dimanche 4 juillet 2010

Feuilleton d'été (4) - par Martin W.



La salle



Petite ou grande, la salle donne le ton de la rencontre. En demi-cercle ou en rangées bien alignées, on y a disposé des chaises pour le public tandis que, face à la porte d’entrée, deux chaises et une table ou simplement deux fauteuils, un gobelet et une bouteille d’eau attendent l’animateur de la rencontre et son invité de marque. Parfois, la table est surélevée comme dans une salle de classe des années soixante. Dans les plus grandes salles, elle est longue, hérissée de micros et posée sur une estrade et te donne le sentiment de participer à un meeting politique ou de siéger à un tribunal de l’Inquisition. (Dans un souvenir composite et lointain, à la silhouette très, très haut perchée de Georges Marchais, un dimanche à la fête du Patriote-Côte-d’Azur, se superpose celle du juge totalitaire présidant, dans l’ombre, sur le sort inquiétant d’un personnage de La Quatrième Dimension... Tu aimes voir les visages, mais tu n’aimes pas les dominer. La position idéale, à tes yeux, se situe au fond d’un amphithéâtre, comme ceux des universités. Tout le monde peut t’y voir et tu peux y voir tout le monde. Et le fait de te trouver en bas te donne l’agréable impression que tu ne peux dominer personne.)

Quand c’est dans une médiathèque, ça se passe plutôt l’après-midi, heures d’ouverture obligent. Le plus souvent, il fait clair. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que la salle soit grande ou petite, des lecteurs circulent dans les allées. Ils ne sont pas tous venus t’écouter, loin s’en faut, mais ils témoignent de la vitalité de l’endroit. Tu es toujours navré que, parfois, dans les plus petites bibliothèques, les prêts cessent le temps de ton intervention. Tu comprends la difficulté d’avoir à tout faire en même temps et le désir bien légitime des bibliothécaires de profiter de ta présence, mais tu regrettes que celle-ci empêche d’authentiques lecteurs d’accéder aux livres qu’ils aimeraient emprunter. Quand c’est un libraire qui reçoit, en revanche on n’empêche personne d’acheter des livres - les tiens ou d’autres...

Mettons qu’aujourd’hui, tu sois reçu dans une librairie. Parfois, elle est grande et dispose de sa propre salle de rencontre avec estrade et micros mais le plus souvent elle est toute petite, l’un des libraires t’a invité à boire un café dans l’arrière-boutique avant la rencontre, et quand vous revenez les autres ont poussé les étagères roulantes et installé les chaises et les habitués sont déjà arrivés, se sont assis et discutent, leurs visages sont ceux d’hommes et de femmes de tous âges qui ont l’habitude des livres et des libraires, qui ont reçu un carton ou lu l’annonce de la rencontre dans le journal ou qui l’ont appris de la bouche même de celles et ceux à qui ils achètent leurs livres, et qui se sont dépêchés de dîner pour arriver à l’heure. Ou bien ce sont des jeunes gens, étudiants ou professionnels en formation qui ont entendu dire, qui ont lu sur le site, à qui un copain, une copine a téléphoné « Tu sais qui parle à la Boîte à Livres jeudi prochain ? Tu sais bien ! L’auteur de... Oui, je sais que tu l’as pas lu mais tu as au moins vu le film quand il est passé à la télé ! Oui, c’est ça ! ! ! Moi je peux pas y aller, mais il faut absolument que tu tu lui fasses signer un livre pour ma (belle/grand) mère. Tu veux bien ? »

Quelle que soit la disposition, lorsque la salle est immense, on t’a nécessairement installé en hauteur, pour que tout le monde te voie. Et chaque fois tu trouves inconfortable, vaguement indécent, et pour tout dire plutôt embarrassant d’aller t’installer là, te jucher là-haut, t’asseoir face aux personnes déjà assises. Chaque fois, sans exception, tu te demandes ce que tu fais là, ce qui légitime non seulement ta présence en ces lieux, mais surtout l’importance qu’on semble lui donner. Tu détestes les superlatifs (et dieu sait qu’on n’en est pas avare en France) quand il s’agit de te désigner et tu n’aimes rien tant que le ton drôle et chaleureux mais jamais obséquieux des présentations dans les pays scandinaves ou anglo-saxons.  (Et tu te souviens en souriant du jour où tu as été invité à « La voix au chapitre », la prestigieuse rencontre-mensuelle-avec-une-personnalité que le Conseil Général de la Sarthe organise à l’abbaye de l’Epau au Mans. Tu as d’abord rougi de confusion quand on t’a fait traverser le dortoir des moines plein à craquer (pas de moines, mais de spectateurs/lecteurs qui venaient voir/écouter l’écrivain manceau devenu récemment célébrité nationale) puis pouffé de rire en entendant que tes hôtes avaient eu l’idée réjouissante (et t’avaient fait la surprise) d’annoncer ton arrivée par le générique de Mission : Impossible... )

Chaque fois, sans exception, en traversant la salle et en te dirigeant vers l’endroit qu’on t’a assigné, tu te rappelles que ce n’est pas à toi de dire pourquoi tu est là, mais à ceux ou celles qui t’ont invité. Après tout, ils doivent savoir ce qu’ils font, à qui ils ont affaire. Ils ont bien dû lire quelques lignes de toi (ce ne sont pas tes interventions télévisées qui ont pu les persuader) pour décider de te donner la parole. Alors, tu murmures bonjour et tu fais un signe de tête et tu souris - la manière la plus simple de saluer sans parler - aux visages qui se tournent vers toi pendant que tu passes. Tu poses ton sac par terre et ton manteau ou ton blouson sur le dossier de la chaise ou du fauteuil, et tu examines les lieux. Si l’on a installé une table entre ta chaise et l’assistance, tu repousses la table ou tu fais le tour et tu t’assieds carrément dessus, tu fais à nouveau Bonjour de la voix et de la tête et tu croises les bras d’un air de défi. Ou bien, gêné à l’idée de rester assis à ne rien dire, tu attends sagement l’animateur debout, les mains jointes devant ta braguette comme un mafioso à un enterrement. Tu diriges ton sourire vers un visage ou un autre sans fixer ni dévisager les personnes déjà assises occupées à feuilleter un livre ou serrant sur leurs genoux un sac en plastique, ou celles qui, après le début de la recontre, entrent hésitantes et décident de s’asseoir au milieu, pas trop loin - là ou il y a de la place et on ne sait jamais ce que vaut la sono dans ces salles - mais pas trop près et surtout pas au premier rang comme si elles craignaient de laisser croire qu’elles sont venues pour te dévisager.

Au début, debout ou assis là, face à la salle, quel que soit le nombre de personnes présentes (ce n’est pas moins vrai lorsque il y en a beaucoup que lorsque il y en a peu), tu as toujours un moment de flottement, d’hésitation, de regret - J’aurais dû rester chez moi, qu’est-ce que je fous là ? - de remords - J’aurais dû prendre des notes, c’est quoi déjà le sujet de la causerie d’aujourd’hui ? - et de lassitude en pensant à ce qui n’est pas fait, à ce qui reste à faire là-bas, sur ton bureau, et aux messages qui s’empilent et surgiront comme des diables de leurs boîtes (aol/yahoo/free/ouvaton/compuserve c’est tout com.) une fois branché (en espérant que la configuration de l’installation s’y prête...) le fil du téléphone de l’hôtel à l’arrière du portable, une fois le sifflement aigrelet du modem disparu dans les limbes, pendant que la télévision de la chambre égrènera des informations ressassées ou le générique d’un film illisible sur l’écran minuscule. Et à la pensée de cette chambre surchauffée mais glaçante de solitude tu te demandes chaque fois pourquoi tu as accepté (avec un enthousiasme non feint) de venir ici, causer et te taire, écouter et parler, pour échouer ensuite là-bas, incapable de dormir jusqu’à ce qu’un film ou un épisode de série sur le portable te fasse basculer vers deux heures et demie du matin avec la perspective, à ton réveil bien trop précoce, d’avoir à traverser dans un état semi-comateux une ville froide et humide pour prendre un train dans lequel tu finiras ta nuit ... Tu est tellement plus tranquille chez toi, devant tes écrans (l’ordinateur de bureau, le portable posé à gauche du clavier et le combi télé-magnétoscope installé de l’autre côté de la pièce sur lequel tu regardes d’un œil une mauvaise série française ou le début de la quatrième saison de The Shield qu’on vient de t’envoyer) et - même si ça t’énerve un peu parfois de les voir débarquer, tu aimes qu’un enfant (il se reconnaîtra bien le jour où il lira ceci) entre et te pose une question destinée à ta page du Docteur Je Sais Tout dans Spirou ou pour te demander de lui faire réciter une leçon ou de lui passer l’épisode fraîchement téléchargé de House ou encore « - Où est Maman ? - Elle est sortie faire une course, petit chat... - Ooohhh Noooon ! J’ai faim, j’ai vraiment faim, je veux du pain et du chocolat et un verre de jus de pomme avec une paille ! » et tu soupires et en te disant que tu pourrais l’étrangler parce que les questions tu peux répondre de ta place, mais le pain et le chocolat pas le choix, il faut te lever...

Les brumes de rêverie s’estompent devant les sourires tout aussi crispés que le tien, les regards tout aussi incrédules (« C’est lui ? C’est drôle, je le voyais pas comme ça... »), les soupirs, les gorges qui s’éclaircissent et les genoux qui se croisent et se décroisent pour trouver la position adéquate, et ton vague sentiment de malaise (Est-ce qu’ils ne seraient pas mieux chez eux, ce soir, par ce froid, au lieu de poiroter ici pour écouter mes balivernes ?) s’efface lorsque la personne (parfois un lecteur, une lectrice, un(e) libraire/bibliothécaire compulsif/ve, parfois - mettons que c’est le cas ce soir - un journaliste-intermittent-semi-professionnel-du-débat) qui, sans savoir à quoi on l’exposait, a accepté la tâche ingrate, délicate, casse-gueule (pour beaucoup) et aussi, il faut le reconnaître (pour quelques-uns) un tout petit peu casse-couilles, d’animer la rencontre, la discussion, le débat, s’assied près de toi, prend le micro et la parole et, après avoir tapoté à deux reprises l’extrêmité ronde (ou murmuré Un-Deux-Trois Un-Deux-Trois ça marche ?) pour vérifier qu’il était bien branché, déclare à la salle en te surveillant du coin de l’œil : « Bonsoir à toutes et à tous, je suis très heureux de vous accueillir ce soir à la Médiathèque de (mettons) Thiviers-le-Château pour cette soirée dans le cadre de nos rencontres littéraires mensuelles. Je ne vais pas monopoliser la parole, je vais très vite la passer à notre invité de ce soir, que je remercie vivement d’avoir accepté notre invitation. Je n’ai pas besoin de vous le présenter, on ne le présente plus, vous connaissez tous... »

(A suivre...)