jeudi 13 février 2014

Le métier d'écrivant (15) - Le succès et ses conséquences négatives

Est-ce que le succès a eu pour vous des conséquences négatives ?


Souvent, quand on se met à gagner beaucoup d’argent, on est tenté de le dilapider, mais j’ai échappé à ça ; avec ma compagne, qui avait toujours les pieds sur terre, on s’est efforcé d’en faire profiter notre famille et nos amis, sans jamais perdre de vue les réalités matérielles : on avait bien conscience que de toute manière, le fisc allait en prendre une grande partie et on n’avait pas envie de se le mettre à dos. Donc, de ce côté-là, ça s’est bien passé. 

C’est plutôt sur le plan symbolique que j’ai eu du mal. J’ai rencontré un grand succès de librairie, qui s’est maintenu pendant plusieurs mois, et qui s’est prolongé par un film et de nombreuses traductions. Or, le succès éparpille : on est sollicité sans cesse, et il est difficile de résister aux sollicitations. Et quand un truc pareil vous arrive, c’est difficile de ne pas être bouleversé et de ne pas être pris par une sorte d’ivresse qui peut vous faire perdre pied. Pendant les jours qui ont suivi le Livre Inter, j’ai été habité par l’idée qu’un succès pareil ne m’arriverait plus jamais et que je devais en profiter le plus possible, aussi longtemps que possible. J’avais aussi une autre pensée, moins facile à admettre à l’époque, mais qui est très claire pour moi, maintenant : je n’étais pas sûr que mon succès était mérité. 

J’avais entendu Paul O.-L. et d’autres éditeurs me dire des paroles de bon sens – le succès est imprévisible et inexplicable, au-delà d’un certain nombre de milliers d’exemplaires on ne peut pas être sûr que ce n’est pas un malentendu, etc. – et souvenez-vous, c’était mon deuxième roman en dix ans, j’étais un auteur inconnu, comment se faisait-il que ça explosait comme ça ? Est-ce que j’avais écrit un bon roman, comme je le croyais ? Est-ce que j’y disais des choses importantes sur le soin, sur la relation médecin-patient, sur la famille ? Ou bien est-ce que j’avais simplement – comme l’avait suggéré assez méchamment un journaliste du Monde - assouvi la curiosité d’un public de voyeurs, avides des secrets d’alcôve que recèle tout cabinet médical ? Est-ce que j’étais un bon artisan ou bien un tâcheron sans talent qui escroquait le public en lui racontant les histoires qu’il voulait entendre ? Est-ce que j’étais capable d’écrire autre chose, ou bien, comme se l’était demandé un écrivain-médecin dans un quotidien très lu, La Maladie de Sachs était-il un roman autobiographique qui n’aurait pas de suite ?

Toutes ces questions, je me les posais, et j’aurais probablement dû en parler avec quelqu’un d’indépendant, un thérapeute ou un conseiller qui m’aurait aidé à faire le tri dans tout ça. Mais quand on est heureux, on ne pense pas à aller demander conseil – on est certain de ne pas en avoir besoin – et, dans la crainte que ce succès soit éphémère et d’avoir trompé mon monde, j’ai cherché à me prouver que je n’étais pas malhonnête. Alors, dans un premier temps, j’ai répondu à presque toutes les invitations à rencontrer des lecteurs. Je voulais montrer que je n’étais pas différent « en vrai » que dans mon livre. Que les valeurs que j’y défends, je n’avais pas peur de les défendre en public. Et, de manière assez prévisible, on me parlait et on me faisait plus parler de la posture des médecins que la construction de mon livre.

Pour les mêmes raisons, 
j’ai sauté sur toutes les occasions de publier qui m’étaient offertes – et on m’en a offert beaucoup. D’abord, j’ai cherché à montrer que la médecine n’était pas pour moi simplement un sujet de roman, mais aussi une préoccupation morale et j’ai publié plusieurs livres sur mes conceptions du métier de médecin et un manuel sur la contraception. Ensuite, j’ai voulu montrer que je pouvais écrire autre chose que des romans « médicaux » - des romans policiers, de la science-fiction, des livres pour enfant. Et j’ai aussi voulu défendre le genre des séries télé, auquel j’étais particulièrement attaché, et soutenir ses amateurs.

Beaucoup de lecteurs me considéraient comme une sorte de porte-parole du genre, et j’avais envie de mettre ma notoriété au service de cette cause-là. Bref, je me suis engagé dans tout un tas d’entreprises qui ont abouti – j’ai publié beaucoup de livres, en dix ans – et d’autres qui n’ont rien donné et sur lesquelles j’ai perdu beaucoup de temps. Tout cela, parce que j’ai manqué d’humilité et de clairvoyance en pensant que, mes motivations étant claires, celles des autres l’étaient également. Mais beaucoup de gens se tournent vers les personnes qui ont du succès par intérêt personnel plus que par réel désir de travailler avec elles. Et peu à peu, l’ivresse et l’illusion que tout était possible, au moins pour un temps, a laissé place à la frustration. Tout particulièrement en ce qui concerne mon engagement de médecin.

Après avoir été invité dans plusieurs facultés de médecine et rencontré un très grand écho parmi les étudiants, j’ai eu très envie de participer à l’enseignement de la médecine en tant que généraliste et spécialiste autodidacte de la contraception. J’avais publié un livre de référence sur le sujet, j’avais un savoir et un savoir-faire à partager et mes confrères m’avaient souvent demandé d’être « généraliste expert » au cours de séances de formation continue consacrée à la gynécologie courante. Conforté par cette confiance qu’on me portait, je suis allé un jour proposer mes services à un département de médecine générale parisien. J’avais envie d’enseigner. On m’a confié trois enseignements dirigés et proposé de créer un module optionnel. Pendant une année, j’ai assuré ces enseignements et j’y ai pris beaucoup de plaisir. 

Au cours de la deuxième année, les enseignants de médecine générale se sont mis en grève pour faire reconnaître leur statut. Les dirigeants du département qui m’avait accueilli m’ont demandé de co-signer de mon nom de plume une lettre-manifeste destinée à la presse, en me disant qu’elle avait ainsi plus de chances d’être publiée. Ça ne m’a pas posé de problème : je trouvais naturel de me solidariser avec des collègues dévoués à la cause de la médecine générale et que je considérais comme des amis.

Quelques mois plus tard, une revue universitaire a publié un grand dossier sur les études de médecine, pour lequel j’avais donné une interview. Depuis la publication des
Trois médecins, je m’étais déjà exprimé longuement sur le caractère archaïque des études de médecine en France, et mes déplacements m’avaient permis de mesurer le retard des Français dans ce domaine par rapport aux Pays-Bas, à la Suisse, à la Belgique, aux Etats-Unis, au Canada, au Québec. Je me suis contenté de répéter – en soulignant les démarches positives de la faculté qui m’hébergeait – ce que j’avais déjà dit maintes fois, sur le mépris dans lequel on continue à tenir les médecins généralistes, qu’ils soient praticiens de terrain, enseignants ou en formation.

Après avoir lu l’entretien, la commission chargée de l’embauche des médecins-enseignants a recommandé de ne pas me réembaucher. Le doyen – qui se présentait comme un homme ouvert aux changements – a
  soutenu la décision. Les responsables du département de médecine générale n’ont pas levé le petit doigt. Ma signature était bonne à apposer au bas de leurs lettres de revendication, mais mes opinions n’étaient pas dignes de recevoir leur appui. Moralement, ça m’a fait beaucoup de mal. Je me suis rendu compte que les institutions médicales n’avaient pas du tout pour mon travail le respect que me manifestaient les praticiens de terrain, les étudiants et les lecteurs. J’avais pris mes désirs pour des réalités.

Malheureusement, cette déception m’a également poussé à prendre des décisions personnelles que j’ai ensuite vivement regrettées… Mais c’est une autre histoire.

Au fond, j’ai péché par vanité. Je pensais que ma renommée auprès des lecteurs me donnerait une légitimité suffisante pour entrer dans une faculté de médecine et contribuer à y changer les choses.
Je savais pourtant depuis longtemps qu’en France, les institutions sont fermées aux corps étrangers. Quand on vous laisse entrer, c’est strictement sous condition. Vous devez respecter des règles non dites et, pour éviter de les enfreindre, il n’y a qu’une seule méthode : ne rien faire que les autres ne font pas – autant dire, ne rien faire du tout. L’autonomie, l’innovation, l’initiative n’ont pas de place dans les systèmes fermés, entièrement voués à l’auto-reproduction des élites et au maintien du statu quo. Et aucun outsider, quelle que soit sa renommée, ne peut changer ça. Mais je l'ai oublié. Ou j'ai cru que je pouvais briser cet état de chose. 


Puisque vous mentionnez les institutions… que s’est-il passé lorsque vous avez assuré une chronique à France Inter ?

(A suivre....)