jeudi 3 novembre 2011

Le cageot - par Adrienne (Exercice N°21 - "Si c'était à refaire")



“Adrienne ne sera pas contente”, se dit-il en s’engageant  avec dextérité dans son garage juste assez grand pour laisser passer son Hillman. « Je suis en retard et elle a prévu du rosbif. S’il est trop cuit, ce sera de ma faute… »
Les rituels du dimanche avant-midi auxquels il tenait tant exigeaient de lui un timing aussi serré que lorsqu’il était encore directeur de son usine textile : grand-messe à dix heures, dès onze heures débutaient les parties de cartes avec les amis au Canterbury puis à une heure précise il poussait la porte de chez lui et s’installait à table où la soupe était déjà servie : Adrienne savait qu’il la voulait ni trop brûlante ni trop tiède et lui en versait une louche dès qu’elle voyait l’auto tourner dans l’allée.
Il en avait toujours été ainsi.
Ce qu’il ne savait pas, en sortant de sa voiture dans l’espace étroit entre la portière et le mur de béton, c’est qu’il avait posé là un cageot, un de ces légers emballages pour le transport des oranges d’Espagne et qu’il ramassait toujours pour les donner à sa fille, s’il en voyait au supermarché: c’était bien pratique pour classer le petit bois et pour le porter à l’intérieur quand son gendre voulait allumer l’âtre. Car depuis qu’il n’était plus directeur d’usine, depuis cet infarctus qui avait changé le cours de sa vie, c’était lui qui faisait les courses.
Mais ce jour-là, la machine du temps s’enraya une deuxième fois. Sa soupe refroidit dans l’assiette et le rosbif trop cuit ne suscita aucun commentaire. Il trébucha sur le cageot, ne put se relever. Adrienne affolée dut appeler les urgences. On l’emmena dans une grande clinique où on diagnostiqua une rotule brisée. On l’opéra dès le lendemain. Il essaya de prendre son mal en patience et de rester optimiste mais il eut de terribles escarres dont il souffrit beaucoup, malgré tous les soins, coussins et matelas spéciaux. Cependant on lui dit qu’il pourrait rentrer chez lui à Noël. Il n’y avait qu’une  condition : qu’il fasse bien ses exercices de revalidation.
C’est là qu’il mourut, un 21 décembre, entre les deux barres de métal auxquelles il se tenait en refaisant pour la première fois quelques pas. L’embolie, ça ne pardonne pas.
***
Il suffirait d’une machine à remonter le temps et d’un simple geste : déplacer le cageot d’un demi-mètre.
***
“Adrienne ne sera pas contente”, se dit-il en s’engageant  avec dextérité dans son garage juste assez grand pour laisser passer son Hillman. « Je suis en retard et elle a prévu du rosbif. S’il est trop cuit, ce sera de ma faute… »
Les rituels du dimanche avant-midi auxquels il tenait tant exigeaient de lui un timing aussi serré que lorsqu’il  était encore directeur de son usine textile : grand-messe à dix heures, dès onze heures débutaient les parties de cartes avec les amis au Canterbury puis à une heure précise il poussait la porte de chez lui et s’installait à table où la soupe était déjà servie : Adrienne savait qu’il la voulait ni trop brûlante ni trop tiède et lui en versait une louche dès qu’elle voyait l’auto tourner dans l’allée.
Il sortit péniblement de sa voiture entre l’espace trop étroit de la portière et du mur de béton, pensa à sa fille en voyant le cageot qui traînait là depuis la veille, puis se dirigea vers la maison où la soupe fumante l’attendait dans son assiette à la tête de la table, comme au temps des patriarches dont il était bien le dernier.