant chez un bouquiniste du Quartier Latin, j’ai trouvé un exemplaire neuf, qui n’avait pas été lu et dont la première page avait été soigneusement découpée. Le bouquiniste m’a expliqué qu’un critique littéraire, qui vivait dans le quartier, venait régulièrement lui vendre au poids les livres qu’il recevait en service de presse (ils portaient autrefois sur leur couverture les lettres « SP » imprimées ou perforées, pour éviter qu’on les revende). Alors, depuis, je ne signe que les exemplaires destinés à des personnes que je connais ou que j’estime. Je sais qu’un journaliste qui aimera le livre en parlera, même s’il n’est pas signé. Et je raye de la liste les personnes à qui je ne veux pas qu’on l'envoie le livre. S’ils veulent le lire, ils n’ont qu’à aller l’acheter, comme tout le monde. 

Que disent vos proches, vos amis, de vos livres ? Est-ce qu’ils les lisent dès leur parution ?

Ca dépend des fois. Depuis La Vacation, j'offre un exemplaire de chacun de mes livres P.O.L à mes proches. Mais je n’attends pas qu’ils les lisent systématiquement ; je comprends qu’ils n’en aient pas forcément le désir. Quand ils me disent : « J’ai lu tel ou tel de tes livres » – parfois plusieurs mois ou années après sa publication – je suis très content. Ce sont mes proches, mais ils ont le droit, comme tout lecteur, de ne lire que ce qu’ils ont envie de lire, je n’ai pas d’ego à cet égard. Un jour, je déjeunais pour la première fois avec un auteur français extrêmement populaire. L’un de mes fils était un de ses fans, et quand je me suis retrouvé à table avec lui je lui ai tendu un ou deux bouquins à signer en lui disant « Un de mes garçons les a tous lus, il est très excité de savoir que je déjeune avec toi ! » Mon interlocuteur a secoué la tête et répondu, sur un ton très navré : « Quand je pense que mon fils, lui, ne veut jamais mettre le nez dedans ! » Ca m’a surpris et j’ai eu de la peine pour lui : il avait des centaines de milliers de lecteurs mais celui qui aurait compté le plus pour lui ne s’intéressait pas à ce qu’il écrivait. J’ai essayé de le consoler en lui disant que ça viendrait un jour, parce que c’est l’expérience que j’en ai eue. Mais ça m’a donné à réfléchir. 

Est-ce que j’écris des livres pour que mes enfants ou mes proches les lisent ? La réponse est non. Je n’attends pas de mes proches qu’ils lisent mes livres. Je ne les écris pas à leur intention. Je les écris pour le lecteur imaginaire que j’étais adolescent ou jeune homme, et pour celles et ceux qui ressemblent à ce lecteur imaginaire. Il se peut qu’un de mes proches fasse, occasionnellement, partie de ces lecteurs ; mais c'est à elle ou à lui d'en décider. Après avoir offert mes livres à mes proches, je ne leur demande jamais s’ils l’ont lu et ce qu’ils en ont pensé. je ne veux pas leur donner le sentiment que j’attends leur avis, leur approbation ou leurs commentaires. Et je présume que s’ils le lisent, ils m’en parleront spontanément. Je suis heureux qu’ils décident de le faire, au moment où ils en ont envie mais, s’ils ne les lisent pas, c’est très bien aussi. Je n’ai pas besoin qu’ils lisent mes bouquins - d'abord parce que j'en ai écrit beaucoup trop. Mais quand ils le font et m'en parlent, j'en suis très heureux. 


Est-ce que vous souffrez de « baby blues » quand vous avez fini un livre ?

Pas juste après. Quand le livre imprimé arrive, je suis heureux de le voir, je le feuillette, je le montre à mes proches, et lorsque je vivais en France, j’allais faire le service de presse chez P.O.L. L’anxiété vient plus tard, entre le service de presse et le moment où sort le premier article. Mais depuis que je vis à Montréal, tout ça est « tamponné » par le fait que je suis loin et que j’ai autre chose à faire. Je ne fais plus de service de presse, puisque je ne suis pas là pour signer les livres, et franchement, ça ne me manque pas plus que ça. Le baby blues vient du fait que, brusquement, tous les échanges autour du livre que j'avais avec les membres de la maison d'édition - qui le lisent en général quand il est en fabrication, ou juste avant - cessent brusquement. Mon livre est fini, et je ne peux plus en parler avec personne, puisque, dans une certaine mesure, tout est dit. Et pour moi, c'est difficile : j'aime parler de mes livres, avant, pendant et après que je les ai écrits. Alors j'ai la chance que beaucoup de mes livres sont lus, et je peux souvent rencontrer des lecteurs, mais quand le livre n'est pas lu et n'a pas d'échos (c'est arrivé plus souvent que l'inverse, étant donné le nombre de bouquins que j'ai publiés), c'est un peu difficile, parce que je me suis entièrement donné à l'écriture. Alors, oui, j'ai des phases de blues et de tristesse, mais je finis par me remettre au travail. Ma chance, c'est que je n'écris pas que des romans, mais aussi des livres "engagés" et des choses assez diverses. Alors j'ai rarement l'occasion de me laisser glisser dans la dépression. J'ai trop de travail pour ça, et j'aime travailler.  

(A suivre...) 

Prochain épisode : Lisez-vous les critiques de vos livres ? 





[1] Editions de Minuit, 1978