mercredi 9 juin 2010

Feuilleton d'été (1) - par M.W.



1. l’arrivée

 Tu es à l’heure.

 À vrai dire, tu n’as pas grand mérite, car cela  ne dépend pas de toi : il faut remercier la SNCF - non seulement pour la ponctualité de la plupart de ses trains mais pour le savant maillage du territoire français qui lui permit de transporter jadis les ouvriers vers leurs premières plages, les déportés vers leur dernier camp et toi-même, chaque année, vers des destinations naguère encore situées à un nombre rédhibitoire d’heures de voyage. Toute controverse sur la responsabilité de la société nationale dans la Shoah mise à part, tu préfères le train. Car la seule idée de parcourir en voiture les quelques dizaines de kilomètres qui séparent (mettons) Le Mans de Laval – et d’avoir à surveiller la route, les autres véhicules, le compteur de vitesse et la jauge à essence en luttant pour ne pas sombrer dans la torpeur de l’autoroute -te fait l’effet d’unvoyage au bout de l’enfer. Tandis que la perspective de t’asseoir dans un compartiment en direction de (mettons) Épinal via Nancy, d’ouvrir ton sac, de sortir ton ordinateur portable, de l’installer sur l’étroite étagère, de fourrer les écouteurs dans tes oreilles et, bercé par le juke-box (Stacey Kent The Boy Next Door Tom Lehrer The Vatican Rag Blossom Dearie Some Other Time Jacques Higelin Un grain de poussière Bill Evans & Tony Bennett My Foolish Heart Alicia Keys If I Ain’t Got You Babe)e t de somnoler en lisant ou - c’est plus rare mais ça arrive, tout de même ! - en écrivant t’apparaît toujours comme une récréation, une pause, un moment de détente dans ton emploi du temps par ailleurs chargé. 

Quand tu te mets à travailler dans un train, ce n’est pas, le plus souvent, pour compléter le texte de l’exposé/la causerie/la conférence que tu es invité à donner à (mettons) Valence ou à Tours le soir même ou le lendemain. Ce texte-là, tu l’improviseras à partir de notes jetées sur les pages lignées d’un de tes petits carnets noirs ou, recto-verso, sur une simple feuille de papier format A4 que tu poseras devant toi sur le pupitre, sous le micro et que tu ne regarderas pratiquement pas en t’adressant à l’audience. Tu te penches plutôt sur  l’article que tu aurais dû envoyer la veille (à une revue, le plus souvent) et que tu as prévu d’envoyer depuis ta chambre d’hôtel tard dans la nuit ou très tôt le lendemain matin. Ou tu travailleras au corps le roman ou le « livre engagé » du moment. À défaut de roman ou de pamphlet en cours , tu « bricoleras », comme tu aimes à le dire, le foutu bouquin que tu annonces à Paul et à Jean-Paul depuis plusieurs mois sans arriver à avancer . Tu leur as dit que ça viendra, t u sais que ça viendra, et ça finira par venir même si, pour le moment , ça ne vient pas. Du tout.

Mais pour écrire dans un train il te faut être particulièrement en forme, ou particulièrement en colère, ou particulièrement amoureux d’une des femmes imaginaires dont tu racontes l’histoire, amoureux au point de ne pas la lâcher, de ne pas vouloir cesser de poser tes doigts sur son corps enclavé au clavier . Alors, quand ce n’est pas le cas, tu te laisse s aller à la paresse et à regarder un épisode de House ou Brothers & Sisters ou Grey’s Anatomy ou (soupir...) Rome en oubliant les cahots duTGV/Corail/Téoz/TER/Express/Train Rapide qui rend tous ces voyages possibles sans que tu risques de t’endormir au volant , de jeter sur un platane et, par la même, dans l’affliction ton véhicule ta veuve, t es enfants et l es amie(e)s plus ou moins chèr(e)s que tu aurais préféré transporter par tes fictions.

*

Mis à part les grèves surprises , les trains annulés, les voies bloquées par une manifestation et les motrices en panne au bout du quai en raison d’un incident indépendant s de notre volonté, , le plus souvent, tu es à l’heure.
Ou alors, c’est que tu as raté le TGV ; mais à cinq minutes de la gare en scooter, ça n’arrive pratiquement jamais même si, tout à l’heure, tu t’es exclamé Putain de bordel de merde je vais pas l’avoir ! au moment où l’horloge (en bas et à droite sur l’écran de ton ordinateur de bureau) t’a suggéré   qu’il fallait plier le texte/l’article/le courrier ( eh, non ,   pas encore le livre en travail que tu racontes par petits bouts à Paul et à Jean-Paul...) sur lequel tu étais penché, sans oublier de le sauvegarder sur la magnifique clé USB deux gigas achetées hier par MPJ de manière à ne pas avoir à tout réécrire dans le train. Tu as ensuite bond i hors du fauteuil, enfil é la chemise pendue sur un cintre, retiré le falzar d’intérieur que tu gardes toute la journée quand tu n’as pas envie de sortir et, les fesses à l’air , après avoir saisi un caleçon dans le placard, boutonné   l’une d’une main, enfilé l’autre des deux jambes et cherché ton pantalon des yeux avant de te souvenir qu’il était resté en bas sur le dossier de la chaise dans le petit salon - c’est là que tu le poses chaque soir avant de passer sous la douche.

 Repoussant le moment d’enfiler le pantalon encore inaccessible, tu as débranché et refermé l’ordinateur portable ouvert sur le bureau avant de le glisser dans ton sac, en prenant soin d’y fourrer aussi le chargeur afin de ne pas te retrouver en panne à la fin de la journée.

Longtemps, les batteries de tes ordinateurs portables se sont déchargées avec une rapidité effrayante. Celle du dernier en date, merveille de la technique, affiche avec constance t rois heures et demie d’autonomie. Avec la lecture d’une ou deux revues de cinéma ou d’informatique, cela suffit en général largement à t ’occuper pendant tout le trajet. Mais arriver  le soir dans une chambre en découvrant que tu ne peux pas recharger est à tes yeux l a pire catastrophe qui puisse arriver à un écrivain en goguette. Parce que, bon, même si tu n’écris pas souvent la nuit dans les chambres d’hôtel comme on te soupçonne de le faire ( Mais quand est-ce que vous dormez ?), tu aimes que ce soit possible.

Et tu veux , sinon profiter d’un accès I nternet par câble ou par wifi (faut pas r êver...), du moins pouvoir branche r l ’ordinateur sur la ligne de téléphone ( à condition que la pris e soit accessible et amovible   ; lorsqu’ elle ne l’est pas parce que (mettons) on l’a cachée derrière un bois de lit cloué à la cloison, c’est la 2e pire catastrophe qui puisse t’arriver ) , composer le numéro local de ton fournisseur d’accès , écouter le chant de baleine du modem hélant le réseau, ouvrir ton navigateur et lire les (répondre aux) innombrables courriers électroniques arrivés depuis le début de l’après midi , voire bavarder en ligne avec un (e) correspondant (e) lointain (e) avant de t’allonger, à bout de forces , et t’endormir devant l’épisode de (mettons) House, M.D. que tu a vai s commencé à r egarder dans le train . Oublier le chargeur de batterie, c’est te condamner à zapper, depuis les draps humides de ta chambre d’hôtel, entre les émission chasse et pêche de la première chaîne, les clips vidéos de la sixième et les corps nus cryptés zézayants de la quatrième.

Comme ta petite valise était déjà prête -- (à moins que tu n’aies, cette fois-ci, glissé un polo et des sous-vêtements de rechange dans le petit sac à dos gris entre le portable, sa souris, le chargeur et le petit carnet noir, et, après avoir tenté en vain de fourrer en plus un ou deux bouquins - tu veux pouvoir choisir ce que tu vas lire au moment où tu te décides à lire) -- tu n’as eu qu’à la prendre d’une main, le sac à dos gris de l’autre, et tu as descend u l’escalier en chemise et caleçon et chaussettes. Tu es entré dans le petit salon, tu as enfilé ton pantalon puis un pull ou un gilet, tu es sorti dans le couloir, tu as ouvert la penderie, chauss é les pompes (Géniales ! Sans lacet ! Divinement confortables !) achetées à l’été 2005 pendant l’odyssée familiale à Montréal, tu as dépend u t a veste, tu as gliss é le plus gros des deux livres dans l’une des poches (Oui, toutes tes poches de veste ont la taille d’un livre...) et tu as dit tout haut –

 - Quelqu’un a vu mes clés ?
Tandis que des voix éparses répondaient Mmmhhh ? Non ! ! ! ou (plus irritant) Quelles clés ? tes doigts baladeurs les ont retrouvées au passant de ceinture de pantalon auquel tu les avais suspendues la veille . Tu as lancé : Rien, rien, je les ai !, puis en te demandant si tu n’oubliais pas quelque chose (tapotis sur la poche de poitrine de ta chemise - oui, tu as bien ramassé au passage le téléphone portable posé sur le bureau), tu es entré dans la salle à manger par une porte pour distribuer baisers et embrassades –

 - Au revoir, Vous. Au revoir les petits loups...
 - Où tu vas, papa ?
 - À (mettons) La Rochelle, je reviens samedi matin...
 - On pourra aller au bowling/au cinéma/à Ecommoy-les-bains dimanche ?
 - Oui, bien sûr...

 - avant de ressortir par l’autr e porte et de passer dans le garage .

Là, tu as actionné la commande de la porte électrique, ouvert le top-case de ton scooter, fourré dedans ton sac à dos gris (et parfois la toute petite valise), mis le casque et, après un dernier au revoir, un dernier baiser, enfourché le preux destrier, mis le contact, démarré, roulé précautionneusement vers la chaussée comme un bon
- Père ! Gardez-vous à droite (les voitures empruntent la rue en sens unique comme si c’était un circuit de vitesse), - Père ! Gardez-vous à gauche (tandis que les cyclistes la remontent en sens interdit comme si c’était une rue piétonne)
avant de t’élancer à plein gaz dans la rue. Comme d’habitude, tu t’es arrêté pile au bout de trente mètres, à la pensée que des enfants à roulettes étaient peut-être en train de traverser sans regarder le passage piétons du coin de la rue. Toi qui as si souvent envie d’étrangler tes gosses, manquerait plus que tu escagasses ceux des autres.

La voie était libre, alors tu as roulé à fond de train (c’était de circonstance) jusqu’à la gare pour constater, à ton entrée dans le hall, que ta montre (et celle de l’ordinateur de bureau) avançait un peu et que, finalement, tu n’avais pas vraiment besoin de te dépêcher. Enfin, pas tant. Le tableau affichait (c’est de plus en plus fréquent, ces derniers mois) RETARD 20 MIN sur les TGV en provenance de l’Ouest mais le tien, qui allait dans l’autre direction, était à l’heure. Et toi, légèrement en avance. Détendu, tu as pris le temps d’aller retirer tes billets au distributeur, de jeter un coup d’œil au kiosque à journaux pour y prendre Le Canard Enchaîné (« Villepin déjà au Palais de l’Enlisé ») ou PC Hebdo (« Comment archiver vos fichiers ») et de descendre tranquillement les marches bien avant que la voix d’aéroport n’annonce (mettons) le TGV 5227 à destination de Nantes, départ 15 h 16, entrera en gare voie 3. 

Un peu essoufflé tout de même (comme l’est d’ailleurs, peut-être, par toute cette galopade, le valeureux lecteur/la valeureuse lectrice de ces premières pages) tu t’es installé dans le compartiment 18 - pas à la place indiquée sur ton billet (face à un appelé avachi qui ne t’aurait pas laissé allonger tes jambes et à côté d’une dame d’un certain âge qui aurait certainement été choquée d’apercevoir sur l’écran de ton ordinateur Gil Grissom et son légiste deviser au-dessus d’un thorax découpé au sécateur) mais (Il n’y a personne ici ?) à l’autre extrêmité du compartiment. 

Tu as oté ton manteau et ton pull ou ton gilet et, une fois assis, tu as attendu le départ sagement, sans bouger, en espérant, les doigts croisés que personne ne viendrait revendiquer cette place usurpée. Quelques minutes après que le train se fût mis en branle, tu t’es décidé à sortir ton ordinateur du sac à dos gris, tu l’as posé sur la tablette étroite, tu as branché la souris, les écouteurs et la magnifique clé USB deux gigas et, tandis que le bureau s’affichait, tu as fait voleter le petit oiseau pointeur jusqu’au fichier choisi. Tu as hésité entre le texte sur lequel tu travaillais avant de partir et le tout dernier épisode en date de House, M.D.  

Finalement, tu as choisi de garder House pour... plus tard, et le pointeur s’est posé sur le fichier de Comment survivre..., le foutu bouquin avec lequel tu maintiens Paul et Jean-Paul en haleine depuis plusieurs mois. Le texte en travail a empli l’écran et, après avoir hésité quelque peu sur le passage que tu voulais reprendre, tu t’es mis à écrire avec une application qui s’est muée en acharnement... jusqu’au moment où le haut-parleur a annoncé (mettons) La Rochelle, quatre minutes d’arrêt. Tu as regardé ta montre et, pendant que le train décélérait, tu as replié et rangé l’ordinateur et tous ses fils dans le sac à dos gris, renfilé ton pull ou ton gilet, descendu ta veste du porte-bagages et marché jusqu’au bout de la rame. La porte s’est ouverte avec un sifflement, tu as laissé descendre un aveugle, un jeune homme chargé d’un sac aussi énorme qu’informe et une dame portant un chat dans une boîte en plastique, tu as mis le pied sur le quai et marché tranquillement vers la sortie en cherchant à reconnaître le visage de l’hôte ou de l’hôtesse qui, il y a quelques semaines ou déjà plusieurs mois, t’a invité via courriel puis conversation téléphonique et a promis de venir t’attendre à ton arrivée.