samedi 22 février 2014

Pourquoi j'écris



J'écris parce que j'aime parler et parce que je passe beaucoup de temps seul.
Mais je n'écris pas pour passer le temps. 

J'écris parce que je suis en colère, mais on ne peut pas passer tout son temps à engueuler ceux qui n'y sont pour rien.


J'écris parce que les mots apaisent et font plaisir. 
J'écris parce que j'aime partager et on partage beaucoup plus, avec beaucoup plus de monde, quand on écrit.
J'écris parce que j'aime voir les lettres apparaître et former des sons dans ma tête, et du rythme, et du sens. Enfin, la plupart du temps.

J'écris parce que c'est un moyen honorable de gagner sa vie et j'ai toujours été écartelé entre l'obligation morale de nourrir ma famille et la honte de gagner de l'argent.
J'écris parce que j'aime construire et les mots sont à la fois outils et matériau.
J'écris parce qu'écrire c'est tisser des sentiments.
J'écris parce que j'aime entendre des histoires et en raconter. Alors j'écris les histoires que j'aimerais lire et faire lire.
J'écris parce que je ne crois pas en Dieu. 
J'écris parce que l'univers est immense et vertigineux. 
J'écris parce que notre existence n'a aucune importance. 
J'écris parce qu'écrire c'est donner du sens à ce qui n'en a pas.
J'écris parce qu'écrire c'est donner du sens à ceux qui en cherchent.
J'écris parce que les histoires sont comme les gènes, elles se transmettent de génération en génération.
J'écris pour féconder celles et ceux qui me lisent comme je l'ai été par celles et ceux que j'ai lus.
J'écris pour ne pas rester dans le silence et l'impuissance.
J'écris pour être reconnu.
J'écris pour me sentir utile.
J'écris pour défendre mes valeurs et prouver ma valeur.
J'écris pour que mes enfants soient fiers de moi.
J'écris parce que j'aurais voulu que mes parents soient fiers de moi.
J'écris parce que je ne veux pas garder ce que je sais pour moi.
J'écris parce que je déteste l'oppression et parce qu'un écrit est une forme de résistance plus discrète mais plus durable qu'une bombe.
J'écris parce que je déteste les abus de pouvoirs.
J'écris parce que celui qui me lit choisit de me lire, même s'il finit par rejeter ce que j'écris.
J'écris parce que j'aime rire, pleurer, tourner les pages, sursauter, apprendre, réfléchir – et parce que j'aime le faire aux autres.
J'écris parce que ça ne coûte presque rien et lire non plus (c'est publier et acheter de l'écrit qui coûte cher…)
J'écris beaucoup parce que je suis un grand bavard (c'est sûr) et parce que la parole est ma queue de paon (c'est probable).
J'écris parce que ça me permet de crier en paix.  
J'écris parce que ça me permet de ne pas penser aux choses qui me pèsent – ou de leur régler leur compte le temps que je passe à écrire.
J'écris parce que je déteste attendre ; et quand on n'a pas de livre sous la main…
J'écris parce que ça me donne le sentiment d'être intelligent. Pas " plus intelligent que ceux et celles qui n'écrivent pas " (je ne crois pas qu'écrire soit une preuve d'intelligence, mais simplement l'expression d'une aptitude particulière, comme le sens des formes, une olfaction très développée ou une oreille musicale) mais "plus intelligent que celles et ceux qui écrivent des conneries".
J'écris pour celles et ceux qui éprouvent les mêmes sentiments que moi mais qui n'écrivent pas.
J'écris parce que tant que j'écris, j'ai le sentiment de penser. Et, comme disait Descartes, tant que je pense, je suis.
J'écris parce qu'écrire, c'est chic ou c'est chiant, selon les moments.
J'écris parce que ça me fait moins peur que téléphoner.
J'écris parce que je peux assassiner qui je veux impunément – et sans toucher à un cheveu de leur tête.
J'écris parce que j'en ai gros sur le cœur.
J'écris pour garder vivant le plaisir éphémère.
J'écris pour ne pas oublier – et pour m'inventer les souvenirs qui me manquent.
J'écris pour me persuader que je suis un type bien (ou, en tout cas, un type mieux que d'autres – qui écrivent ou non – et que je ne peux pas piffer).
J'écris parce que je suis paresseux. (Si je ne l'étais pas, j'écrirais plus. Ou j'aurais appris un vrai métier. Ou je serais médecin à temps plein, tiens, par exemple.)
J'écris parce que je pense tout le temps, c'est fatiguant ;  quand j'écris, je pense moins – et parfois plus du tout – ça me repose.
J'écris parce que des éditeurs comptent sur mes livres pour gagner de l'argent. Certains y parviennent mieux que d'autres. Et ils m'en donnent un peu ou beaucoup selon le cas. C'est toujours agréable. 
J'écris sur l'internet parce qu'en théorie n'importe qui peut me lire, n'importe où, n'importe quand.
J'écris à l'ordinateur parce que ça va plus loin. J'écrivais avec une machine à écrire parce que ça allait plus vite. Mais je continue à écrire dans des cahiers parce que c'est beau de voir la main tracer des mots.
J'écris parce que ça me rend séduisant alors que mon corps ne l'est pas.
J'écris parce que ceux qui me lisent se foutent de savoir si j'ai encore toutes mes dents.
J'écris parce que c'est un remède acceptable à l'angoisse, au chagrin, à la déception et à l'ennui. 
J'écris parce que dans l'écrit, les morts sont vivants.
J'écris pour supporter l'idée que j'avance dans un labyrinthe dont je ne pourrai jamais sortir.
J'écris because that's what I do. 
J'écris parce que, pendant que j'écris, je ne souffre pas. Enfin, pas autant.

Bref, j'écris parce que ça m'aide à vivre.
Aujourd'hui, j'ai cinquante-neuf ans.

So far, so good. 


MWZ

lundi 17 février 2014

Le métier d'écrivant (16) - France Inter, 2002-2003

Que s’est-il passé lorsque vous avez assuré une chronique à France Inter ?




A chaque rencontre, depuis dix ans, il y a toujours quelqu’un pour évoquer cette expérience, et ça me ravit, parce que malgré tout, je n’ai été à l’antenne que pendant neuf mois, de septembre 2002 à juin 2003… 

Toute l'histoire est un peu longue à raconter, et si vous voulez les détails, tout est décrit par le menu sur mon site internet ; j’y ai également posté un bon nombre des chroniques. Quand je les relis, je me dis qu'une bonne partie ont bien tenu le coup, et aussi que j'ai abordé beaucoup de sujets très différents, ce qui me fait vraiment plaisir. 

Ca a été une une grande expérience, difficile à certains égards, mais qui a eu des retombées extrêmement positives pour moi. D’abord, il n’est pas donné à tout le monde de disposer de trois ou quatre minutes chaque matin, à une heure de grande écoute, pour faire une chronique scientifique sur la principale chaîne de radio publique. Ça m’a obligé à beaucoup lire, à beaucoup apprendre, à beaucoup écrire. 

J’ai pris un immense plaisir à le faire, même si ça m’obligeait à me coucher à deux heures du matin et à me relever à six. Je l’aurais volontiers fait une année de plus, mais probablement pas au-delà : j'aurais eu peur de me répéter. 

L'un des aspects les plus positifs, c'est que ça a été la première occasion de mettre en œuvre mon désir de partage du savoir, de manière directe et à très grande échelle. J'ai invité les auditeurs à m’envoyer des questions, et en retour ils m'ont envoyé aussi des informations, ce qui fait que bon nombre des chroniques s’appuyaient sur des documents qu'on m'avait confiés – en particulier ce que j’ai raconté sur l’archéologie ou le langage parlé-complété pour les enfants sourds. 

Comme je m'efforçais d'avoir une attitude scientifique, lorsqu'un auditeur m’écrivait par courriel pour me dire que je m’étais trompé, ou que l’information que je donnais était inexacte ou incomplète, je faisais un rectificatif, parce que je voulais montrer qu’un chroniqueur est un être humain, pas un surhomme, et que le savoir peut toujours être remis en question et débattu. Ce n'était pas du tout du goût du directeur de la rédaction de l'époque, qui m'a appelé dès les premières semaines pour me dire de ne pas le faire.
Moi : "Je suis un chroniqueur scientifique. Si je dis quelque chose de faux, je me dois de rectifier ! " 

Lui : "Ca ne se fait pas !" 
Moi : "Mais pourquoi ça se fait pas ?" 
Lui : "Parce que ça ne se fait pas. Ca fait 30 ans que je fais de la radio, et je te dis que ça ne se fait pas." 
Fermez le ban. 

Dialogue impossible, on le voit, et qui n'allait pas du tout avec l'idée que moi et beaucoup d'autres nous nous faisons de l'information en général, de la transmission de l'information scientifique en particulier. Ensuite, quand j'ai continué à faire des rectificatifs, il n'a pas insisté. Il voyait bien que je n'étais pas sensible à son non-argument.  

J'avais donné mon adresse internet à l'antenne ; autre "interdit" que m'a reproché la responsable du site internet de France Inter, en me disant, une fois de plus, que ça ne se faisait pas.
Moi : "Pourquoi ?"
Elle : "Parce que les auditeurs vont comprendre que toutes les adresses sont faites sur le même modèle, et ils vont écrire aux journalistes !" 

Moi (stupéfait) : "Et il ne faut pas ? "
Elle : "Eh bien non !" 
Moi (stupide) : "Les adresses courriel ne sont pas faites pour qu'on écrive aux journalistes ?" 
Elle : "Si, mais pour qu'ils s'écrivent entre eux ! Pas pour que les auditeurs leur écrivent !!!" 

(Je vous jure que c'est vrai, sur la tête de mes enfants...) 





Les auditeurs et les éditeurs avaient noté l'adresse (et puis, ils m'écrivaient via le site de la chaîne, et j'y affichais mon adresse...). J'ai reçu beaucoup de messages de félicitations (beaucoup plus que de messages négatifs) et beaucoup de documents : des livres en particulier, car il est vite apparu que ce que je racontais éveillait l'attention des auditeurs. C'est ainsi que j'ai reçu un certain nombre de bouquins sur l'industrie pharmaceutique, dont celui de Philippe Pignarre, Le Grand Secret. D'un seul coup, je me suis retrouvé en situation de "prescripteur" de livres... 

Autre élément extrêmement positif : en dehors de la toute dernière semaine de ma collaboration pour laquelle on m’a interdit d’antenne, j’ai disposé d’une liberté absolue, et j’ai dit ce que je voulais. C'était une situation bizarre, presque incompréhensible : plusieurs membres de la rédaction m'avaient appelé - ou fait des remarques - pour me reprocher telle ou telle intervention, telle ou telle attitude, mais la chronique s’est poursuivie pendant toute l’année, probablement parce qu’elle avait son public et que mon « impertinence » était trop impalpable pour justifier mon éjection prématurée. Et je crois aussi que l'écoute était bonne. Et puis, je ne m’attaquais à personne en particulier, et quand j’avais des « têtes de turc », c’étaient la directrice de la fiction de France 2 ou l’industrie pharmaceutique dans son ensemble, et non un homme politique en vue. Difficile, dans ces conditions, de me demander de partir. Enfin, j'imagine. Car je ne vois pas une station comme France Inter conserver un chroniqueur contractuel, renouvelé tous les trois mois, si la chaîne n'y trouvait pas son compte. 

On a beaucoup dit – et j’ai moi-même pensé – que c’étaient mes attaques contre l’industrie (en particulier cette chronique-ci et cette chronique-là)  qui m’avaient valu de voir ma collaboration à Inter interrompue brutalement cinq jours avant la fin prévue, mais je pense que la raison réelle était autre : j'irritais beaucoup ceux qui m'avaient invité à parler. Il faut aussi savoir que je n'étais pas leur premier choix. J'ai croisé plusieurs personnes à qui on avait proposé la chronique (qui remplaçait, tâche difficile, celle d'un humoriste de fort gabarit, très populaire en son temps) et qui l'avaient refusé. On avait fini par me la proposer in extremis, quinze jours avant la rentrée, faute de mieux sans doute. C'est probablement ce qui a incité par la suite Jean-Luc Hees à parler d' "erreur de casting". :-) 

J’irritais profondément la rédaction parce que j’exprimais mon opinion sans respecter les règles non dites des institutions françaises "élitaires". Et en particulier celle-ci : je m’adressais aux auditeurs en égal, et non en aristocrate de la radio. Et je parlais en citoyen : je m’indignais que les médecins transfusent les témoins de Jéhovah sans leur demander leur avis, alors que la loi dit qu’on doit respecter la volonté du patient, quelle qu’elle soit. Je donnais des informations sur la contraception à l’usage de tous. Je suggérais malicieusement aux journalistes de la chaîne d’aller jeter un coup d’œil au curriculum vitae du directeur de cabinet du ministre de la santé – en sachant parfaitement que c’était un ancien vice-président de laboratoire… Bref, je ne parlais pas pour montrer que j’étais plus intelligent que les auditeurs, je leur faisais la chronique de service public que moi, auditeur, j'aurais voulu entendre. J'ai grandi en voyant mon père lire Le Canard Enchaîné (et en le lisant par-dessus son épaule). Je voulais faire une chronique digne du Canard et de lui.  

Et c’est cela, je crois, qui a irrité l’équipe de France Inter. Ils se sont mis, je pense, à croire que je les attaquais directement, que je leur reprochais implicitement de ne pas faire leur boulot. Et ils se sont trompés parce que, pendant que je faisais ma chronique, j'avais plus du tout le temps d'écouter les autres émissions !!! En tout cas, ma chronique n'a pas plu à ceux-là même qui s'étaient réjoui de m'accueillir parmi eux, en particulier le service littéraire. Je faisais ma chronique de chez moi, mais une ou deux fois par mois, j'allais à Paris et je la faisais depuis la Maison de la Radio. Quand j'entrais dans le studio, un froid polaire s'installait dans la salle et le présentateur du 7-9 me disait à peine bonjour et au revoir. Quand j'ai voulu savoir ce qui se passait, on me répondait : "Mais vous le savez bien." sans plus d'explication. Ce que je faisais ne plaisait pas, "parce que ça ne se fait pas". Quand on est enrôlé par une institution, il faut respecter les règles de l'institution, même et surtout si elles sont non-dites. 

Ce fut aussi ma première expérience étendue de communication tous azimuts sur l'internet. Cette année-là, je publiais Plumes d'Ange, mon deuxième livre en ligne sur le site de P.O.L, mais ma chronique à Inter me valait un courrier électronique considérable. J'avais donc demandé, très tôt, à afficher le texte des chroniques en ligne, pour que les auditeurs puissent les (re)lire ou les copier (le fichier sonore n'était en ligne qu'une journée, à l'époque) ; à la fin de l'année, il y en avait 200 - comme une petite banque de données sur tout plein de sujets différents. Une banque de données qui a disparu du site du jour au lendemain... mais que des internautes prévoyants avaient soigneusement colligée au format PDF. 

Il peut être périlleux, en France, de trop chatouiller un média national : lorsque la rédaction d'Inter a décidé de m'interdire d'antenne (la toute dernière semaine), la page internet de ma chronique a disparu et la chaîne a déclaré qu’elle ne mettrait pas son estampille sur l’édition papier de mes textes. Un livre qui en rassemblait la moité est sorti au Cherche-midi, mais l'éditeur s'arrachait les cheveux parce que chaque fois qu'il appelait un journaliste, celui-ci lui répondait : "Je ne vais pas en parler, je ne veux pas me mettre mal avec France Inter." Tout naturellement, le bouquin a fait un flop. 

Alors que j’avais été la « mascotte » de la chaîne entre 1998 et 2002, invité à tout bout de champ pour y parler de mes livres, sollicité pour promouvoir le Livre Inter, interrogé sur les problèmes de santé, etc., je suis devenu persona non grata à France Inter. Et je le suis encore : depuis douze ans, aucun de mes livres n’a été chroniqué par un journaliste de la chaîne et je n’ai été invité qu’une fois (par Ivan Levaï, pour une émission sur la télé...). Ca m'a donc un peu fait rigoler quand, il y a quelques semaines, des amis m'ont dit avoir entendu parler de moi "avec émotion" au cours des émissions d'auto-célébration des 50 ans de la station. 




Une autre anecdote intéressante : à deux reprises, entre 2003 et 2008, de jeunes producteurs d'Inter m'ont appelé pour me proposer de participer à leur émission d'été, consacrée aux téléséries. L'un et l'autre m'ont longuement parlé au téléphone, pour définir comment je pourrais contribuer et, après s'être réjouis de ma participation, ils m'ont rappelé quelques jours plus tard me tenant tous les deux le même discours : "On en a parlé autour de nous et nos chefs nous ont fortement "déconseillé" de vous inviter." Si ça ne s'était produit qu'une fois, je n'en aurais pas tiré de conclusion. Deux... ça veut peut être dire quelque chose. 

Eh bien, croyez-le ou non, cette exclusion a eu des conséquences formidablement positives pour moi. D’abord parce que ça m’a transformé - à mon corps défendant - en symbole de la liberté d’expression : j’avais osé m’attaquer à l’industrie pharmaceutique à une époque où personne n’osait le faire et les auditeurs ont perçu mon exclusion comme une confirmation, surtout lorsque la chaîne a diffusé, en lieu et place de ma dernière chronique, un communiqué des industriels disant qu’ils étaient blanc comme neige de tout ce dont je les accusais, les pauvres choux ! 


Ensuite, le fait d'être persona non grata m'a, de fait, libéré d’une crainte qui me travaillait depuis longtemps : est-ce que j’étais lu parce que les lecteurs avaient envie de me lire ou parce qu’on parlait régulièrement de moi à France Inter ? A partir de la fin 2002, je n’ai plus reçu ni soutien ni invitation de la chaîne (1) mais Les Trois Médecins, Le Chœur des femmes, En souvenir d’André et plusieurs autres livres ont touché beaucoup de lecteurs avec le soutien de la presse écrite, essentiellement, et en dépit d’un climat difficile pour l’édition et la librairie. De sorte qu’aujourd’hui, je sais que mes livres sont lus par des gens qui ont envie de les lire, et non parce que je suis un habitué des ondes, ou le "chouchou" d'une chaîne de radio nationale. C’est très réconfortant. 

Autre conséquence importante de cette expérience : juste après la fin de la chronique, (je raconterai comment dans un prochain épisode), j’ai commencé à tenir mon Webzine. Aujourd’hui, le site a onze ans, il abrite plus d’un millier d’articles sur les sujets les plus divers – à commencer par la santé et la télé – et ça a été une formidable expérience d’échange et de partage. Sans cette interface, je n’aurais pas pu approfondir ma réflexion sur la contraception et la maltraitance médicale et partager gratuitement des centaines de pages d’information avec les personnes qui en ont besoin. La brutalité de la rupture avec France Inter a certainement représenté une motivation profonde pour constituer ce site et l’alimenter. Donc, vous voyez, pour ce qui me concerne, l’expérience a été très positive.




Une autre conséquence très très très positive, que me rappelle mon ami Thierry Tinlot après avoir lu une version antérieure mais scandaleusement incomplète de ce texte, c'est que la chronique de France Inter m'a valu d'être contacté par le susdit (alors rédac-chef de Spirou, avant de devenir celui de Fluide Glacial). Comme il appréciait mes interventions, il me proposa de co-créer, avec l'excellent Johan De Moor, une chronique dans Spirou. Pendant plusieurs années, j'ai donc rédigé les textes du Docteur Je Sais Tout, une chronique illustrée dans laquelle je répondais aux questions des jeunes lecteurs (et à d'autres que j'inventais tout seul, faut bien le dire). 

C'était une expérience épatante, je me marrais chaque fois que je voyais les dessins hilarants que Johan avait composés en contrepoint impertinent de mes textes. Ca m'a valu deux ou trois séjours plus que sympas (et bien arrosés) à Bruxelles et Charleroi, une visite de la rédaction de Spirou guidée par "Le Boss" en personne, une photocopie couleur d'un album perdu de Michel et Thierry (de Piroton et Jadoul) intitulé La pluie était sèche, et l'insigne honneur de voir un numéro "Spécial Docteur Je Sais Tout" porter ma photo (arrangée) en couverture et ma gueule en BD dans tout plein de pages. 
Je ne suis pas le seul médecin-écrivant français de ce début de 21e siècle, mais je suis le seul à avoir fait la couv' de Spirou. Et ça, j'en suis pas peu fier !!! 




(ci-dessus, Thierry Tinlot, animateur pour la jeunesse ; ci-dessous, Johan De Moor, artiste-peintre)




Est-ce que vous aimeriez refaire de la radio ?

J’en ai refait, sous d’autres formes : des conversations à bâtons rompus avec les auditeurs sur le thème de la contraception , dans l'émission de Brigitte Lahaie sur RMC ; des chroniques plus écrites, plus littéraires, pendant trois ans sur arteradio.com. (Elles sont toujours en ligne sur le site, et j’en ai repris et développé certaines dans Histoires en l’air (2)) . Et puis il y a eu "Ethique en séries", sur Radio-Creum, la radio du centre où j’ai passé trois ans à l’Université de Montréal, et d’autres plus occasionnellement à Radio-Canada dans l'émission "La tête ailleurs" . Evidemment, je serais très heureux d’avoir une heure rien qu’à moi, comme l’écrivant Stanley (3) Péan, qui anime une épatante émission hebdomadaire sur le jazz à Radio-Canada… Mais bon, ce n’est pas comme écrire un livre : une grille de programmes ce n’est pas extensible comme un fonds d'éditeur, il n'y a pas de place pour tout le monde. La radio, c'est un métier. J’ai déjà la chance de publier à peu près ce que je veux, je n’ai pas besoin en plus d’aller squatter les ondes. Et puis, c’est du boulot, et j’en ai déjà pas mal. 

Après le succès de "La Maladie de Sachs", pourquoi n'avez-vous pas poursuivi dans la publication de romans médicaux ? 

(A suivre) 




(1) J'ai continué à être invité régulièrement à des émissions sur France Culture et des journalistes de France Info (Philippe Vallée, en particulier) ont régulièrement chroniqué mes livres. Ce qui semble bien indiquer qu'il s'agissait d'une décision délibérée de la première chaîne de radio française et non d'un désintérêt général de l'ensemble du service public pour mon travail...

(2) P.O.L, 2007
(3) J'avais d'abord écrit "Sydney", mais un amateur de Béchet ne m'en aurait pas voulu... 

jeudi 13 février 2014

Le métier d'écrivant (15) - Le succès et ses conséquences négatives

Est-ce que le succès a eu pour vous des conséquences négatives ?


Souvent, quand on se met à gagner beaucoup d’argent, on est tenté de le dilapider, mais j’ai échappé à ça ; avec ma compagne, qui avait toujours les pieds sur terre, on s’est efforcé d’en faire profiter notre famille et nos amis, sans jamais perdre de vue les réalités matérielles : on avait bien conscience que de toute manière, le fisc allait en prendre une grande partie et on n’avait pas envie de se le mettre à dos. Donc, de ce côté-là, ça s’est bien passé. 

C’est plutôt sur le plan symbolique que j’ai eu du mal. J’ai rencontré un grand succès de librairie, qui s’est maintenu pendant plusieurs mois, et qui s’est prolongé par un film et de nombreuses traductions. Or, le succès éparpille : on est sollicité sans cesse, et il est difficile de résister aux sollicitations. Et quand un truc pareil vous arrive, c’est difficile de ne pas être bouleversé et de ne pas être pris par une sorte d’ivresse qui peut vous faire perdre pied. Pendant les jours qui ont suivi le Livre Inter, j’ai été habité par l’idée qu’un succès pareil ne m’arriverait plus jamais et que je devais en profiter le plus possible, aussi longtemps que possible. J’avais aussi une autre pensée, moins facile à admettre à l’époque, mais qui est très claire pour moi, maintenant : je n’étais pas sûr que mon succès était mérité. 

J’avais entendu Paul O.-L. et d’autres éditeurs me dire des paroles de bon sens – le succès est imprévisible et inexplicable, au-delà d’un certain nombre de milliers d’exemplaires on ne peut pas être sûr que ce n’est pas un malentendu, etc. – et souvenez-vous, c’était mon deuxième roman en dix ans, j’étais un auteur inconnu, comment se faisait-il que ça explosait comme ça ? Est-ce que j’avais écrit un bon roman, comme je le croyais ? Est-ce que j’y disais des choses importantes sur le soin, sur la relation médecin-patient, sur la famille ? Ou bien est-ce que j’avais simplement – comme l’avait suggéré assez méchamment un journaliste du Monde - assouvi la curiosité d’un public de voyeurs, avides des secrets d’alcôve que recèle tout cabinet médical ? Est-ce que j’étais un bon artisan ou bien un tâcheron sans talent qui escroquait le public en lui racontant les histoires qu’il voulait entendre ? Est-ce que j’étais capable d’écrire autre chose, ou bien, comme se l’était demandé un écrivain-médecin dans un quotidien très lu, La Maladie de Sachs était-il un roman autobiographique qui n’aurait pas de suite ?

Toutes ces questions, je me les posais, et j’aurais probablement dû en parler avec quelqu’un d’indépendant, un thérapeute ou un conseiller qui m’aurait aidé à faire le tri dans tout ça. Mais quand on est heureux, on ne pense pas à aller demander conseil – on est certain de ne pas en avoir besoin – et, dans la crainte que ce succès soit éphémère et d’avoir trompé mon monde, j’ai cherché à me prouver que je n’étais pas malhonnête. Alors, dans un premier temps, j’ai répondu à presque toutes les invitations à rencontrer des lecteurs. Je voulais montrer que je n’étais pas différent « en vrai » que dans mon livre. Que les valeurs que j’y défends, je n’avais pas peur de les défendre en public. Et, de manière assez prévisible, on me parlait et on me faisait plus parler de la posture des médecins que la construction de mon livre.

Pour les mêmes raisons, 
j’ai sauté sur toutes les occasions de publier qui m’étaient offertes – et on m’en a offert beaucoup. D’abord, j’ai cherché à montrer que la médecine n’était pas pour moi simplement un sujet de roman, mais aussi une préoccupation morale et j’ai publié plusieurs livres sur mes conceptions du métier de médecin et un manuel sur la contraception. Ensuite, j’ai voulu montrer que je pouvais écrire autre chose que des romans « médicaux » - des romans policiers, de la science-fiction, des livres pour enfant. Et j’ai aussi voulu défendre le genre des séries télé, auquel j’étais particulièrement attaché, et soutenir ses amateurs.

Beaucoup de lecteurs me considéraient comme une sorte de porte-parole du genre, et j’avais envie de mettre ma notoriété au service de cette cause-là. Bref, je me suis engagé dans tout un tas d’entreprises qui ont abouti – j’ai publié beaucoup de livres, en dix ans – et d’autres qui n’ont rien donné et sur lesquelles j’ai perdu beaucoup de temps. Tout cela, parce que j’ai manqué d’humilité et de clairvoyance en pensant que, mes motivations étant claires, celles des autres l’étaient également. Mais beaucoup de gens se tournent vers les personnes qui ont du succès par intérêt personnel plus que par réel désir de travailler avec elles. Et peu à peu, l’ivresse et l’illusion que tout était possible, au moins pour un temps, a laissé place à la frustration. Tout particulièrement en ce qui concerne mon engagement de médecin.

Après avoir été invité dans plusieurs facultés de médecine et rencontré un très grand écho parmi les étudiants, j’ai eu très envie de participer à l’enseignement de la médecine en tant que généraliste et spécialiste autodidacte de la contraception. J’avais publié un livre de référence sur le sujet, j’avais un savoir et un savoir-faire à partager et mes confrères m’avaient souvent demandé d’être « généraliste expert » au cours de séances de formation continue consacrée à la gynécologie courante. Conforté par cette confiance qu’on me portait, je suis allé un jour proposer mes services à un département de médecine générale parisien. J’avais envie d’enseigner. On m’a confié trois enseignements dirigés et proposé de créer un module optionnel. Pendant une année, j’ai assuré ces enseignements et j’y ai pris beaucoup de plaisir. 

Au cours de la deuxième année, les enseignants de médecine générale se sont mis en grève pour faire reconnaître leur statut. Les dirigeants du département qui m’avait accueilli m’ont demandé de co-signer de mon nom de plume une lettre-manifeste destinée à la presse, en me disant qu’elle avait ainsi plus de chances d’être publiée. Ça ne m’a pas posé de problème : je trouvais naturel de me solidariser avec des collègues dévoués à la cause de la médecine générale et que je considérais comme des amis.

Quelques mois plus tard, une revue universitaire a publié un grand dossier sur les études de médecine, pour lequel j’avais donné une interview. Depuis la publication des
Trois médecins, je m’étais déjà exprimé longuement sur le caractère archaïque des études de médecine en France, et mes déplacements m’avaient permis de mesurer le retard des Français dans ce domaine par rapport aux Pays-Bas, à la Suisse, à la Belgique, aux Etats-Unis, au Canada, au Québec. Je me suis contenté de répéter – en soulignant les démarches positives de la faculté qui m’hébergeait – ce que j’avais déjà dit maintes fois, sur le mépris dans lequel on continue à tenir les médecins généralistes, qu’ils soient praticiens de terrain, enseignants ou en formation.

Après avoir lu l’entretien, la commission chargée de l’embauche des médecins-enseignants a recommandé de ne pas me réembaucher. Le doyen – qui se présentait comme un homme ouvert aux changements – a
  soutenu la décision. Les responsables du département de médecine générale n’ont pas levé le petit doigt. Ma signature était bonne à apposer au bas de leurs lettres de revendication, mais mes opinions n’étaient pas dignes de recevoir leur appui. Moralement, ça m’a fait beaucoup de mal. Je me suis rendu compte que les institutions médicales n’avaient pas du tout pour mon travail le respect que me manifestaient les praticiens de terrain, les étudiants et les lecteurs. J’avais pris mes désirs pour des réalités.

Malheureusement, cette déception m’a également poussé à prendre des décisions personnelles que j’ai ensuite vivement regrettées… Mais c’est une autre histoire.

Au fond, j’ai péché par vanité. Je pensais que ma renommée auprès des lecteurs me donnerait une légitimité suffisante pour entrer dans une faculté de médecine et contribuer à y changer les choses.
Je savais pourtant depuis longtemps qu’en France, les institutions sont fermées aux corps étrangers. Quand on vous laisse entrer, c’est strictement sous condition. Vous devez respecter des règles non dites et, pour éviter de les enfreindre, il n’y a qu’une seule méthode : ne rien faire que les autres ne font pas – autant dire, ne rien faire du tout. L’autonomie, l’innovation, l’initiative n’ont pas de place dans les systèmes fermés, entièrement voués à l’auto-reproduction des élites et au maintien du statu quo. Et aucun outsider, quelle que soit sa renommée, ne peut changer ça. Mais je l'ai oublié. Ou j'ai cru que je pouvais briser cet état de chose. 


Puisque vous mentionnez les institutions… que s’est-il passé lorsque vous avez assuré une chronique à France Inter ?

(A suivre....) 

dimanche 2 février 2014

Le métier d'écrivant (14) - Le succès et ses conséquences positives

Quelles ont été pour vous, en tant qu’auteur, les conséquences du succès de La Maladie… ?

D’abord, j'ai conscience, j’insiste sur ce point, d’avoir bénéficié de circonstances heureuses, et si le succès m'a rendu brusquement "visible", je n’en tire aucune fierté et aucune conclusion sur la « qualité » de mon travail. J’ai eu de la chance. Beaucoup d’auteurs P.O.L de la première heure sont connus et apprécié par des lecteurs fidèles sans avoir eu pareil succès. Ils ne sont pas invités aux émissions de radio, on ne leur demande pas à tout bout de champ leur avis sur tout et sur rien, mais ils mènent leur barque solidement. Bien entendu, le succès public d’un ou plusieurs livres fait du bien à tous les écrivants, mais il n’est ni nécessaire ni suffisant pour écrire et publier des livres.

Le succès de La Maladie… m’a bien sûr donné brusquement une visibilité et une crédibilité très importantes, pas seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que médecin militant. Le roman a rencontré un écho important au-delà du public habituel des livres publiés par P.O.L. Daniel Pennac m’a raconté qu’un critique parisien (il ne l’a pas nommé) lui avait dit : « Je ne comprends pas qu’autant de gens lisent un livre aussi difficile », ce qui indique l’ampleur du malentendu et des préjugés qu’on peut avoir, parmi les élites auto-proclamées, sur ce que « les gens » aiment et/ou sont capables de lire. Pour ma part, je pense qu’on lit un livre parce qu’il nous touche, d’une manière ou d’une autre, même s’il est publié par un éditeur de littérature dite « expérimentale ». Si à l’âge adulte je n’avais lu que les livres que j’étais habitué à lire enfant et adolescent, je n’aurais lu ni Perec, ni Doubrovsky, ni Flaubert, ni Marie Darrieussecq, ni René Belletto.

A certains égards, La Maladie… est un roman  « expérimental ». Mais je ne l’ai pas pensé comme tel, je l’ai écrit comme il est pour servir ce que je voulais raconter, et qui était au fond très simple. Le propos du roman, c’est la relation entre un médecin et les patients d’un canton, mais aussi les relations collectives de ces personnages. C’est ce contenu qui a permis à beaucoup de lecteur de dépasser les soixante premières pages – de l’avis de beaucoup, il faut ça pour « entrer dedans » - et de lire le roman jusqu’au bout.
(Je crois que c’est de cela que je suis le plus fier : d’avoir réussi à intéresser des lecteurs à un livre qu’ils n’auraient probablement pas remarqué dans les librairies s’ils n’en avaient pas entendu parler auparavant, et qui l’auraient probablement reposé après avoir lu les cinq premières lignes s’ils étaient tombé dessus par hasard.)

Comme le propos du livre est centré sur la relation de soin et comme la santé est un sujet de premier plan, le succès du roman a attiré l’attention des journalistes. On s’est mis à m’interroger à chaque occasion, et j’ai saisi l’occasion pour faire entendre ce que j’avais à dire sur les insuffisances du corps médical français dans les domaines que je connaissais le mieux. Je n’ai pas la langue dans ma poche, je suis un « bon client » pour les mass média, alors les journalistes ne se sont pas privés de me tendre leur micro. J’ai donc eu une occasion inattendue d’exprimer en public un certain nombre d’idées que je défendais depuis que j’étais étudiant en médecine… ce qui m’a valu la sympathie et le soutien de beaucoup de lecteurs et d’associations de patients mais aussi de beaucoup de médecins généralistes, d’étudiants, d’infirmières, de sages-femmes, d’orthophonistes qui se retrouvaient dans la conception de la relation de soin que défend le roman.

Le succès m’a permis de prendre la parole, et je l’ai prise en tant que militant des idées que je défends. Mais c’était la suite logique de mon travail d’écrivant, je n’ai jamais vu les deux activités comme étant distinctes. J’écris comme je soigne : pour que mes semblables souffrent moins. Si je peux aussi parler dans le poste à cet effet, je ne m’en prive pas.

En même temps que mon statut d’écrivant, le succès a donc considérablement changé mon statut de militant. Mais pas mon attitude, qui était déjà bien établie. Je ne brigue aucun poste officiel, aucune charge, aucun titre, mais chaque fois qu’on me propose de prendre la parole pour défendre une idée qui me tient à coeur, je la prends. Il y a beaucoup de gens qui aspirent à ou défendent les mêmes idées sur le soin et les relations médecins-patients, mais peu ont la chance de pouvoir se faire entendre. Même si je parle en mon nom propre, je sais qu’un certain nombre de gens sont heureux de m’entendre dire tout haut ce qu’ils n’ont pas la liberté ou l’occasion de dire eux aussi. Alors, je ne joue pas les auteurs « qui ne se mêlent pas de politique », je mets les pieds dans le plat et je ne me censure pas sous prétexte qu’on pourrait me museler, ce serait idiot. Et indécent pour ceux qui n’ont pas la même chance. Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais tant que ça dure...

Est-ce que le succès a changé quelque chose à votre écriture ?

Certainement, mais je ne saurais pas énumérer tout ce que ça a changé.
Evidemment, un succès pareil, alors que je n’étais pas du tout sûr d’intéresser qui que ce soit, m’a libéré et encouragé à écrire ce que je veux, comme je veux. C’est ce que j’avais fait pour mes deux premiers romans, et je n’avais pas l’intention de changer de genre, de style ou de thèmes, mais un succès pareil laissait entendre que la manière dont je traite ces thèmes était digne de l’intérêt des lecteurs.

Alors, bien sûr, ça m’a incité à écrire d’autres livres abordant la question de la relation de soins et de l’attitude des médecins, des romans et des essais. J’avais désormais la preuve que ça n’était pas seulement important pour moi.
Cela dit, ça ne m’a pas incité à me cantonner à un genre : juste après La Maladie de Sachs, je me suis mis en tête d’écrire le manuel sur la contraception dont je parlais depuis dix ans. Ca me paraissait plus urgent qu’écrire un autre roman.

Dans les années qui ont suivi La Maladie… j’ai pleinement profité de l’occasion qui m’a été donnée d’écrire des livres très variés, très différents – et j’en ai publié beaucoup. Aujourd’hui, je pense qu’il y avait à cette frénésie une raison « officielle » et – comme toujours – une raison inconsciente. La raison avouée – et réelle – est que j’avais envie de m’essayer à des formes diverses – le roman policier, les récits autobiographiques, les nouvelles fantastiques ou de SF, le conte, l’essai critique, la pièce radiophonique – et d’étendre mon registre d’écriture. La seconde raison, inconsciente, et que je commence seulement à cerner aujourd’hui, c’est que je redoutais l’accueil d’un roman ultérieur. Le succès de La Maladie… était-il un « malentendu », comme je l’avais entendu dire ? J’avais passé cinq ans à écrire un roman par petits morceaux, entre deux boulots alimentaires. A présent, j’avais le temps de m’asseoir et de ne faire que ça. La pression était très grande, d’autant plus grande que le grand roman sur les études de médecine que je voulais écrire après La Maladie… me tenait profondément à cœur. Je ne voulais pas risquer de le rater.

Tout écrivant confronté à un succès important et inattendu est pris dans le même questionnement, je crois : la valorisation est si grande et si imprévue qu’il redoute, au livre suivant, de se décevoir lui-même et de décevoir ceux qui l’ont valorisé. La crainte d’être perçu comme un imposteur est proportionnelle aux gratifications reçues. J’ai de la chance : je n’avais pas seulement envie d’écrire des romans sur la relation de soin et le monde médical. En publiant d’autres livres, j’ai évité dans une certaine mesure de m’exposer trop vite. A la sortie des Trois Médecins, six ans plus tard, l’eau avait coulé sous les ponts. Je ne savais pas quel serait son public, mais je ne l’avais pas écrit en me demandant comment on l’attendait, je l’avais écrit comme je le désirais.

Et je pense que l’écriture des Trois Médecins, que je tenais à écrire bien avant de me mettre à La Maladie…, a moins bénéficié du succès de 1998 que de toutes les expériences faites par la suite. Mon « militantisme », mon sentiment de révolte contre l’arbitraire du discours médical dominant y est plus manifeste encore. J’écrivais en souvenir de mes camarades des années soixante-dix et à l’intention des étudiants du vingt-et-unième siècle, je visais un public très petit, au fond, et une fois encore j’ai eu la surprise de voir qu’il touchait un grand nombre de lecteurs. Je n’aurais probablement pas osé l’écrire de la même manière si j’avais eu comme injonction de toucher de nouveau le public du Livre Inter 1998 !  


Pour en revenir à La Maladie… Comment vos anciens patients ont-ils réagi ? Est-ce que ça a changé vos relations avec les patients que vous avez vus par la suite ?

Parmi mes patients de médecine générale, certains auraient pu penser « se reconnaître » malgré toutes les précautions que j’ai prises pour que les personnages ne désignent personne en particulier, mais personne ne m’a contacté pour me faire des reproches… Très peu d’anciens patients de mon activité de médecin de campagne y ont fait directement allusion ; pour la plupart, ils ou elles l’ont fait au cours de rencontres – au salon du livre du Mans, où je vivais – ou par courriel, pour me féliciter ou me dire qu’ils avaient aimé le livre. Par la suite, je ne me suis pas vraiment caché – à partir de La Maladie de Sachs, j’aurais eu du mal à le faire – mais j’ai toujours bien séparé mes deux activités de praticien au centre de planification et d’auteur. J’avais une activité médicale très délimitée et je n’en faisais pas la publicité car je n’ai jamais eu pour objectif d’accroître ma clientèle médicale ou d’attirer de nouvelles patientes avec ma notoriété. Si je l’avais fait, j’aurais eu des consultations plus lourdes, de moins bonnes conditions de travail et tous - les patientes, l’équipe et moi, nous en aurions pâti.

C’est surtout à partir de Contraceptions mode d’emploi (2001), puis après la chronique sur France Inter en 2002 et la mise en ligne de mon site en 2003 que j’ai vu mon activité médicale augmenter – et surtout par correspondance. Pendant sept ans, je me suis efforcé de répondre aussi clairement et complètement que possible aux nombreuses questions qu’on m’envoyait par courriel. Il m’est arrivé à de nombreuses reprises de recevoir des courriels de patientes me demandant où j’exerçais, et si je voulais bien les recevoir. Le plus souvent, je cherchais plutôt à les mettre en contact avec des soignants de leur région, car je trouvais insupportable de leur faire parcourir des centaines de kilomètres pour me voir, moi, comme si j’étais le seul praticien qui pouvait les soigner. Je leur expliquais que des praticiens bienveillants, il y en a partout. Que ce qui me différenciait d’eux, c’est seulement que j’avais la possibilité de me faire entendre. Ca ne me rendait pas plus compétent.

Comment le corps médical a-t-il perçu le succès de votre roman ?

Diversement, selon le… sous-groupe concerné. Le corps médical est très hétérogène. 


En général, parmi les praticiens « de terrain », le roman a été en général très bien reçu, parfois après un premier moment d’agacement assez compréhensible. Si, alors que j’étais encore médecin de campagne, j’avais entendu parler d’un roman-à-succès-écrit-par-un-généraliste j’aurais probablement été très circonspect, très méfiant et probablement très jaloux – tout comme je l’avais été en découvrant Contre-visite, le beau livre de Marie Didier, deux ans avant de publier La Vacation (après l'avoir lu, je n'étais plus jaloux, mais émerveillé et plein d'énergie)

Si j'avais été mis face à ce pavé écrit par un généraliste, je me serais demandé : « Qui c’est, ce type ? De quel droit parle-t-il de mon métier ? Qu’est-ce qu’il y connaît ? Comment se fait-il qu’il ait un succès pareil ? » D’ailleurs, beaucoup de médecins m’ont dit : « J’ai pas pu le lire, ça m’a énervé, au bout de dix pages j’avais l’impression de retourner au boulot. » C’était un grand compliment, au fond. Mais je comprends leur énervement... 

Au fil des mois qui ont suivi la sortie du livre, j'ai rencontré beaucoup de généralistes qui avaient adoré le livre (mais des spécialistes aussi, quand même...). Certains m’ont fait part de leur gratitude en disant que j’avais écrit le roman qu’ils auraient voulu écrire ; d’autres m’ont demandé « Comment as-tu fait pour parler de mes patients ? » Beaucoup étaient heureux que des lecteurs leur disent : « Maintenant, Docteur, je sais que vous faites un boulot difficile, et je comprends pourquoi vous êtes fatigué. » Ils étaient gratifiés que des non-médecins trouvent leur boulot passionnant, alors qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en parler. Les gens lisaient La Maladie… dans la salle d’attente et puis entraient dans le bureau de leur médecin le livre à la main, et découvraient que lui aussi était en train de le lire ! Une lectrice m’a raconté qu’elle avait voulu en offrir un exemplaire à son généraliste, mais qu’il lui avait répondu en souriant « C’est gentil mais j’en ai déjà sept. » Le livre a servi de passerelle, de lieu commun à beaucoup de lecteurs et de lectrices. 

Le roman a été aussi très bien accueilli par les autres professionnel.le.s de santé : les infirmiers et infirmières de nombreux pays francophones : j’ai été invité à parler en Suisse, en Belgique, au Québec et dans le reste du Canada, aussi bien qu’en France.

Dans les facultés de médecine française, l’accueil a été plus mitigé mais j’ai été invité par des enseignants, le plus souvent généralistes mais pas seulement, dans plusieurs villes de France, en particulier à Clermont-Ferrand, à Brest, à Caen, à Lyon, mais aussi par des étudiants en médecine à Rennes, à Tours, à Strasbourg…

Au cours des années écoulées j’ai reçu de nombreux messages de jeunes médecins qui ont ponctué leurs études en lisant La Maladie…, Les Trois Médecins et Le Chœur des femmes. Et je reçois des courriels similaires de soignants de toutes les professions, mais aussi d’enseignants, et de lecteurs et lectrices de tous les âges et de tous les horizons. Mes romans renforcent leurs intuitions, et les encouragent dans leur travail ou dans leur exigence d’une relation de soin sans rapport de force. Quand j’étais étudiant, je voulais changer le monde. Ce n’est pas possible, mais avec mes romans, je peux stimuler beaucoup de gens, et c’est le succès de La Maladie… qui m’en a fait prendre conscience. C’est un sentiment extraordinaire.

Une autre conséquence du succès de La Maladie… a été de recevoir beaucoup de propositions. Non seulement des livres mais aussi des conférences, des rencontres, des articles. Ça aussi, évidemment, c’est très gratifiant. Ça m’a beaucoup occupé. Sans doute trop. Cette conséquence-là du succès – les sollicitations multiples – a eu aussi des effets négatifs sur ma vie personnelle et professionnelle.


Est-ce que vous pouvez nous parler de ces effets négatifs ?

(A suivre)