mercredi 12 novembre 2014

La narration, l'éthique, le soin

à Matteo Coen



Mais nous n'avons que ça, finalement. 
Des histoires. Pour nous apprendre à vivre, 
pour nous préparer à mourir. 
Emmanuel Zacks


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Une histoire (ici, j'entends "histoire" au sens de récit, de narration), ce n'est pas qu'une anecdote, un souvenir, une réminiscence, une vision du futur, un écho du passé ou une blague. Une histoire, ça contient beaucoup de choses. Prenez l'histoire suivante :

Dans une petite communauté juive (un ghetto en Pologne ou le quartier juif d'une ville d'Afrique du Nord), le rabbin et la guérisseuse sont deux piliers très respectés de la communauté. Un jour, le rabbin consulte la guérisseuse.

(NB : je vous raconte l'histoire comme je l'ai entendue, mais il pourrait s'agir d'un rabbin et d'un guérisseur ; aujourd'hui ça pourrait aussi être, dans certaines communautés, une femme rabbin et un guérisseur ou une femme rabbin et une guérisseuse – l'important dans cette histoire n'est pas le genre des protagonistes, ni leur statut, mais leur attitude respective).  

"J'ai des rhumatismes, dit le rabbin. Donne-moi de quoi les soulager." La guérisseuse lui donne une fiole contenant de quoi se soigner pendant une semaine, en lui demandant de revenir en chercher une nouvelle huit jours plus tard. Le rabbin secoue la tête. "Mes rhumatismes sont chroniques. Je fais la prière pour les circoncisions, les mariages, les décès ; j'enseigne la lecture de la Thorah aux enfants ; j'assiste ceux qui ont besoin d'un soutien moral. Je sers de médiateur dans les conflits. Je représente la communauté auprès des autorités de la province. Je dois pouvoir servir la communauté sans avoir besoin de venir te voir tous les quatre matins. Donne-moi la recette de cette potion, afin que je puisse la préparer moi-même."

La guérisseuse refuse : la recette est secrète, elle se transmet de mère en fille. Le rabbin insiste : en lui imposant de rester dépendant, elle compromet son autonomie. La guérisseuse consent à lui donner la recette, à une condition : il doit jurer devant Dieu qu'il ne révèlera cette recette à personne. Le rabbin réfléchit, puis jure. Le vendredi suivant, devant la congrégation assemblée dans la synagogue, il révèle la recette à tout le monde.


Une histoire dit toujours quelque chose sur celui ou celle qui la raconte.

J'ai beaucoup à dire au sujet de cette histoire et ce, avant même de parler de ce qu'elle contient. Je l'ai entendue en 1998, à Paris, de la bouche d'un rabbin (évidemment) qui donnait à une association de médecins une conférence intitulée : "L'éthique, de l'embryon à l'agonisant". Elle m'a beaucoup frappé. D'abord, bien sûr, parce que tout ce que ce rabbin a raconté pendant la conférence était à mille lieues du dogmatisme de beaucoup de médecins. Ce que j'ai retenu de son point de vue et de ses conceptions de la Torah était très sensiblement ceci : les soignants ont pour première mission de soulager les souffrances humaines, fût-ce en contournant les "lois" divines. Aucun dogme ne justifie de faire ou de laisser souffrir quiconque.

Né dans une famille juive, élevé par un père et une mère qui connaissaient bien leur culture et leurs coutumes, je suis inévitablement de parti-pris. Je suis athée, je n'ai ni affiliation ni pratique religieuse mais cette histoire, par ses résonances affectives, me touche probablement de manière plus intime que si j'avais été catholique, protestant ou bouddhiste.

Et, de fait, j'aurais très bien pu transformer l'histoire en remplaçant le rabbin par le chef (le maire) du village : le sens en serait le même (j'y reviendrai). Néanmoins, en choisissant de la raconter ainsi, je vous dis quelque chose sur moi, en particulier la valeur que je lui accorde et (un peu) qui je suis : il est rare que des non-juifs racontent des histoires de rabbin.

Une histoire contient toujours plus que son anecdote apparente.

Prenez l'Odyssée. Je ne choisis pas cette œuvre par hasard. Elle est analysée en détail par Brian Boyd dans On the Origin of Stories – Evolution, Cognition and Fiction. Le texte attribué à Homère raconte comment Ulysse rentre chez lui. Ce faisant, il donne des indications de nature diverse : géographiques, ethnologiques et culturelles (Ulysse rencontre des peuples variés, mais il est aussi beaucoup question de ce qui se passe à Ithaque pendant son absence, entre Pénélope et les prétendants), religieuses (il y est beaucoup question des dieux et de leurs relations avec les humains), stratégiques, affectives et familiales (Pénélope veut rester fidèle à Ulysse, Ulysse veut retrouver Pénélope et son fils, Télémaque part à la recherche de son père) ; c'est un roman d'aventures, un roman d'amour, un roman familial, un roman de mœurs (le récit nous apprend beaucoup de choses sur les coutumes et valeurs des Grecs à l'époque où il est composé). Et, bien sûr, la dimension morale est omniprésente.



Toute histoire contient des informations : celle que je vous ai racontée plus haut, par exemple, nous rappelle (ou, si nous l'ignorions, nous apprend) qu'avant les médecins, il y avait des guérisseurs/ses, des shamans, des "hommes-" et des "femmes-médecine" ; elle indique aussi le rôle social et les fonctions d'un rabbin dans une communauté juive ; elle dit que la communauté se rassemble pour la prière à la synagogue, le vendredi soir. Elle nous rappelle aussi que la maladie (et, ici, la douleur, le vieillissement, le handicap) peut toucher tout le monde. Même l'homme éduqué, informé, qu'est un rabbin peut être malade et avoir besoin de soins (une guérisseuse aussi, mais c'est une autre histoire). Elle nous rappelle que la transmission du savoir, c'est parfois la transmission des secrets - ou leur révélation. Etc.  

Toute histoire parle de conflits – personnels, sociaux, intérieurs.
Celle-ci est le récit d'un bras-de-fer et d'un dilemme. Dans un premier temps, le rabbin semble dépendre de la guérisseuse : il ne peut pas se soigner sans son aide. Son autonomie est soumise au bon vouloir de la soignante. Dans un second temps, on voit qu'il n'en est rien : il insiste pour disposer librement de la recette en faisant appel à son sens communautaire. Ici, c'est lui qui a la main. Elle peut détenir des secrets thérapeutiques, mais l'autorité morale, c'est lui qui en est le dépositaire. La guérisseuse a du respect pour lui, elle cède. (C'est pour cette raison que le rabbin pourrait être remplacé par le maire du village...) Mais pas complètement : elle lui impose de garder le secret. Et, pour ce faire, elle en appelle à leur arbitre commun : Dieu. En un sens, l'histoire raconte non seulement une lutte de pouvoir, mais aussi une alliance et un statu quo. Les deux adversaires se sont mis d'accord, en s'assurant que leur "autorité" à chacun est préservée.

Toute histoire parle de valeurs et donc, souvent, de conflit de valeurs : ici, entre les valeurs du rabbin et celles de la guérisseuse. Mais il est aussi ici question d'une double transgression : le rabbin se parjure en révélant la recette de la potion anti-douleur à tout le monde et il viole le contrat moral qui le liait, par son serment, à la guérisseuse. Ce faisant, il risque gros. Même si Dieu ne le frappe pas de sa foudre sur le champ, la guérisseuse peut très bien décider de le dénoncer et de lui faire perdre toute crédibilité auprès de la communauté. S'il ne tient pas sa parole, qui peut lui faire confiance ?

Par conséquent, toute histoire parle de morale, d'éthique. Pour simplifier, il y a trois grands registres éthiques : l'éthique de la vertu ("Mes actes sont bons si je suis un individu bon, vertueux") ; l'éthique déontologique ("Mes actes sont bons s'ils respectent un code moral commun à mon groupe social ou professionnel") ; l'éthique conséquentialiste ("Mes actes sont bons si leurs conséquences, leurs effets sont bénéfiques ; si mon objectif est de poser des actes bénéfiques pour le plus grand nombre, je suis un conséquentialiste utilitariste").

Une histoire prend son relief (son sens) dans les yeux de celui ou celle qui la reçoit

Pour les critiques littéraires"évolutionnistes" (dont Brian Boyd fait partie), les histoires ne sont pas un produit de la culture humaine, elles en sont le fondement. Pour que les cultures humaines puissent s'élaborer, il a fallu d'abord que les Humains élaborent des récits. Et tout porte à croire que ce sont les récits qui ont permis aux êtres humains de quitter leur zone d'origine (l'Afrique) pour explorer toute la planète. Car beaucoup d'animaux communiquent par signaux sonores, visuels, olfactifs pour indiquer le danger ou la présence de prédateurs. Mais à ce jour, seuls les êtres humains sont capables de condenser, de conserver et de transmettre une foule d'information sous la forme d'un récit. 

Ainsi, par exemple :

"Après avoir franchi les collines qui se trouvent au levant, je suis descendu vers la vallée pendant des jours et des lunes jusqu'à ce que je rencontre un grand fleuve ; j'ai suivi son courant ; lorsque je suis arrivé là où les eaux tombent dans le vide, j'ai descendu un sentier au flanc de la falaise depuis le moment où le soleil était en haut du ciel jusqu'au moment où le ciel a rougi. Au bas de la falaise, j'ai traversé la brume et les grondements, et je suis arrivé devant une grande étendue d'eau calme. Là, les baies et les fruits sont abondants. Gibier et poisson sont abondants.  Je n'ai pas rencontré de prédateur, ni d'autres humains comme nous. Ici, nous n'avons plus de quoi manger, la terre est sèche et le gibier rare. Prenons nos enfants et nos outils et allons vivre une nouvelle vie là-bas."

L'intérêt du récit est multiple : c'est un concentré d'informations qui peut être partagé avec tout le monde sans aucun outil, et qui permet à celui qui le reçoit de connaître le chemin fait par celui qui l'a composé et de le refaire., en tout, en partie ou pas du tout. Il ne nécessite aucune trace physique (elles sont incluses dans le récit) ; il peut contenir des informations ponctuelles précieuses ("Attention en marchant sur les roches dans la brume : ça glisse !") ; il peut être enrichi par les émotions du narrateur ("Arrivé à la grande chute d'eau, j'ai eu peur de tomber moi aussi." "Quand j'ai découvert le lac calme, mon cœur s'est envolé comme un oiseau."). Etc.

Les histoires font partie de l'expérience humaine – et la modèlent en retour

Pour les critiques évolutionnistes, la narration est consubstantielle à la "nature" humaine. Il n'y a pas de culture sans narration : même sans écriture ou culture de l'écrit, même sans paroles, la narration est omniprésente, dans toutes les situations humaines – pensez au langage par signes, aux films muets, aux mimes, aux dessins animés sans paroles (Tom & Jerry…). Et les récits ne sont pas "juste" des histoires. Ce sont des véhicules d'idées, de valeurs, d'enseignements. Ce sont des simulations de situations que nous ne pouvons pas avoir encore vécues mais que nous pourrions être amenés à vivre. Ce sont des entraînements virtuels à la vie. Pensez aux contes de fée, dont la morale est destinée à "guider" le comportement des enfants quand ils seront adultes ; pensez aux récits légendaires, qui montrent dieux et héros comme des modèles de rôle ; pensez aux récits religieux, qui donnent en exemple ceux qui respectent la parole divine et décrivent le châtiment de ceux qui la transgressent.

Le récit occupe une place tellement importante dans notre fonctionnement mental qu'il fait partie de nos critères de qualité. Un livre ou un film peuvent être bien écrit ou bien tourné, s'il ne s'y passe pas grand-chose, on s'emmerde. Une histoire drôle qui n'est pas drôle (qui ne se termine pas sur une chute) nous fait secouer la tête et lever les yeux au ciel. Une télésérie qui n'a pas de fin (ou dont la fin nous déçoit) nous met en colère. Nous aimons suivre des personnages pendant longtemps, nous aimons les histoires à rebondissements, nous aimons les histoires d'amour, les histoires de revanche ou de vengeance, les retrouvailles et les réconciliations, parce qu'elles font écho à nos vies (et à la manière dont nous aimerions les vivre, ou les avoir vécues).

Les histoires nous apprennent à vivre en nous disant que la vie est souvent complexe, difficile, douloureuse, mais aussi surprenante et source de joie. Les histoires nous préparent aux rencontres, aux ruptures, aux déceptions, aux conflits, à la maladie, à la mort. Les histoires nous apprennent ce que sont le courage et la lâcheté, la générosité et l'égoïsme, la bonté et la méchanceté, la douceur et la violence. Tout ce que nous avons besoin de savoir de la vie, nous l'apprenons en recevant des histoires.

Bonnes et mauvaises histoires

De tout ce qui précède – si vous m'avez suivi jusqu'ici – il découle qu'une histoire peut être "bonne" ou "mauvaise", et d'abord, narrativement parlant. Selon quels critères ? Je serais tenté de dire qu'il n'y en a qu'un qui vaille ; à savoir : la satisfaction de celui ou celle qui la reçoit. Depuis qu'un de nos proches nous a "lu" ou raconté notre premier livre en carton préféré, chacun de nous, au fil des années, a constitué sa propre expérience des histoires. Nous savons très vite quelles histoires nous préférons (celles qui font rire, celles qui font peur, celles qui sont tristes, celles qui sont mystérieuses, celles qui nous décrivent des mondes inconnus…) et ce que nous en attendons.

Certains d'entre nous acceptent d'être surpris et d'entendre des histoires inhabituelles. D'autres tiennent à "leurs" histoires et ne veulent pas en sortir. Certains d'entre nous, lorsqu'ils aiment une histoire écrite par un auteur, lisent toutes les histoires écrites par cet auteur (et ils sont parfois très sévères quand toutes les histoires ne les satisfont pas autant que la première). Certains préfèrent des histoires très complexes, d'autres préfèrent des histoires très simples. Certains préfèrent les dentelles de mots finements assemblés ; d'autres les phrases qui s'entrechoquent avec fracas. Bref, tous les goûts sont dans la nature. Et ça tombe bien : des histoires, il y en a pour tous les goûts. Et tout humain peut raconter des histoires. Les moyens ne manquent pas : conte, fable, poème épique, chanson, nouvelle, novella, roman, saga, bande dessinée, graphic novel, one-man-show, pièce de théâtre, ballet, spectacle de marionnettes, dessin animé, film, télésérie, jeu vidéo – et j'en oublie certainement.

Et on n'est pas obligé de s'en tenir à la fiction : dans le monde anglo-saxon, bon nombre de livres de sciences humaines (histoire, géographie, anthropologie, psychologie, etc.) destinés au grand public sont des livres narratifs : ils développent leur argumentation au fil d'anecdotes et de récits. Cette narrativité est également omniprésente dans la pratique journalistique anglo-saxonne, y compris dans le domaine scientifique. Les notions les plus complexes font couramment l'objet de récits relatant comment tel chercheur, tel accident, telle succession d'événements ont présidé à leur élaboration. Bill Bryson, auteur de livres merveilleux tels que Une histoire de tout, ou presque (A Short History of Nearly Everything) et Une histoire du monde sans sortir de chez moi (At Home) - illustre à merveille cette capacité. En plus d'être prodigieusement instructifs, ses livres sont drôles – et ils sont entièrement construits sur un mode narratif.

La supériorité du narratif dans l'enseignement n'échappe à personne. La différence entre un cours sinistre et un cours intéressant, c'est que dans l'un des deux, l'enseignant raconte des histoires mémorables. Un cours qui se contente d'énumérer des notions n'est pas seulement sinistre, il est indigeste. Mais une bonne histoire permet d'assimiler des notions, et de les conserver en tête.

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(Un jour, j'étais dans la 4L de mon père. Je l'accompagnais pendant qu'il faisait ses visites. Je ne conduisais pas encore, j'étais adolescent. A un moment donné (il roulait tranquillement dans une rue de Pithiviers), il me dit : "Imagine que tu es au volant. Tu vois un ballon traverser la rue. Que fais-tu ?"
Moi : "Euh... je sais pas ?"
Lui : "Tu freines. Tu t'arrêtes tout de suite. Tu sais pourquoi ?"
Moi : "Non".
Lui : "Parce que derrière le ballon, il y a un gamin qui court pour le rattraper."

Cette conversation, je ne l'ai jamais oubliée. J'y pense chaque fois que je prends le volant.
J'en ai fait une histoire, que je viens de vous raconter.
Je parie que bon nombre d'entre vous s'en souviendront aussi.)

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S'il y a de bonnes et de mauvaises histoires narrativement parlant ; il y a aussi des histoires moralement bonnes et des histoires moralement mauvaises. On ne peut pas être un individu constamment vertueux, mais on peut concevoir des histoires qui le soient (ou qui s'efforcent de l'être). Oui, je sais ce qu'on dit : "On ne fait pas de la littérature avec des bons sentiments." Mais les histoires, ça n'a pas besoin d'être de la littérature (traduire : "de l'art"). La littérature n'est qu'une manière parmi d'autres de raconter des histoires. Et je crois sincèrement qu'on peut aspirer à raconter des histoires qui soient (en première approximation) moralement bonnes (qu'on qualifiera d' "éthiques"), et à identifier les histoires qui sont moralement mauvaises (qu'on qualifiera de "non éthiques").

Ainsi, par exemple les histoires qui se moquent ou dénigrent ou expriment du mépris envers des individus, pour quelque raison que ce soit, sont (à mon sens) non-éthiques. Les histoires qui prônent la supériorité d'une caste ou d'une société, qui appellent à la guerre ou à la haine, sont également non-éthiques. Les histoires qui manipulent les sentiments du lecteur pour lui faire croire des choses fausses ne le sont pas. En revanche, les histoires qui partagent du savoir sont éthiques. Les histoires qui parlent de la nature humaine et de sa complexité sont éthiques. Les histoires qui ont pour effet, sur l'auditeur (le spectateur) de nuancer sa vision du monde sont éthiques. Les histoires qui visent à contester un ordre établi, oppressant et arbitraire, sont éthiques. Celles qui donnent la parole à ceux qui ne l'ont pas sont éthiques, elles aussi.

Bien sûr, on pourra discuter sans fin autour de ce qui est éthique et de ce qui ne l'est pas, dans une narration. Mais au moins, on est en droit d'affirmer que raconter des histoires n'est jamais "moralement neutre" – et que, par conséquent, aucun narrateur ne l'est non plus. (Même si les narrateurs peuvent raconter leurs histoires sans avoir d'objectif ou de discours moral conscient ou délibéré en tête.)

Les histoires "éthiques" (moralement bonnes) sont-elles de bonnes histoires ?

En admettant qu'on puisse déterminer si une histoire est "éthique" ou non et, de ce fait, décider d'écrire des histoires éthiques plutôt que moralement crapuleuses, est-ce que les histoires "éthiques" sont toujours de bonnes histoires ? Une histoire qui s'efforce d'être éthique ne risque-t-elle pas d'être surtout "politiquement correcte" – autrement dit : de véhiculer un discours rigide qui nivelle la pensée et gomme la réalité ? Et surtout, le lecteur ou l'auditeur d'une histoire éthique risque-t-il de penser que c'est une bonne histoire sous prétexte qu'elle est éthique ?

Ce risque, à mon humble avis, est purement théorique. Car il me semble que les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs sont en mesure de dire quelles histoires sont de bonnes histoires (narrativement parlant) et lesquelles ne le sont pas (qu'elles soient moralement acceptables ou non). Il y a un critère simple, certes subjectif, et éminemment variable d'une personne à une autre, mais qui ne trompe pas : une bonne histoire, c'est une histoire qu'on a plaisir à lire, à voir ou à entendre (qu'on ait ou non conscience de son contenu moral). Une bonne histoire est, une fois le livre posé, une fois sorti du cinéma, une histoire qu'on est content d'avoir lue, vue ou entendue. Une très bonne histoire, c'est une histoire qu'on serait volontiers prêt à relire, réentendre ou revoir – et qu'on recommande à ceux de nos amis avec qui on aime partager des histoires. Bref, ce qui permet de dire qu'une histoire est bonne, c'est le plaisir qu'on a (qu'on a eu, qu'on aura à nouveau) à la recevoir et à la partager.

Est-ce qu'une histoire "éthique" (moralement bonne) est forcément une bonne histoire ?

Non.

Même avec les meilleures intentions du monde, on peut être un mauvais narrateur. Il y a des romans et des films pleins de bons sentiments (ou de bonnes intentions) qui ne marchent pas. Qui tombent à plat. Qui échouent. Ils ne sont pas "mauvais", mais ils ne sont pas narrativement bons non plus. Et on peut écrire des histoires qui tiennent debout (et qui sont même captivantes) mais qui sont, moralement, nauséabondes. (Exemple bien connu des intellectuels français : Louis-Ferdinand Céline.)

Cela dit, une histoire qui "fait plaisir au lecteur de manière constructive" est sans aucun doute une histoire bien racontée (puisqu'elle fait plaisir) et une histoire éthique (parce qu'elle est constructive). Elle est bonne et en plus elle est bonne.

On notera que pour donner du plaisir au lecteur/spectateur, une histoire n'a pas besoin d'être gaie ou comique. Le Comte de Monte-Cristo, Roméo et Juliette ou Boyhood sont des histoires graves, mais elles nous remuent profondément. Et moralement parlant, elles sont pas mal non plus. 

Les bonnes histoires sont-elles toujours des histoires bonnes ("éthiques") ?

Non mais ce n'est pas une raison pour les mésestimer (et encore moins pour les mépriser ou mépriser leurs lecteurs). Elles peuvent ne pas être éthiques, sans être franchement nauséabondes non plus. Elles peuvent être "moralement peu signifiantes". Et, même si elles sont éminemment discutables les histoires ne sont pas des actes. Ce ne sont pas les histoires qui tuent, brûlent, maltraitent ou oppriment, mais les personnes qui se fondent sur ces histoires pour tuer, brûler, maltraiter ou opprimer. Ou le font sans même avoir besoin d'une histoire pour se justifier. 

Succès et "qualité"

J'ai la faiblesse de croire que si certains romans ou films ont beaucoup de succès c'est parce qu'ils apportent du plaisir à leur public. Et si tant de gens ont du plaisir à les recevoir, c'est parce que ce sont de bonnes histoires (à leurs yeux, au moins). Les débats et discussions contradictoires sur les "qualités artistiques" d'un livre ou d'un film à succès sont bien entendus parfaitement légitimes, mais ils ne permettent pas de les qualifier de "bons" ou "mauvais" dans l'absolu – puisque l'absolu de qualité n'existe pas. Les "qualités littéraires" d'un film ou d'un livre sont essentiellement liés à la perception de celui qui les regarde – laquelle découle de son éducation, de son milieu social, etc.

Par exemple, pour comparer deux univers qui relèvent du même genre narratif, j'aime beaucoup Star Wars (épisodes IV, V et VI) mais je ne trouve pas que ce soient des histoires moralement très développées et très éclairantes. Ce sont de bonnes histoires. Les histoires développées par les séries Star Trek (avant la main-mise réductrice de JJ Abrams) sont en revanche de vrais modèles de réflexion morale. Ce sont des histoires doublement bonnes. 

On a le droit de trouver un roman qualitativement mauvais, mais on n'est pas en droit de mépriser ceux et celles qui l'ont apprécié (au nom de quoi le pourrait-on ?) en extrapolant sa (non-)valeur morale de ses insuffisances formelles. On peut en revanche, tenter d'appréhender les valeurs morales qu'il véhicule (prône, défend, illustre). Seulement, pour ça, il faut le lire (ou le voir) et argumenter son analyse. Ainsi, il ne suffit pas de dire Fifty Shades of Grey est mal écrit et donc moralement discutable. C'est seulement une posture de classe, et non une critique valide.

Si Fifty Shades of Grey a touché autant de monde, c'est parce que pour beaucoup de ces lecteurs/lectrices, c'est une bonne histoire (narrativement). Et personne ne peut prouver le contraire. On peut trouver (après lecture) que les relations décrites dans FFoG sont moralement discutables mais ça ne change rien à la validité de son succès en tant que narration. Si c'était vraiment trop mal raconté, ça n'aurait pas marché ; on peut dire la même chose de The Da Vinci Code, ou des Harry Potter, par exemple : le succès lié au plaisir de lecture n'est pas réductible aux appréciations esthétiques ou morales émises par les critiques.

Autrement dit, on peut raconter une bonne histoire (une histoire qui fait plaisir à beaucoup de gens) sans pour autant que cette bonne histoire soit formellement "belle" aux yeux de ceux qui décident de ce qui est "beau" ou non (d'autant que les critères du beau sont furieusement liés à la culture environnante et aux valeurs dominantes, voir La distinction de Pierre Bourdieu).



De même, une histoire peut avoir du succès (être narrativement bonne) sans pour autant être "éthique". Elle peut être le véhicule de valeurs morales si confuses ou si rudimentaires que son contenu éthique est insignifiant, incertain ou indéfinissable. Mais le caractère rudimentaire est tout relatif : il peut être lié à la genèse du genre, et aux valeurs en cours à l'époque de sa naissance, et changer  avec le temps. Prenez par exemple le western, et la "simplicité" morale de The Great Train Robbery (Edwin S. Porter, 1903) - qui conte simplement une histoire de gendarmes et de voleurs - ou encore le portrait négatif des Indiens d'Amérique dans les westerns d'avant-guerre, et comparez-les à la complexité et à la subtilité des enjeux moraux présents dans The Searchers (John Ford, 1956), Rio Bravo (Howard Hawks, 1959), Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou Unforgiven (Clint Eastwood, 1992) – tous films qui ont rencontré un grand succès et sont réputés pour leurs qualités esthétiques et morales.

On pourrait faire la même remarque sur le film de guerre, qui compte nombre de productions de propagande pendant les conflits, et des œuvres beaucoup plus critiques à mesure qu'on s'éloigne de ceux-ci (Le Pont de la Rivière Kwai, David Lean 1957) … ou que de nouveaux conflits apparaissent : M*A*S*H le film (1970) et M*A*S*H la série (1972-1983), quoique situés pendant la guerre de Corée, ont été produits alors que la guerre du Vietnam (1955-1975) faisait rage ; tous deux en parlaient de manière à peine voilée.

Qu'est-ce qu'une " histoire bonne et éthique" (une histoire doublement bonne) ?

Pour être doublement bonne, une histoire devrait être conçue dans le respect de celles et ceux qui sont susceptibles de la recevoir, tant sur la forme que dans le fond. Elle n'est pas forcément conçue pour d'autres (on n'écrit pas seulement pour les autres, on écrit aussi pour soi), mais en gardant à l'esprit que d'autres vont prendre le temps de l'entendre. Le narrateur doit toujours avoir à coeur de respecter celles et ceux qui vont l'écouter. Il doit aspirer à "remuer" (sinon, à quoi bon écrire ?) mais aussi raconter avec loyauté.

La loyauté, ici, consiste à dire ce que l'on croit sans jamais oublier que le spectateur, le lecteur, pense ce qu'il veut. Que le propos de l'histoire n'est pas de le convaincre, de le culpabiliser ou de l'humilier : il n'a pas à se sentir coupable (ou inférieur) s'il n'aime pas l'histoire, il n'a pas à avoir honte si elle lui déplaît – a fortiori si c'est une histoire que beaucoup d'autres que lui apprécient. Toute histoire est criticable, mais une histoire loyale (donc, éthique) porte en elle-même la conscience d'une critique possible ; et elle assume ses responsabilités. Elle dit, implicitement : "Ce que je vous raconte est ce que j'ai perçu, ce que je ressens, ce que je crois. Vous êtes en droit de ne pas être d'accord avec moi." Elle ne dit jamais : "Ceux qui n'adhèrent pas à mon propos sont méprisables (ou stupides)." Une histoire éthique n'est jamais méprisante ou supérieure, elle n'est pas destinée à une élite, elle se donne à tout le monde, et laisse chacun la prendre ou la laisser.

En contrepartie, le narrateur qui fait son travail attend qu'on le lise loyalement. Que n'importe quel lecteur/auditeur puisse dire : "Je n'adhère pas à ce que vous écrivez, ma perception et mes valeurs sont autres" – mais que personne ne s'autorise à dire : "Vous êtes méprisable et ceux qui vous lisent le sont aussi." Le narrateur qui fait son travail attend que ceux qui aiment ses histoires puisse les apprécier sans rougir, et sans se faire houspiller par ceux qui ne les aiment pas.

Le narrateur est-il moralement responsable de ce qu'il raconte ?

Assurément. Prétendre le contraire, c'est laisser entendre qu'un narrateur n'est responsable que de la forme, pas du fond ; autrement dit : qu'il n'est pas l'auteur de ce qu'il produit…

Le narrateur est-il moralement responsable de ce qu'on fait de son histoire ?

Pas toujours, mais il est toujours possible de ne pas être la caution de ce qu'on en fait. Vendre les droits d'adaptation d'un roman au cinéma, c'est (qu'on le veuille ou non) cautionner l'équipe de production qui en fera un film. Toucher les dividendes, aussi. Si on ne veut pas risquer d'être "trahi", il faut exiger d'être partie prenante dans l'adaptation. Si ce n'est pas possible, alors il ne faut pas céder les droits d'exploitation. Si on veut clairement se désolidariser d'une adaptation cinématographique, il faut bien sûr le dire, mais il ne suffit pas de retirer son nom du générique. Il faut aussi refuser d'en tirer profit, et décider que les droits d'exploitation seront entièrement versés à un tiers, par exemple… On ne se défait pas de sa responsabilité aussi facilement que ça. Sauf quand on meurt. Victor Hugo n'est pas responsable de ce qu'on fait aujourd'hui des Misérables. (Cela dit, s'il était en vie, le petit père Victor Hugo, il n'aurait pas à avoir honte : Les Misérables est une histoire doublement bonne et aucune adaptation ne peut rien y changer.)

Est-ce qu'une histoire doublement bonne peut soigner ?

Je me suis éloigné de mon sujet initial, mais c'est pour mieux y revenir. L'histoire que je racontais au début (celle du rabbin et de la guérisseuse, vous vous souvenez ?) me semble doublement bonne, elle aussi. Pour ce qui concerne les soignants professionnels, c'est une histoire précieuse car c'est aussi une histoire qui soigne. Elle soigne les soignants : elle leur dit que leur obligation envers les patients l'emporte sur toutes les règles déontologiques et tous les serments extorqués. Elle soigne les patients : elle leur dit qu'un soignant voue d'abord et avant tout sa loyauté à ceux qui souffrent. Car, dans cette histoire, le soignant, ce n'est pas la guérisseuse, c'est le rabbin.

Soigner, c'est, tout simplement, très modestement, aider l'autre à sortir de l'ornière ou du fossé, pour qu'il continue sa route et avance, sans condition et sans attente de réciproque. Sans exercer de pouvoir. (J'exprime en détail cette vision du soin dans Le patient et le médecin.) Dans l'histoire du rabbin et de la guérisseuse, si le rabbin se parjure, c'est (à mon sens) parce qu'il trouve que le secret imposé par la guérisseuse est moralement inacceptable : celui qui détient le moyen de soulager la souffrance doit le partager avec tout le monde. Et parce que c'est la chose moralement la plus indiscutable, il choisit non seulement de trahir sa parole mais aussi de se parjurer. Aucune loi divine ne justifie de laisser les autres souffrir. 


Si l'on admet qu'une bonne histoire fait du bien (donne du plaisir) et qu'une histoire éthique a des effets positifs sur la vision du monde du lecteur/spectateur, alors on peut dire qu'une histoire bonne et éthique soigne. Elle peut soigner de différentes manières – par exemple : en partageant du savoir ; en révélant des situations ou des sentiments dont l'expression était jusque là "interdite" ; en prenant position contre une ou des injustices ; en décrivant la complexité de la condition humaine ; en soulevant des interrogations morales là où, auparavant, il semblait ne pas y en avoir ; en proposant des solutions ou des issues (théoriques ou concrètes) à des situations douloureuses ; en donnant la parole à des personnes ou à des situations jusque-là maintenues dans le silence.

Une histoire doublement bonne est un révélateur, au sens où autrefois on plongeait dans le révélateur le papier photographique pour y faire apparaître l'image ; elle est aussi un catalyseur - au sens de "substance qui accélère une transformation sans être elle-même transformée". Une bonne histoire donne du plaisir à beaucoup de gens. Une histoire doublement bonne fait plaisir, révèle et catalyse beaucoup de choses, chez beaucoup de gens. Elle les fait aller plus tôt, plus vite, plus loin qu'ils ne seraient allés spontanément – sans que le narrateur ait la moindre idée de ce qu'il a produit.

Et c'est aux lecteurs, aux spectateurs de dire ce que l'histoire leur a fait. C'est à eux de définir ce qu'est une bonne histoire et en quoi elle les a rendus "meilleurs". Tout comme c'est aux patients de dire si on les a, ou non, soignés.

Alors, raconter et soigner : même combat.
Et La Lotta Continua !




Marc Zaffran/Martin Winckler
Montréal, 12 novembre 2014