dimanche 17 juin 2012

Les histoires (2)

Tant que j’étais assis sous la table, tout était simple.
Je n’aimais pas qu’on dise que j’étais trop petit. Je n’aimais pas qu’on pense que je ne comprenais rien. J’écoutais sans toujours tout comprendre. Mais je savais ceci : ils aimaient être ensemble. Ils aimaient partager. Leurs repas, leurs souvenirs, leurs histoires et leurs rires.
J’avais hâte de grandir et de partager.


Et, de fait, j’ai grandi. Un peu. Je suis devenu trop grand pour me glisser dessous mais pas assez encore pour m’asseoir avec eux. J’ai continué à dîner dans la cuisine, avec mon frère et mon cousin quand il était là. Mais à l’heure du repas des adultes, je suis allé m’asseoir dans la salle à manger, sur un des fauteuils placés près de la cheminée. J’emportais un livre, et je lisais. Enfin, je faisais semblant. Je me faisais tout petit, discret, invisible. Et, parfois, ça marchait. On ne faisait plus attention à moi. J’écoutais les histoires. Parfois, c’étaient les mêmes et plusieurs revenaient régulièrement, au profit d’un nouvel invité, d’une nouvelle amie de l’une ou l’autre qui passait le weekend à Pithiviers pour la première fois. Parfois, c’en étaient de nouvelles. Les mariés de l’année précédente avaient eu un enfant, ou bien ils avaient divorcé. Ou bien le père d’un ami – ou cet ami lui-même était mort, dans des circonstances tragiques ou d’une longue maladie comme on disait alors à la télé. Chez moi, on disait cancer.

Ou c’était la fille, le fils d’un cousin, d’une famille alliée, qui avait atteint l’âge adulte et trouvé un travail, miraculeusement, là où il n’y en avait pas.

Et puis, bien sûr, il y avait les discussions politiques – les décisions de De Gaulle, sa trahison envers la population d’Algérie, ses déclarations tonitruantes à Québec en 1967, ses ministres haïssables ou méprisables. Ses barbouzes, qui avaient assassiné des hommes de bien et avaient bien failli par la même occasion tuer des membres de notre famille. Il y avait des débats, parce que tout le monde n’était pas d’accord. Certains lui trouvaient des excuses. D’autres – Ange, en particulier – ne lui en trouvaient aucune. Citant un auteur dont je ne connaissais pas le nom, mon père commentait sombrement : « Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument. »

Je ne comprenais pas. Je ne savais même pas qui était De Gaulle. Mais je sentais que parler de cet homme-là, qui était grand, qui était le président, qu’on écoutait avec attention quand il apparaissait dans le poste et nous parlait en face, remuait des sentiments puissants et provoquait parfois entre les hommes des disputes que les femmes avaient de la peine à calmer.

J’aurais voulu demander pourquoi il avait cet effet-là sur eux, mais j’étais encore trop jeune pour les entendre m’expliquer. Du moins, c’est ce que je pensais. Il y avait des histoires inexplicables, comme les histoires salaces – ma mère disait « osées » ou « olé-olé » - que les une ou les autres racontaient. Et puis il y avait cette histoire-là. L’histoire avec sa grande hache, comme disait l’écrivain à qui j’ai emprunté mon pseudo. L’histoire du pays perdu. Une histoire dont, tout compte fait, ils avaient mal à parler.

De mon fauteuil, je buvais leur chagrin.

(A suivre…) 

3 commentaires:

  1. j'aime bien ce nouveau feuilleton d'été qui tombe à pic pour mon anniversaire :) très heureux hasard !

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  2. ces histoires là, ces disputes là, ce chagrin là ils ont aussi fait partie de mon enfance; comme j'imagine de celle de tous les enfants et petits-enfants de pied-noirs...
    Je suis contente de lire ici à nouveau. Curieuse aussi. Est-ce un long récit ? Est-ce déjà écrit ? Où lisons-nous au fur et à mesure de votre écriture ?
    à bientôt en tout cas, je viendrai chercher "la suite"...

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  3. j'attends donc impatiemment la suite ...

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