vendredi 7 octobre 2011

Les films de ma vie - par Julie (Ex. n°19)


Comme pour la plupart de mes camarades du blog, sélectionner trois films n’est pas une mince affaire. En y réfléchissant, il me paraît judicieux et moins frustrant d’arrêter mon choix sur trois films qui ont été des portes sur tout un pan du cinéma pour moi, qui ont été une introduction à des genres, des époques, des acteurs. Essayer de cerner en quoi ils ont été des points de repère d’où partir vers autre chose, d’autant plus que le goût du cinéma ne m’est pas venu tout de suite.
 
Moby Dick de John Huston (1956). J’étais élève dans le collège d’un bourg et de temps en temps nos professeurs organisaient une expédition au cinéma de la petite ville voisine. Je nous revois sur la place centrale, pleins d’excitation de voir la routine scolaire rompue. Ce jour-là, on nous avait emmenés voir Moby Dick. Je ne m’intéressais pas encore au cinéma, je ne connaissais ni John Huston, ni Gregory Peck, ni Orson Welles, ni Herman Melville. J’étais très émotive et la moindre goutte de sang à l’écran, la moindre trace de tension psychologique me mettaient au bord du malaise. Autant dire que la folie furieuse du capitaine Achab pourchassant Moby Dick à travers l’océan jusqu’à y laisser sa vie, et les flots de la mer devenus rouges autour du grand corps blanc du monstre bardé de harpons, m’avaient grandement impressionnée. D’ailleurs, en recherchant des images du film, je suis très étonnée de les voir en noir et blanc. Je me souviens vraiment de vagues rouges à perte de vue, sang de baleine et sang d’homme. Grâce à Moby Dick j’ai découvert que certains films sont des épopées, que la gravité d’un acteur peut faire passer beaucoup plus d’émotions et de complexité qu’un jeu démonstratif et que la folie d’un personnage a quelque chose de magnétique au cinéma. Il m’a ramenée à mes souvenirs télévisuels d’enfance (Les Mystères de l’Ouest, peut-être, en tout cas une série « western » avec des cow-boys et des Indiens) et à mon goût des histoires se déroulant dans les espaces démesurés de l’Amérique sauvage (il m’a aussi permis d’imaginer un peu mieux la vie de mes ancêtres côté paternel, marins et pêcheurs, et le rapport qu’on a avec la mer dans ces métiers). Grâce à lui j’ai apprécié ensuite des films aussi divers que Simon du désert de Bunuel, les films des frères Coen, notamment True Grit, Citizen Kane d’Orson Welles et The African Queen de… John Huston.
 
Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick (1999). Ce doit être le film que j’ai le plus revu. Chaque image est un tableau à la composition et aux couleurs magnifiques, le jeu de Tom Cruise et Nicole Kidman est parfait, l’atmosphère unique, pleine d’érotisme et d’inquiétude mêlés, au point que parfois on ne sait plus les distinguer. Avec Eyes Wide Shut, ce que j’ai compris, c’est qu’un cinéaste doué pouvait montrer la moindre nuance de sentiment et d’humeur des personnages qu’il suit. Tout le film est fondé sur la vie intérieure du couple d’Alice et Bill, et il montre les failles qui s’y sont creusées et surtout les visions du désir opposées qui s’y développent. Là où Alice ne voit probablement qu’un avertissement poussé en forme de fantasme, Bill, lui, voit le point de départ d’une jalousie obsessionnelle qui le mènera bien plus loin que sa femme n’a osé aller. Tout en étant très américain (le jeune couple bourgeois à la réussite insolente dans son immense appartement, la bonne société new yorkaise), le film est une transposition extrêmement fidèle d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler – j’ai été épatée de voir à quel point Kubrick réussissait à la retranscrire dans une autre culture à une autre époque sans rien en perdre ni même la transformer en profondeur. Bien sûr, Schnitzler ne décrit pas la soirée très spéciale qui a lieu dans la grande demeure hors de la ville, mais Kubrick n’a fait que déployer ce qui était suggéré dans la nouvelle, en tout cas si mon souvenir est exact. Le rapport de ce film à l’érotisme est très particulier, on passe sans cesse d’une suggestion sensuelle à l’effroi devant la noirceur de ce qui se tapit derrière. Chaque fois, je suis envahie par ce mélange même si je sais ce que je vais voir, c’est un véritable envoûtement. Je n’ai jamais l’impression de voir le même film parce qu’il va puiser dans nos émotions profondes et qu’elles changent toujours. J’ai recherché dans d’autres œuvres cette alchimie entre mystère et intimité, désir et inquiétude, et j’en ai trouvé certains aspects dans quelques-unes, mais jamais avec autant de force déstabilisante, sauf dans Dracula de Coppola et chez David Lynch (je ne pense pas que j’aurais autant aimé Twin Peaks et Mulholland Drive sans Eyes Wide Shut). Certains films parviennent à recréer l’univers intérieur d’un personnage (je pense à I’m Not There de Todd Haynes, centré sur les légendes qui planent autour de Bob Dylan, ou à Secret Window de David Koepp, avec Johnny Depp), et d’autres auteurs rendent tangible chacun à leur manière la sensualité de la vie, la prépondérance des émotions, leur fragilité et leur impact sur tout le reste (Denys Arcand, qui rapproche lui aussi la sexualité de la mort, Sam Mendes, Pascale Ferran dans L’Amant de Lady Chatterley, Bernardo Bertolucci dans Beauté Volée, Sofia Coppola dans Lost in Translation, pour lequel je partage votre enthousiasme, Sophie). Une piste inépuisable à explorer sur écran et sur papier…
 
Soudain l’été dernier de Joseph L. Mankiewicz (1959). J’ai regardé ce film parce que Katharine Hepburn y tenait un des rôles principaux. Je venais de la découvrir dans une comédie de Cukor et je voulais voir ce qu’elle dégageait dans une histoire plus sombre. Je n’ai pas été déçue ! De ce film-là aussi émane une ambiance vénéneuse et pleine d’épouvante qui n’appartient qu’à lui, on est tenté de voir les plantes carnivores de Violet Venable (Katharine Hepburn) comme une sorte de métaphore parfaite du film. Dans la scène où elles font leur apparition, elles créent par leur nombre et leur luxuriance une sensation de malaise profond ; et bientôt, le personnage de Hepburn les montre au médecin médusé (Montgomery Clift), tout en décrivant la mort de son fils et son projet pour le moins discutable en ce qui concerne sa nièce (interprétée par Liz Taylor), révélant l’ampleur de sa folie. J’ai rarement vu personnage aussi glaçant, surtout quand il est simplement assis dans un fauteuil, en grande tenue, à parler. Montgomery Clift et Liz Taylor savent lui donner le change et on suit leur histoire avec horreur du début à la fin sans pouvoir se détacher, d’autant plus que l’univers de la psychiatrie de l’époque est effrayant en lui-même. J’ai regardé d’autres films de Mankiewicz depuis et je trouve que la façon dont il les construit donne souvent l’impression de voir un véritable roman en images, probablement parce qu’il sait doser épaisseur psychologique et progression de l’intrigue ; ce film-là, par exemple, aurait pu être un livre de Patricia Highsmith. Soudain l’été dernier a signé le début de ma passion pour Katharine Hepburn et des actrices qui, sans lui ressembler, s’extraient elles aussi de l’image de la belle star hollywoodienne (Kate Winslet, Cate Blanchett, Tilda Swinton, Meryl Streep) pour donner à la fois chair et charisme à leurs personnages. Il m’a aussi donné le goût des films noirs et à suspense. Me viennent à l’esprit La nuit de l’iguane (encore et toujours Huston !), The Ghostwriter de Polanski, The Grifters de Stephen Frears et bien sûr Alfred Hitchcock, Claude Chabrol. Je ne serais pas allée vers eux sans passer par Mankiewicz.
 
Epopée, sensualité, tension psychologique : le jour où je trouverai un film qui tisse ces trois fils-là ensemble dans un équilibre parfait je serai la plus heureuse des cinéphiles !
(Et d’ailleurs, si vous avez des suggestions, n’hésitez pas !)


Julie