dimanche 13 avril 2014

Le métier d'écrivant (20) - "Les Trois Médecins"

Comment vous est venue l’idée d’écrire Les Trois Médecins ?

Le désir d’écrire un livre inspiré par mes études de médecine me trottait dans la tête depuis les années 70, et j'avais annoncé mon intention de l’écrire dès 1998, quand La Maladie de Sachs est devenu le Livre Inter. Mais je ne suis pas parvenu à m’y mettre avant la fin 2003. Il y avait à cela une bonne et excellente raison : je ne savais pas comment l’écrire. Je n’avais pas de trame sur laquelle lancer mes personnages et tisser mon récit. Une fois encore, il n’était pas question pour moi d’écrire un récit autobiographique. 
Je ne voulais pas purement et simplement reprendre les épisodes marquants des neuf années que j’avais passées à la faculté de médecine de Tours. Ce que j'avais en tête était beaucoup plus ambitieux : ce serait un roman de formation, d'abord, mais aussi un roman politique retraçant certains événements marquants des années soixante-dix, en particulier la légalisation de l’avortement ;  un roman engagé : j’y raconterais comment on devient soignant, envers et contre les institutions ; ce serait aussi un roman d’amour et d’amitié et je voulais, sans pouvoir expliquer pourquoi, que ce soit un roman d’aventures, une épopée. Quand j’énumérais tout ça, je trouvais la tâche insurmontable. Personne n’avait jamais fait ça. Et un jour, j’ai eu une révélation : oui, quelqu’un avait déjà fait ça. Ce quelqu’un, c’était Alexandre Dumas ! Et si... et si je transposais Les Trois Mousquetaires 


J’ai éclaté de rire tant l’idée était à la fois saugrenue et réjouissante. Et gonflée. Je me sentais extrêmement audacieux, et la tâche n'était pas moins impressionnante une fois que j'avais trouvé mon modèle !

Je suis allé me procurer le roman en Folio et me suis mis à le relire frénétiquement. Tout de suite, j’ai rencontré des obstacles : qu’est-ce que j’allais faire des valets, Planchet et les autres ? Et puis, D’Artagnan et ses amis doivent rencontrer Louis XIII et le Cardinal de Richelieu. Or, je voulais situer mon roman en France dans les années soixante-dix. Je n’allais tout de même pas envoyer Bruno Sachs et trois de ses copains à Paris pour y rencontrer Giscard et Chaban-Delmas ! Mais très vite, les deux objections ont été résolues : les valets de Dumas allaient disparaître et céder la place à d’autres personnages, indispensables à ma narration, et dont la présence et les réflexions éclaireraient les rapports de classe et les inégalités de la société de l’époque : Madame Moreno, la femme de ménage du foyer où vivent Bruno et un de ses camarades ; Marie-José, aide-soignante dans un service hospitalier ; Emma, l’infirmière qui décide d’entreprendre des études de médecine ; Bulle, orthophoniste dans le service de long séjour où Christophe fait un stage... Et surtout Monsieur Nestor, le quinquagénaire qui s'occupe de l'amphithéâtre des étudiants.


Quant à Louis XIII et Richelieu, ils pouvaient régner à Tourmens en tant que doyen et vice-doyen de la faculté de médecine. Le Doyen, un homme un peu fâlot, serait marié à Sonia (Anne d'Autriche), professeur d'hématologie féministe, qui pratiquerait des avortements clandestins avec son amant britannique, Buckley (Buckingham). Mon Cardinal de Richelieu, LeRiche, serait un gynécologue- obstétricien furieusement réactionnaire et manipulateur et aurait deux chefs de clinique rivaux et ambitieux, Max Budd (Rochefort) et Mathilde Hoffmann (Milady). Monsieur de Tréville se réincarnerait dans la personne du Professeur Vargas, bactériologiste anticonformiste et libertaire. Les étudiants et internes de chirurgie seraient les gardes du Cardinal ; les adeptes de la médecine générale, les Mousquetaires - et bien sûr, le groupe compterait beaucoup de femmes. Peu à peu, tous les rôles-clés se sont trouvés affectés. 

Quelle place occupe la dimension autobiographique dans le roman ? 

Une place importante, mais très éclatée. Je voulais le construire en suivant de très près la trame narrative du roman de Dumas, en transposant tous ses morceaux de bravoure : l’humiliation de D’Artagnan par Rochefort ; sa rencontre désastreuse avec Athos, Porthos et Aramis ; le duel aux Carmes des Chaux ; l’histoire d’amour avec Constance Bonacieux ; l’épisode des ferrets de la Reine ; le voyage en Angleterre ; le siège de La Rochelle ; l’exécution de Milady, etc. Cela représentait une triple difficulté : d’abord transposer les épisodes typiques d’un roman de cape et d’épée à une époque où on ne se bat plus en duel ; ensuite, insérer dans cette trame de manière plausible des événements survenu pendant les années soixante-dix en France ; et enfin, créer des personnages avec lesquels je sois à l’aise. Pour D’Artagnan, c’était facile : j’avais déjà flirté avec la jeunesse de Bruno Sachs dans Touche pas à mes deux seins, le rôle lui allait comme un gant. Des figures d’enseignants réels m’ont donné LeRiche, Vargas, Dugay et Lance – inspiré d'Yves Lanson, le professeur d’urologie de Tours qui m’a servi de mentor pendant mes études. Lance était déjà présent, en filigrane, dans les deux romans précédents, et je lui ai associé, le « professeur Zimmermann », lui aussi mentionné dans La Maladie de Sachs. Les deux modèles ne se sont jamais rencontrés dans la vie, mais ça m’a amusé d’en faire un duo d’enseignants positifs et aimés – ce qu’ils ont été pour moi.

Et j’ai placé André, Basile et Christophe (mes trois mousquetaires/médecins), Charlotte (Constance), Sonia (Anne d’Autriche), et les personnages nouveaux comme Emma, Bulle et beaucoup d’autres, sous la tutelle de figures réelles, qui ont compté pour moi à un moment de ma vie. Dans ce roman, les éléments autobiographiques abondent, mais ils sont déplacés, déformés, décalés, et le plus souvent affectés à d’autres personnages qu’au seul Bruno Sachs. Tourmens a hérité de la topographie de Tours et de sa faculté de médecine au cours des années soixante–dix (dans La Maladie… la géographie mentale était plutôt celle de la ville du Mans, où j’ai vécu pendant près de trente ans). Grâce au personnel de la scolarité de la fac de médecine, j’ai récupéré ma « feuille de route », la fiche portant tout mon itinéraire d’étudiant – matières étudiées, notes, stages – et elle m’a servi à « caler » les événements dans le temps. Je n’avais plus qu’à lui superposer la trame du roman de Dumas, introduire un narrateur omniscient inspiré par une figure modeste mais marquante de mes années d’études – à savoir l’un des « appariteurs » de l’amphithéâtre de médecine, qu’on surnommait « Tonton » – et En avant ! 

J’ai rédigé le roman au galop. Pour la première fois de ma vie, pendant plusieurs semaines, j’ai écrit quinze heures par jour, m’arrêtant seulement pour les repas, lorsque je piquais du nez sur mon clavier ou quand je devais me rendre à l’hôpital. Et même quand je n’étais pas devant mon écran, j’écrivais le roman dans ma tête. Je n’avais jamais connu semblable sentiment d’exaltation, et je ne l’ai éprouvé de nouveau que cinq ans plus tard, pendant la rédaction du Chœur des femmes. C’est l’exaltation qu’on ressent quand on lit un roman qui ne nous lâche pas. Et c’était lié à la nature tout à la fois ludique, malicieuse et engagée du projet. Je ne voulais pas revivre mes années de formation, ni même les reconstituer, je voulais les réécrire, les reformuler. Revivre une histoire d’amour, m’indigner de nouveau contre les arbitraires, dénoncer des injustices, pleurer des disparitions, réinventer des enseignements – bref, évoquer tout ce qui avait modelé le soignant et l’écrivant, tout ce qui avait été et tout ce qui, pensais-je, aurait dû ou pu être.

A la fin, j’avais écrit le roman que je voulais, et j’éprouvais un extraordinaire sentiment d’apaisement. C’est comme si j’étais retourné dans le passé pour le réparer. Aujourd’hui, quand je pense à ma formation, je ne pense plus à mes études, je pense aux Trois Médecins.

Une des choses les plus marquantes de ce remake, c’est la manière dont tous les personnages de Dumas sont à leur place dans la faculté de médecine : le harcèlement exercé sur les étudiants ; les luttes de pouvoir entre assistants des chefs de service ; le mépris hautain des internes qui se destinent à la chirurgie envers ceux qui se destinent à la médecine… Aviez-vous vu d’emblée que tout cela fonctionnerait ?

Non, j’ai découvert ça au fur et à mesure. Et pour tous les éléments du roman. Chaque fois que je voulais mettre un personnage en situation, je devais prendre du recul, éviter de le copier-coller mais  définir dans quel esprit il agissait dans le roman de Dumas et transposer avant tout cet esprit. Par exemple, je ne pouvais pas reprendre de manière littérale le duel aux Carmes des Chaux, l’affaire des ferrets ou la découverte par Athos de la marque d’infamie sur l’épaule de Milady. Mais il n’était pas question de les éliminer : ils font partie de la trame du roman de manière si irréductible que les supprimer équivaudrait à raconter une toute autre histoire. Or, je voulais écrire un roman épique. Les Trois Médecins est à beaucoup d’égards extrêmement différent des Trois Mousquetaires – par son cadre et son époque, le rôle des femmes, l’importance que j’y donne aux personnages qui entourent les étudiants – les appariteurs, les autres soignants, les patients – et, bien entendu, par sa nature de « roman médical », mais je tenais à ce que l’ombre du roman de Dumas soit toujours lisible en filigrane, sans oublier les scènes comiques – la scène où Athos et Porthos tentent de dissuader Aramis d’entrer au monastère, le jeu de séduction de d’Artagnan avec les suivantes de Milady – et en racontant aussi la mort tragique de Constance et l’exécution de Milady. 
J’ai alterné les scènes personnelles (et des lieux aimés, comme les Studio, les cinémas d'art et d'essai de Tours où, pendant mes études, j'ai vu beaucoup de films marquants comme Pourquoi Pas ! de Coline Serreau, Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo, et toute une tripotée  de films de Gilles Carle et d'Akira Kurosawa) avec les scènes transposées de Dumas, et j'ai trouvé des équivalents satisfaisants aux morceaux de bravoure que je voulais conserver. J’énumérais les idées à haute voix et quand l’une d’elles me faisait éclater de rire, je savais qu’elle était bonne. Mais pour en revenir à la question initiale, la transformation du royaume de France en faculté de médecine de Tourmens s’est faite tout naturellement. Car fondamentalement, les facs de médecine françaises sont depuis toujours et encore aujourd’hui structurées comme la France de Louis XIII…

Vous dites avoir prêté aux personnages les traits de personnes réelles. Est-ce que celles-ci se sont reconnues ?

Oui, et ça fait partie de mes satisfactions. Je me suis fait plaisir : j’ai prêté aux « bons » les traits de certains de mes amis – qui ne sont pas tous médecins, d’ailleurs – et qui ont été ravis de se voir ainsi mis en scène. Quand on connaît bien quelqu’un, on peut modeler un personnage complexe à partir de ce qu’on sait d’elle ou de lui. Comme il y a beaucoup de personnages dans le roman, ça m’a permis de tracer des portraits assez précis alors même que je n’avais pas toujours beaucoup de scènes pour les développer. Ma plus grande satisfaction est d’avoir revu un de mes profs de l’époque, Robert Vargues, un type assez exceptionnel ; il avait servi de modèle à Vargas, mon « Monsieur de Tréville ». Vargues a lu Les Trois Médecins et m’a envoyé un message, pour m’inviter à passer le voir. Il souffrait d’un cancer, dont il est mort quelques mois plus tard, d’ailleurs, et ça m’a beaucoup ému de le revoir, trente ans après avoir été son étudiant. Il avait adoré le livre, et ça m’a fait plaisir de lui avoir donné quelques heures de diversion et de plaisir, car il était déjà très malade quand il l’a lu.


Je me suis aussi souvenu d'un grand roman américain intitulé The House of God, que lisent tous les étudiants anglo-saxons. C'est un roman épique et grotesque qui se passe dans un hôpital, et dont les personnages se comportent de manière à la fois scandaleuse et très provocatrice, mais qui soulève toutes les questions essentielles qui surgissent pendant la formation d'un médecin. 
Et dans ce même esprit, les « méchants », de mon roman sont des composites, des agrégats de traits empruntés à des personnes que j’ai trouvées très antipathiques à l’époque ou plus récemment. Pour la plupart, les figures qui m’ont servi de modèle pour les personnages négatifs étaient décédées depuis plusieurs années. Et  j'ai pensé au chirurgien de Johnny Got His Gun, qui décide unilatéralement que le soldat qu'il a rafistolé n'a plus d'activité cérébrale pour décrire le mélange de morgue, de supériorité, de mépris et d'absence totale d'éthique de certains personnages. 

Bien, sûr, j'ai grossi le trait. Mais ce n'est pas un roman psychologique, c'est un roman épique. Les méchants devaient être vraiment méchants. L'un des modèles, une personne bien vivante, s’est reconnue dans une figure du livre. Il ne s’agit pas d’un personnage important du roman mais il symbolise certains des actes les plus haïssables auxquels j’aie assisté pendant mes études, et je n’allais pas le rater. Alors qu’on ne se connaît pas, il a éprouvé le besoin de m’appeler pour protester vivement des actions que je prêtais à « son » personnage. Ça m’a fait rire, parce que dans un premier temps, je me suis dit « J’ai peut être fait erreur, je lui ai peut-être attribué les horreurs de quelqu’un d’autre » mais au fil de la conversation, le ton offusqué et hautain sur lequel il s’adressait à moi m’a convaincu que ma mémoire était bonne. Si je croyais me reconnaître un jour dans le roman d’un autre, je n’appellerais sûrement pas l’auteur pour lui dire « Non, c’est pas vrai, j’ai pas fait ça ! ». C’est le meilleur moyen d’attirer l’attention sur soi et de renforcer l’effet de réel, il me semble.

Pour illustrer les aléas de la reconnaissance, voici une autre anecdote : alors que Les Trois Médecins se vendait comme des petits pains et allait faire l’objet d’une réimpression, je reçois un coup de fil de Jean-Paul Hirsch, le « Numéro 1 bis » de P.O.L, qui me dit : « Un professeur de médecine veut nous faire un procès parce que tu as donné son nom à l’un de tes personnages ! » Par sarcasme, j’avais donné à certains personnages le nom de maladies d’autrefois – lesquelles portent en général le nom d’un médecin. J’avais oublié que les médecins ont une descendance. Un professeur de médecine parisien, voyant son nom dans le roman, avait cru que l’auteur était un de ses anciens étudiants cherchant à le tourner en ridicule. « J’ai pas encore lu votre roman, m’a-t-il dit, mais ma femme et mes enfants l’ont lu, et ils se marrent ! » Il a été rassuré en apprenant que j’avais fait mes études à Tours, et non dans la faculté où il exerçait. Et que j’étais trop vieux pour être un de ses anciens étudiants. Il m’a demandé si j’accepterais de modifier le nom du personnage, pour éviter qu’on l’associe à tort à sa personne, et c’est ce que nous avons fait dans les réimpressions ultérieures et pour l’édition de poche. Je ne voulais évidemment pas le mettre en difficulté.  

Comment le livre a-t-il été reçu par les amateurs de Dumas ? 

Eh bien, sur le site pastichesdumas.com,  qui recense toutes les productions inspirées par Alexandre Dumas, Les Trois Médecins a reçu trois étoiles... et beaucoup de compliments. Son animateur, Patrick de Jacquelot, m'a également interviewé pour le site, l'entretien a été publié dans  "Le Mousquetaire", le bulletin de la Société des Amis d'Alexandre Dumas, accompagné d'un dessin d'illustration épatant, dont la dessinatrice, Catherine Meurisse, m'a offert l'original ! Alors je crois que le livre n'a pas déçu les lecteurs de Dumas. Mon seul regret, c'est que Daniel Zimmermann n'ait pas pu me lire. Il adorait Dumas et lui a consacré une grande biographie, à la mesure du personnage.






Quelle a été la réaction du corps médical à la publication du roman ?

Le corps médical est resté froid. D'ailleurs ce n'est pas vraiment une entité constituée. La profession est éparpillée, fragmentée. Mais j’ai reçu, et je reçois encore régulièrement des messages de médecins, d’infirmières et d’étudiants en médecine ; et ça m’a fait beaucoup de bien. Plus anecdotiquement, on m'a décerné (sans jamais me le remettre : je n'ai pas été invité à la cérémonie...) le "Prix Jean Bernard de l'Académie de Médecine", ce qui est plutôt marrant, je trouve. 

En terminant le livre, je m’étais demandé si je n’arrivais pas après la bataille, si je ne peignais pas de manière trop noire une situation qui avait probablement beaucoup évolué. Or, les étudiants m’écrivaient pour me remercier d’avoir décrit les épreuves qu’ils traversaient et de dénoncer une atmosphère délétère qui, trente-cinq ans plus tard, dans beaucoup de facultés de médecine françaises, n’avait toujours pas été assainie. Ça m’a évidemment attristé, mais ça m’a confirmé que mon propos n’était pas dépassé. Et j’ai été surpris mais réconforté d’apprendre que la lecture du roman avait un effet positif sur les étudiants qui le lisent. D’une certaine manière, elle les répare eux aussi. En tout cas, Les Trois Médecins m’a aussi permis de rendre hommage à un certain nombre de camarades de l’époque, dont je me sentais proche, et aussi à des amis médecins qui, lorsque je leur ai raconté mon projet, m’ont confié des souvenirs de leurs études et permis de les « attribuer » à mes personnages. Leurs noms à tous figurent dans les remerciements et ce n’est pas une mince satisfaction que de penser que ce livre a bénéficié de l’expérience de beaucoup – et que c’est peut-être aussi pour cela qu’il « parle » si intimement à tant d’étudiants en médecine d'hier et d'aujourd'hui. 

Prochain épisode : Le Chœur des femmes