samedi 17 juillet 2010

Feuilleton d'été (6) - par Martin Winckler

La parole 

Bonsoir à toutes et à tous, je suis très heureux de vous accueillir ce soir à la Médiathèque de Tourmens pour cette soirée dans le cadre de nos rencontres littéraires mensuelles. Je n’ai pas besoin de vous présenter notre invité à qui je vais très vite donner la parole...

La parole, ça se prend.

 Tu ne sais plus qui a dit ça. La phrase remonte en toi teintée de la colère et de la suspicion caractéristique des années soixante-dix.

La parole, ça se prend.

« Toute parole est fasciste » aurait dit Roland Barthes. Tu n’es pas sûr que la citation soit vraie. Qui te l’a dit, jadis ? Était-ce D., dont tu respectais la culture et les opinions, en dépit du fait qu’elle souriait avec condescendance lorsque tu émettais des idées ou des avis propres qui n’étaient pas - comme l’étaient les siennes - validés par quelque auteur connu ? Peut-être. Tu n’en as pas le souvenir précis.

"Toute parole est fasciste." Y compris celle qui a dit ça, alors ? Surtout celle-là.

 La parole, ça se prend.

 Te revient le souvenir de ceux qui te reprochaient (à l’adolescence, pendant tes études, à cette époque de l’histoire récente où les jeunes gens que tu connaissais débattaient de tout - et surtout de sexualité et de politique, car les deux vont de pair, n’est-ce pas ? Si tout est politique, la sexualité ne l’est-elle pas ?) de prendre la parole sans cesse et de ne jamais la laisser aux autres.

 L’accusation (car c’était plus qu’un simple reproche) était cependant ambiguë. On ne te disait pas que tu n’avais rien à dire. On ne te disait pas que ce que tu disais était, en soi, inintéressant ou ennuyeux.. ou même fasciste. On te disait que tu ne laissais pas parler. On te disait que tu n’écoutais pas. Et curieusement, quand tu te taisais, on te demandait pourquoi tu ne disais plus rien...

 Aujourd’hui, non seulement on te donne la parole, mais on t’invite à parler, on se déplace pour t’entendre, on paie pour te lire. Et tu te demandes : « Chaque fois qu’on me donne la parole, à qui est-ce que je la prends ? Qui est-ce que j’empêche de parler ? Qui est-ce que je n’écoute pas ? »

 La parole, ça se prend.

 Quand on donne la parole à un écrivain, qu’est-ce qu’on lui donne ? Un blanc-seing ? Tu te souviens d’une conférence donnée par un « philosophe » français devant une assemblée de médecins suisses. Le « philosophe » était réputé. Pour le groupe professionnel qui l'avait invité, le recevoir apparaissait comme un honneur. Ils étaient plusieurs centaines, ils l’avaient ovationné. Tu l’avais vu monter sur la scène pour  faire une communication si obscure, si supérieure, si empesée, si imbue d’elle-même que ça t’avait donné envie de vomir. Mais tu ne t'étais pas levé pour le dire. De quel droit aurais-tu insulté ceux qui l'avaient applaudi - et qui t'avaient invité, toi aussi, à prendre la parole.

 La parole, ça se prend.

Et quand on n’a rien à dire, quand on ne sait même pas de quoi sont faites les paroles des individus ou des groupes à qui on s’adresse, on dit n’importe quoi. Tu te refuses à dire n’importe quoi. Et tu détestes qu’on fasse passer du n’importe quoi pour des discours signifiants et lumineux. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Périodiquement, tu relis des textes écrits il y a vingt ou trente ans, et tu découvres, avec une surprise mêlée d’émotion, que tu y disais la même chose qu’aujourd’hui. Tu te demandes s’il y a de quoi être si fier. Après tout, répéter sans arrêt la même chose, est-ce si formidable que ça ?

 Un jour, le quotidien Libération t’a demandé d’écrire ton « journal de la semaine ». Tu y écrivais entre autres « Ouvrez vos gueules. Prenez la parole. » Quelques jours ou semaines plus tard, une femme t’a écrit qu’elle essayait depuis très longtemps de le faire, et que ça ne servait à rien. Et que seuls ceux qui avaient la parole pouvaient la donner aux autres. Que la parole, c’est le pouvoir, et que personne n’abandonne le pouvoir.

 Cette lettre t’a ébranlé, car bien évidemment elle sous-entendait qu’il t’était facile d’exhorter les autres à prendre la parole alors que tu l’as, toi. Mais d’un autre côté, que vaut une parole qu’on vous donne ? Que vaut une parole qu’on vous accorde ? Que vaut la parole quand on ne l’a pas revendiquée furieusement, farouchement sans aucun espoir de l’obtenir ? Que vaut la parole quand on ne sait pas que prendre la parole n’a qu’un « pouvoir » relatif ? Et d’ailleurs, est-ce que prendre la parole - ou écrire - c’est vraiment prendre le pouvoir ?

 Est-ce que prendre la parole (ou écrire) ça n'est pas, justement, revendique r que la parole appartient à tout le monde. Que celui qui prend le pouvoir, ce n'est pas celui qui prend la parole, mais celui qui se l'accapare. La garde pour lui. Ne tolère pas qu'un ou une autre la prenne.

Prendre la parole, c'est tester celui ou celle qui parle. C'est lui dire : tu parles, tu parles, mais sais-tu écouter ce que j'ai à dire ? Tu parles, mais moi aussi j'ai des choses à dire.

La parole, ça se prend, précisément, parce qu'elle n'appartient à personne.