jeudi 26 décembre 2013

Le métier d'écrivant, un feuilleton inédit (5) - Au commencement de l'écriture, 3 : Premiers lecteurs et histoires de famille

Au commencement de l’écriture (3)

Vous étiez très en colère, quand vous étiez adolescent ?

Ah, ça oui ! J’étais effrayé par la dureté du monde et elle me mettait en colère. Mais ma colère était également le produit d’une grande frustration. J’étais dans une situation paradoxale : ma famille était très aimante, j’étais un bon élève plutôt facile, je n’avais pas de problème à l’école, mais je m’y ennuyais profondément, et je n’avais pas la possibilité d’exprimer mes points de vue, mes interrogations, car l’Education Nationale n’était pas ouverte à l’expression des adolescents. 

Comme j’étais un « fils-de-médecin » dans une petite ville de province, Pithiviers, je n’avais pas beaucoup de camarades et je ne pouvais pas me changer les idées en faisant les quatre cents coups. Mes évasions, c’étaient la lecture, la radio, la télévision, le cinéma. J’étais en colère contre tout plein de choses – à commencer par ce scandale qu’est la perspective de la mort, la nôtre et celle de nos proches – mais je n’avais personne avec qui en parler. Je me sentais surtout proche de certains adultes. Et tous ceux qui ont compté pour moi à l’époque avaient un lien direct avec la lecture ou l’écriture. 

Il y avait, à la librairie Gibier de Pithiviers, la ville de mon enfance, un libraire salarié qui se prénommait Nicolas ; au bout de quelques années, il connaissait parfaitement mes goûts et mettait de côté les livres qui allaient m’intéresser. Quand il est parti, j’ai eu le même genre de relation avec la jeune femme qui a pris sa suite, puis avec Antoine, l’un des fils du libraire quand son frère et lui ont repris l’affaire. Et puis il y avait aussi un ami de mes parents, « Grec » Decoudun, qui était dessinateur, peintre, musicien de jazz, traducteur, navigateur. Lui, il m’a carrément servi de mentor, à son corps défendant. Il bossait pendant la semaine dans une usine de Pithiviers qui fabriquait des petits gâteaux, il dessinait les emballages, mais aussi les figurines à découper qu’on mettait dedans pour les enfants… 

Le samedi, il passait souvent sa journée à peindre, et à enregistrer les émissions de jazz qui passaient sur France Musique. J’allais le regarder peindre et on parlait toute l’après-midi. Au début, je pense qu’il ne comprenait pas pourquoi je venais m’incruster chez lui, j’étais un  peu vieux pour être son fils… Mais un jour je l’avais vu sortir de la bibliothèque avec des romans de science-fiction sous le bras, et je m’étais exclamé : « Vous lisez ça, vous ? » - parce que bien sûr, dans mon esprit un adulte ne pouvait pas lire ça. Il a rigolé et il m’a invité à passer le voir chez lui, sa bibliothèque était bourrée de bouquins de S.F., j’étais au paradis. Et il m’a beaucoup appris : il a fait mon éducation en jazz – il jouait du trombone depuis ses études dans un orchestre amateur, The Metropolitan Jazzola Eight, il me montrait les livres de marine qu’il traduisait. Ce n’était pas seulement un artiste, c’était un homme qui avait une culture très vaste, et il était drôle comme tout…




Un beau tableau de Jean-Claude ("Grec") Decoudun... 



Faisiez-vous lire vos textes, à l'époque ? Si oui, à qui ?
 
Je les offrais à des personnes choisies. J’ai dû les faire lire d’abord à un ami d’enfance, Opher qui était comme un frère aîné. Il vivait loin, en Afrique, puis en Israël. On a passé des étés ensemble en Angleterre, on s’écrivait régulièrement et je lui ai envoyé un recueil de mes nouvelles, recopié dans un cahier. J’ai fait ça à plusieurs reprises pour des personnes choisies. L’une de mes camarades, Aline Bourgoin, à qui j’en avais donné un lorsque nous étions au lycée, m’a contacté tout récemment via ma page Facebook alors qu’on ne s’était ni vus ni parlé depuis presque quarante ans. Elle avait gardé le cahier. Elle l’a scanné et me l’a envoyé. C’était très émouvant, parce que je n’avais gardé aucune trace de certaines des nouvelles qui figurent dedans. Je n’avais que 15 ou 16 ans, rien n’indiquait que je ferais de l’écriture un métier, mais elle l’a gardé précieusement. Les amis à qui j’ai donné un cahier à l’époque se comptent sur les doigts d’une seule main. 

Pour Grec, j'avais fait un "objet-livre" loufoque, quelque chose dans l'esprit de Gotlib et des Monty Python, intitulé "Cyclope, l'Almanach'un oeil" et dans lequel j'avais inventé des histoires, collé des trucs, fait de mauvais calembours. Je le lui ai offert dans une boîte, et chaque fois que j'allais chez lui, il la ressortait du tiroir de la grande table de ferme qu'ils avaient dans leur salon, sa femme Paola et lui. Son amitié était un stimulant, et toutes les amitiés que j'ai nouées ensuite l'ont été également. Quand je me suis senti un peu plus sûr de moi, en Terminale, je lui ai aussi fait lire des nouvelles de S.F. que j'écrivais. Il a été à la fois indulgent (c'était probablement très mauvais) et encourageant. En tout cas, il les a toujours lues avec bienveillance. J'étais adolescent, il me respectait profondément, et ça a beaucoup compté d'être respecté par un adulte comme lui, malgré mes maladresses.

Faisiez-vous lire vos textes à des membres de votre famille ?

Pas à l’adolescence, non. Je sentais confusément que ça n’était pas fait pour eux, mais je n’aurais pas su dire pourquoi je ressentais les choses ainsi. J’avais un peu honte d’écrire, c’est bizarre. Et je ne voulais surtout pas que mes parents me lisent. Je n’écrivais rien, je crois, qui aurait pu les vexer ou les blesser : je parlais très peu d’eux dans mon journal, par exemple, car mes parents n’étaient pas « un problème ». Enfin, pendant longtemps ils ne l’ont pas été, ils le sont devenus un peu quand je suis revenu d’Amérique… Mais j’étais gêné – c’était peut-être simplement de la pudeur – car je ne voulais pas que ma mère ou mon père sache ce que je ressentais. Alors personne dans ma famille  n’a lu ce que j’écrivais. 
Plus tard, je me suis rendu compte que les textes qui me semblaient « anodins » pour mes proches (parce qu’ils ne parlaient pas d’eux) pouvaient être, tout de même, menaçants. J’ai compris ça quand ma mère a appris que j’avais écrit un roman, et ensuite quand elle a confié ses réactions – elle avait été très ébranlée – à quelqu’un d’autre que moi. Ca parlait d'avortement, ça me semblait très éloigné de son expérience, et puis j'ai découvert, à presque trente-quatre ans, que ça ne l'était pas. On ne sait jamais ce que ses parents ont vécu. On n'en a aucune idée. Mais on sait encore moins que ce qu'on écrit les touche, précisément parce qu'ils ont plus vécu que nous, des choses que nous n'imaginons pas.

Y avait-il d’autres personnes qui écrivaient, dans votre famille ?

Pas vraiment. Mes parents lisaient beaucoup tous les deux, mon père évoquait Kafka avec admiration, ma mère me parlait souvent des romans ou des biographies qu’elle lisait. Ils respectaient les hommes et femmes qui écrivaient, tout particulièrement les médecins : ils avaient lu André Soubiran, Han Suyin, et A. J. Cronin. Et sur les étagères d’une chambre de la maison, l’intégrale de George Duhamel côtoyait tout Shakespeare et une sélection des prix Nobel de littérature. Mais ils n’ont jamais écrit beaucoup. 

Ma mère racontait volontiers en riant que lorsqu’elle était jeune fille, elle avait commencé un roman intitulé Deux Cœurs mais n’était pas allée plus loin que le titre. Elle avait été secrétaire médicale, elle dactylographiait les dossiers et le courrier de mon père et elle tapait ses lettres aux membres de sa famille, ce qui était plutôt rare en France dans les années 60, je pense. J’ai toujours vu une machine à écrire chez moi, sur son bureau et comme tous les gamins, je m’y suis installé pour écrire de temps à autre. 

Mon père avait un peu écrit, des articles scientifiques, bien sûr car il était médecin, mais aussi quelques textes autobiographiques ou des réflexions sur les fêtes juives. Et aussi un texte sur le rôle du médecin pendant la guerre d’Algérie, une communication qu’il a faite en France, mais dont je n’ai eu connaissance que bien après sa mort. Cela dit, tous deux étaient de grands conteurs. 

Un jour, notre mère a offert à notre père un magnétophone portatif. Quand j’y pense, à présent, c’est vraiment singulier : ça se passait dans les années soixante, ce n’était pas un cadeau anodin, ça avait dû  lui coûter cher, mais mon père aimait beaucoup parler, raconter des histoires, et je crois me rappeler qu’elle lui avait suggéré de raconter ses souvenirs… Nous avions quitté l’Algérie en 1961, tenté sans succès de nous installer en Israël en 1962 et nous nous étions retrouvés en France en 1963, il s’était passé beaucoup de choses en deux ans. Mon père avait de quoi être abattu. Aujourd'hui, je dis souvent aux personnes qui vont mal : « Ecrivez. Racontez ce qui vous tourmente. » C’est émouvant de penser, en cet instant, que ma mère a dit ça à mon père… 

Il est certain que dans ma famille, tout le monde racontait des histoires. Tout le temps. Les hommes racontaient des histoires, les femmes racontaient d’autres histoires, et elle demandaient aux hommes de raconter celles qui les avaient fait rire. On se racontait des histoires drôles pendant les fêtes et les repas de famille, mais il y avait aussi un temps pour les histoires plus graves, et mon père nous « expliquait la vie » en nous racontant des histoires qui lui étaient arrivées, ou qui étaient arrivées à des gens qu’il avait connus. Bref, la narration faisait partie de notre vie quotidienne. 





Ce qui me rappelle aussi qu’avant l’âge de douze ou treize ans, mon frère et moi nous écoutions des versions audio de livres ou de films enregistrées sur microsillon, comme Le Petit Prince, Le Livre de la Jungle, Le Dernier des Mohicans, L’île au trésor. Plus grands, on écoutait Les Maîtres du Mystère à la radio le mardi soir et Le Théâtre de l’étrange le samedi, et on adorait ça. Et on s’est mis à inventer des histoires ensemble pour les enregistrer sur le magnétophone à bandes portatif de notre père. On s’est mis d’abord à lire les bandes dessinées qu’on aimait, comme Michel Vaillant, par exemple, en faisant tous les bruitages de voiture Vroaaaaaarrrr et on inventait des pièces policières… Mais quand je me suis mis à écrire, je n’en ai même pas parlé à mon frère. J’étais l’aîné, j’ai atteint la puberté avant lui ; forcément, ça nous avait un peu éloignés l’un de l’autre, je me suis senti très seul parce que je n’avais personne à qui parler de ce que j’écrivais.

A qui avez-vous pu en parler ?

La toute première personne avec qui j’en ai parlé – je veux dire, à qui j’ai dit ce que ça représentait pour moi – a été non seulement mon premier lecteur adulte, mais aussi mon premier « pair », car il écrivait, lui aussi. Il s’appelle Raphaël Monticelli et c’était mon professeur de français en classe de Première. Très tôt, pendant l’année, il a remarqué que je prenais des notes dans un cahier qui n’était pas destiné au cours, il a compris que j’écrivais et il posé sur mon activité d’écriture un regard non seulement bienveillant, mais constructif, sans pour autant être complaisant. Je ne me rappelle plus si c’est lui qui a demandé à me lire ou si c’est moi qui le lui ai proposé – j’avais de toute manière très envie qu’il me lise – mais il s’intéressait aussi à ce que ses élèves lisaient, et quand je lui ai dit que j’étais surtout un lecteur de science-fiction, il m’a dit que c’était un genre qu’il connaissait mal, et m’a demandé de lui suggérer des lectures. Je lui ai fait lire Asimov et Sturgeon, et j’en étais très fier ! Et lui m'a fait lire L'Education sentimentale et un roman de Stefan Wul, Niourk. Il avait les idées très larges, comme vous voyez.



Ça comptait beaucoup pour vous qu’un enseignant s’intéresse à ce que vous écriviez ?

On ne se lie pas comme ça avec tous les enseignants. J’avais mes profs préférés : ma prof d’espagnol, Madame Séguy ; mon prof d’anglais, Jacques Raunet ; je les ai tellement appréciés que je les ai revus, bien plus tard, avec beaucoup de plaisir. Tous deux avaient un humour cinglant qui me réjouissait mais je ne leur ai pas dit que j’écrivais, je n’aurais pas osé. Monticelli, lui, n’était pas beaucoup plus âgé que moi, c’était plus facile de me sentir proche de lui. Et j’aimais qu’il essaie, comme il le disait volontiers, de nous apprendre à penser par nous-mêmes. Il m’a encouragé, mais il m’a aussi incité à lire des auteurs que je rejetais – Flaubert, en particulier. J’ai continué à correspondre avec lui après le lycée et pendant mes études de médecine, et plus tard nous sommes devenus amis.  Et, aujourd’hui, quarante ans après qu’il a été mon prof, on s’écrit toujours ! 

En 1971, quand j’ai voulu partir en Amérique avec AFS Vivre sans Frontière, je devais joindre au dossier des lettres de membres de la famille, d’amis et d’un prof. Il n’était plus mon prof, j’étais en terminale, mais c’est à lui que je l’ai demandée et il me l’a fait lire avant de l’envoyer. Il soulignait que j’étais très attiré par la culture américaine et que je ne serais pas dépaysé là-bas. C’était d’autant plus remarquable qu’à l’époque (1970 !), il était membre du PCF, et extrêmement critique avec les Etats-Unis. Mais il n’était ni dogmatique ni obtus… En 1989, après avoir corrigé les épreuves de mon premier roman, La Vacation, j’en ai fait une photocopie pour P.O.L et j’ai envoyé l’original à Monticelli. Dans mon esprit, c’est lui qui devait les recevoir…

Après le lycée, j’ai continué à choisir très soigneusement les personnes à qui je faisais lire mes textes. J’avais un copain de lycée, André Garcia, qui a commencé médecine avec moi ; il s’est heurté à l’inepte concours auquel on soumettait – et on soumet encore, en 2014 – des centaines d’étudiants, et n’a pas pu poursuivre. Pendant les trois premières années que j’ai passées en médecine, je lui ai fait lire ce que j’écrivais. Il était très mûr, très critique, très réfléchi, beaucoup plus que moi, et il m’a beaucoup soutenu. On a vécu dans le même foyer d’étudiants la première année ; le soir dans sa chambre il lisait Rabelais à haute voix. Dans les scènes de carnage des guerres picrocholines, Rabelais décrit la manière dont les pieux et les épées transpercent les soldats avec un luxe de détails anatomiques. Entendre André lire ça, c’était beaucoup plus drôle que les cours qu’on prenait dans la journée ! Du coup, ça me stimulait dans mon envie d'écrire, alors que j'étais déprimé de l'enfermement dans les études médicales. Et je lui donnais mes textes à lire. En particulier une nouvelle "apocalyptique", dont j'ai aujourd'hui perdu le texte, qui parlait de l'abomination du concours de première année. André m'a tellement soutenu, probablement sans le savoir, pendant les trois premières années, que je l'ai transmué en "mousquetaire-de-la-faculté-de-médecine" dans mon roman Les Trois Médecins. André Solal, l'Aramis de Bruno Sachs/D'Artagnan, lui doit son humour et son sens moral.
 

A Suivre... 

(Prochain épisode : "L'autre métier")