mercredi 25 août 2010

Le vice enfin puni - par Marianne D.

Marianne D., qui anime un blog dont l'adresse figure à la fin de cette page, m'a envoyé ce texte ; il parle de lecture... sous un angle plutôt original.
Et cela me permet de lancer nos activités littéraires de l'année 2010-2011. Bienvenue à toutes et à tous, pour la deuxième année de vie de Chevaliers des touches. A vos plumes pour de prochains exercices !
M.
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Le vice enfin puni



C’était un dimanche comme un autre, sauf que j’avais fermé tous les volets de la maison à cause de la chaleur. J’étais sur mon fauteuil - celui qui depuis toujours était mon fauteuil de lecture, la seule chose que j’avais voulu prendre dans la maison de mes parents à leur mort, le fauteuil où j’avais appris à lire à 6 ans et où je lisais encore à 31 - et je finissais mon thé quand tout à coup. Je sais, en général on met tout sauf un point à ce moment là, sauf que moi, c’est précisément à ce moment là que ma vie s’est terminée. Donc point (si vous permettez). Non, je vous arrête tout de suite, je ne suis pas morte, bien au contraire : j’ai vécu des dizaines et des dizaines de vies, dans des dizaines et des dizaines de pays différents, traversant les époques et endossant une multitude d’identités (homme, femme, jeune, vieux, riche, pauvre, beau, laid, aventurier, pleutre, catin, bonne sœur, mère, etc.).

L’expression de Flaubert « Madame Bovary c’est moi » prend désormais dans ma bouche un sens littéral. Oui, j’ai été Emma pendant quelques heures. Soyons honnête : il y a des pages où je ne me suis pas éternisée et certaines que j’ai même traversées en courant. J’aurais bien aimé vous y voir vous dans la scène d’agonie, déjà que dans le livre d’avant j’avais craint de mourir avec Gatsby - heureusement je n’étais pas Gatsby mais le narrateur, Nick Carraway. Bien sûr, les mauvaises langues vous diraient que j’étais Emma bien avant ce malheureux accident du dimanche 4 juillet vers 16h45 et ce n’est pas complètement faux sauf que je mesure désormais le sens profond du mot « métaphore » et le gouffre qui se cache dans le « comme ». Certes, je vivais (quasi) seule, je ne travaillais pas et passais mon temps à lire exclusivement des romans ou des nouvelles, en tout cas de la fiction, le reste - essais, poésie, biographie, journaux, correspondance - me tombait des mains les quelques fois où je m’y étais aventurée plus par défi personnel que par réelle envie.

J’en étais aux dernières lignes de « La bibliothèque de Babel » de Borges, dans le recueil Fictions en format de poche (dans ma bibliothèque, où le principe du rangement par ordre alphabétique prévalait, suivi par l’ordre chronologique de date de parution, des poches minuscules côtoyaient sans vergogne des œuvres complètes en papier bible, les livres reliés, les vielles couvertures écornées des livres d’occasion, toutes les hauteurs et les largeurs étaient admises dans cette démocratie idéale où le seul critère valable était la valeur intrinsèque de l’œuvre). « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes » : là voilà la phrase qui a tout déclenché, page 80 du livre.

J’ai forcément traversé (je veux dire physiquement) les onze nouvelles suivantes du recueil mais je n’en ai aucun souvenir car je ne comprenais pas où j’étais, qui j’étais, ce qui m’arrivait, et surtout pourquoi je ne pouvais pas atteindre ma tasse de thé tiède, mon thé allait refroidir - j’avoue que bêtement ça a été ma seule pensée au début - , j’ai émergé réellement (quelle ironie ce mot quand on y pense !) à la table des matières. C’est là que la vérité m’est apparue : j’étais entrée dans le livre, il m’avait absorbée, dévorée, incorporée. Le livre était fini, j’allais pouvoir en sortir et reprendre ma vie quotidienne - avec tout ça, je me demandais quelle heure il était, peut-être même était-on déjà lundi, le temps passe tellement vite quand on est plongé dans un bon livre. 

Tel le passe-muraille de Marcel Aymé, je traversai la couverture mais au lieu de me retrouver sur le fauteuil comme je m’y attendais, j’entrai de plain-pied dans une couverture : « De sang-froid. Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences » de Truman Capote, traduit de l’anglais par Raymond Girard, NRF, Gallimard, collection « Du monde entier », première édition de 1966. Merde : on était forcément déjà lundi, la femme de ménage était venue et avait trouvé le livre sur le fauteuil et avec sa manie de tout ranger - malgré le fait que je lui aie dit mille fois de ne pas toucher aux livres - elle l’a rangé machinalement dans la bibliothèque. 

Impossible de sortir en se faufilant entre deux livres : je les rangeais trop serrés, et ça depuis toujours, c’était une sorte de T.O.C. Je ne supportais pas de voir un espace entre deux livres dans ma bibliothèque, ça me chiffonnait ces béances : si la nature a horreur du vide, pourquoi pas la culture ? Les plaines à blé de Holcomb, ce n’est pas vraiment l’endroit rêvé pour passer ses vacances, enfin heureusement je n’étais ni Perry Smith, ni Eugene Hickock, mais un petit nabot fantasque à la drôle de diction, ce qui me permit d’arriver en vie à la dernière page, la 421.

Je regrettais d’avoir prêté à mon frère mon exemplaire de Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino : j’aurais bien voulu redonner ses lettres de noblesse à la Lectrice, qui dans le roman est réduite au rang de compagne, objet de fantasme et partenaire de discussion du Lecteur qui lui est le vrai héros de l’histoire.
J’avoue que traverser Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll me terrifiait mais finalement ce fut une promenade de santé - une fois admis le principe de grandir et de devenir minuscule, de suivre un gros lapin blanc toujours en retard, de jouer au croquet avec des flamants roses et autres activités du même acabit.

Je restai dans la fantaisie animalière avec tous les Chevillard : je fus hérisson, orang-outang, crabe, créature mal définie au nom de Palafox, personnage de conte, mais je fus aussi un homme, un homme mort certes mais écrivain somme toute (et n’est-ce pas là le plus important ?)  : Thomas Pilaster auquel mon ami Marc-Antoine Marson rendait hommage et en sortant du livre, page 187, j’eus soudain la folle envie d’aller voir ma tombe dans le petit cimetière de Joinville, au bout de la dernière allée où mon corps repose depuis le 21 février 1997.

En vieille routière de la lecture (j’ai bourlingué, je suis partie à l’aventure, sans plan ni boussole, je me suis perdue, j’ai fait demi-tour en pleine nuit en terrain hostile, au milieu de nulle part), je dirais que le terrain le plus instable que j’ai jamais traversé - les sables mouvants de la littérature mondiale - se trouve dans les nouvelles de Cortazar. Chez lui, le sol se dérobe toujours sous vos pieds quand vous croyez être en sécurité. Et que dire du faux ciel, des colonies fourmis, des failles dans l’espace-temps, des rêves qui ressemblent à des cauchemars ?

Je ris en mon for intérieur sur l’intimité forcée créée par le rangement alphabétique en passant des Heures de Cunningham à Arlington Park de Rachel Cusk : des destins de femmes assez proches finalement, toujours à peu près les mêmes détresses, les mêmes interrogations, les mêmes béances (on y revient).

Un peu plus tard, je fus Franz Biberkopf, le criminel sorti de prison, découvrant les abattoirs de Berlin dans le roman de Döblin Berlin Alexanderplatz.
Puis, sans autre transition que deux minces couvertures cartonnées, je me retrouvai au Conservatoire des arts et métiers, le soir du 23 juin 1984, je m’appelais Casaubon et j’observais le pendule osciller…

Une seule fois je me perdis dans les méandres du roman, c’était dans Le bruit et la fureur de Faulkner : je ne compris ni quel personnage j’étais censée incarner, ni en quelle année on était, ni même ce que j’étais censée faire. J’avoue qu’en sortant de Faulkner, j’étais contente de ne pas avoir Ulysse de Joyce dans ma bibliothèque : j’avais été bien inspirée de le laisser à mon ex, même si à mon avis, il s’était contenté de lire le monologue de Molly Bloom.

Vivre à Macondo fut synonyme de dépaysement - toutes ces couleurs, cette prolifération toute sud-américaine, ce côté baroque - mais avouez que cent ans de solitude c’est long, surtout quand on n’est qu’une petite orpheline qui mange de la terre…

Etre une héroïne féminine dans un roman de Laura Kasischke ne fut pas non plus de tout repos, surtout que j’avais tous ses romans : jeune prostituée orpheline dans un motel, prof d’âge mûr s’interrogeant sur son admirateur secret, lycéenne dont la mère disparaît sans crier gare et qu’on retrouvera dans un congélateur au sous-sol, pom-pom girls un peu trop insouciantes, mère de famille parfaite qui voit resurgir un pan de son passé qu’elle aurait voulu oublier, etc. Non décidément, ce n’était pas une sinécure. 

Du Mexique de Kasischke à celui de Malcom Lowry, je n’eus pas beaucoup de chemin à parcourir : des rites de Quetzalcoalt qui fascinent les lycéennes d’aujourd’hui lors de leur escapade des vacances de Pâques aux délires éthyliques du consul à Quauhnahuac durant une journée en novembre 1938, il n’y avait qu’un peu d’encre et de papier.

Il est des voyages éprouvants mais que l’on se doit de faire à un moment donné de sa vie, tel fut le voyage halluciné dans une contrée hybride entre Paris et Saint-Pétersbourg dans lequel je suivis le Jérôme  de Jean-Pierre Martinet, à mes risques et périls.

Mes pérégrinations au sein des pages des livres de ma bibliothèque m’amenaient à la réflexion suivante : et si le bonheur c’était vivre dans un roman de Modiano et mourir dans un roman de Perec (dans La disparition bien sûr, quelle question )? Justement, je suis en plein dans La disparition et je ne parviens pas à débusquer le E alors que je le cherche pourtant dans les moindres recoins, y compris en bas de page. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs donc il y en a forcément au moins un mais où ?

Je sais que je ne sortirai jamais d’ici, de ma bibliothèque - ces quelques planches en bois vernis, un genre de cercueil finalement - et ce n’est peut-être pas plus mal.  La femme de ménage ne reviendra que dans une semaine et elle n’aura jamais la curiosité d’ouvrir un livre, surtout un des miens. Olivier pourrait bien passer - il a les clés et il risque de s’inquiéter de pas me voir chez lui ce soir - mais là aussi, je suis certaine qu’il ne mettra jamais le nez dans mes bouquins, lui à part l’Equipe … 
Non, à dire vrai, une seule chose m’inquiète : ma vie de papier sera-t-elle assez longue pour atteindre les romans de Virginia Woolf, mes préférés ?

Marianne D.
http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/