mercredi 24 février 2010

Lâcher prise


Souvent on me demande : "Comment faites-vous pour publier autant ?" (Je crois que j'ai déjà parlé de ça ici - mais j'ai la flemme de retourner tout lire, alors si je me répète, toutes mes excuses.) Comme s'il était exceptionnel d'écrire beaucoup quand on ne passe que deux demi-journées à l'hôpital, en allant de temps à autre dans une bibliothèque ou une librairie rencontrer des lecteurs, tout en menant en province (où les temps de déplacement ne sont pas ceux qu'on subit à Paris) une vie personnelle somme toute assez calme - enfin, dans l'ensemble... Elle ne l'a pas toujours été.

C'est vrai, je publie beaucoup. Mais je passe beaucoup de temps devant mon ordinateur, j'écris presque tout le temps, et jusqu'à tout récemment, j'acceptais commandes d'articles et de livres presque systématiquement.

Pendant les dix ans qui ont suivi le succès de La Maladie de Sachs, j'ai bénéficié de la confiance de beaucoup d'éditeurs, qui sont venus me proposer de publier un livre dans une de leurs collections. Il s'agissait parfois de réaliser un projet qui leur tenait à coeur et pour lequel on pensait que je serais l'homme de la situation (je pense à Super Héros, par exemple) ; parfois d'une proposition pour une collection particulière (mes romans "de mauvais genre", Le rire de Zorro, A ma bouche...) ; plus rarement (mais trop souvent à mon goût) de quelque chose de moins "spontané" : l'éditeur tenait à publier "un livre de Martin Winckler" et insistait pour que je lui donne un texte... Cela dit, je ne risquais pas vraiment de me voir embringué dans un projet qui ne me convenait pas : apparemment, personne (sauf peut être Jean-Luc Hees, à France Inter) ne s'est jamais trompé sur la nature des interventions écrites ou verbales que je pourrais faire... Il m'est néanmoins arrivé plus d'une fois de me démettre d'un projet auquel je ne voulais plus me consacrer, et de rembourser l'a-valoir.

Il m'est arrivé d'avoir une demi-douzaine de contrats à honorer dans l'année : c'est grâce à ça que j'ai pu publier près de trente-cinq bouquins entre 1998 et 2009. J'ai toujours, jusqu'ici, eu plaisir à les écrire mais je suis beaucoup plus circonspect à présent quand il s'agit de signer un contrat. Si j'ai longtemps pris tout ce qu'on me proposait, ce n'est pas par manque de discrimination, mais pour un faisceau de raisons, plus ou moins avouées, plus ou moins claires.

J'ai toujours voulu être écrivain, et le boulot d'un écrivain, c'est écrire des livres et, si possible, les publier ! J'ai eu parfois peur "de manquer" (oui, ça arrive aussi, même aux écrivains dont les livres se vendent, même quand ils ne claquent pas leur argent au jeu, aux courses ou en achetant des bagnoles ou des Rolex en platine) : après Sachs, je me suis dit  "J'ai tiré le jackpot, mais je ne sais pas combien de temps ma bonne fortune va se poursuire, profitons-en pendant que ça dure". J'ai cinquante désirs de livres et quand on me donne l'occasion de les réaliser, je saute sur l'occasion. Et puis, je dois l'avouer, j'ai du mal à dire non quand quelqu'un me propose de travailler avec lui/elle : je ressens toujours ça comme un privilège (il/elle m'a "choisi"). Et puis, il y a quelque chose d'enivrant dans le fait d'avoir dix projets en travail.

Cette ivresse (ou cette illusion) n'est pas nouvelle : j'ai remis la main sur un petit classeur de fiches perforées datant des années 60 (j'étais au lycée). Après des fiches portant les définitions de concepts philosophiques (donc, j'étais en terminale), j'y ai inscrit des listes de titres de nouvelles ou de romans en projet ou déjà écrit(e)s. J'imagine que ça peut sembler vaniteux, pour un adolescent de 17 ans, de dresser des listes pareilles, mais une écrivaine avec qui je correspond beaucoup en ce moment m'a révélé qu'elle faisait la même chose, et une jeune lectrice (21 ans) m'a écrit récemment qu'elle aussi "écrivait des milliards de trucs" quand elle était (un tout petit peu) plus jeune. Aujourd'hui, je suis donc en droit de penser que ce que certains qualifient méchamment de "graphomanie" n'est pas une illusion, une vanité ou une maladie, c'est l'expression d'une personnalité, comme l'est le fait de peindre, de danser ou de jouer d'un instrument. Et qui irait reprocher à un adolescent de passer des heures à dessiner, à répéter un pas de danse ou à apprendre un morceau à la guitare ?

Mais quand on est adulte, on n'est plus seulement censé s'adonner à une écriture effrénée, l'écriture qui (se) cherche, l'écriture qui creuse son sillon. On est censé avoir des "projets" plus posés, plus construits, plus réfléchis, plus travaillés.

C'est le cas, en tout cas en ce qui me concerne, mais la frénésie d'écrire ne disparaît pas pour autant, l'urgence de coucher sur le papier ce qui vient de me traverser l'esprit n'est pas moins grande, le rêve de voir un livre s'écrire en même temps qu'on le compose et le recompose dans sa tête n'est pas éteint. Et c'est sur cette frénésie que j'ai accroché tous les projets qu'on m'a proposés et que j'ai acceptés.

Last but not least, depuis toujours (et bien malin qui m'expliquera d'où ça vient mais merci de ne pas me balancer d'analyse sauvage, SVP), je vis dans la crainte de ne pas subvenir aux besoins de ma famille. 

On m'a considérablement culpabilisé du fait d'être brillant et de ne pas avoir besoin de bosser pour avoir de bonnes notes en classe, quand j'étais gamin, je n'ai pas réussi encore à surmonter ce sentiment et, en plus du fait de n'avoir jamais eu de travail vraiment lucratif (mon cabinet médical, quand j'en avais un, gagnait très peu d'argent : je passais trop de temps à expliquer à mes patients comment se passer de moi...) ce sentiment de culpabilité (de dette ?) explique que je me sois, parfois par nécessité, mais parfois aussi hors de toute urgence, mis sur le dos des flopées de boulots parallèles – et des interventions à droite et à gauche, pour aller rencontrer des soignants ou des lecteurs - sans être rémunéré. 

Paradoxe : je bossais beaucoup pour gagner le plus d'argent possible, et je faisais beaucoup de choses gratuitement par culpabilité de chercher à gagner beaucoup d'argent. Allez comprendre. (Non, non, pas de psychanalyse sauvage, j'ai dit !) 

Je ne regrette aucun de mes livres, et je suis heureux qu'ils m'aient permis de gagner ma vie, je regrette seulement d'avoir eu parfois des relations de médiocre qualité avec certains éditeurs (tout le monde ne peut pas se comporter avec la même rigueur et la même intégrité...). Mais parfois, avoir autant de bouquins à écrire (de copies à rendre...) et faire autant de voyages, ça s'est révélé très lourd.

Depuis que j'ai quitté la France, ma vie s'est beaucoup allégée. À bien des points de vue. Matériellement, d'abord : à Montréal, je n'ai pas de véhicule personnel, je me déplace à pied, en bus et en métro ; je n'ai pas de téléphone cellulaire et j'ai mis du temps avant de mettre ma boîte vocale en fonction ; comme je suis un nouvel arrivant, je ne reçois pas chaque jour, comme ce fut le cas naguère, des appels de journalistes qui veulent me demander mon avis sur tout et sur rien.  Mon téléphone sonne peu et quand je vais parler quelque part, c'est en ville... Ça repose. 

Professionnellement, ensuite : je ne pratique pas la médecine et je ne suis pas sûr d'avoir envie de passer des équivalences pour exercer au Québec. Je crains de ne pas avoir le niveau. (Je suis sérieux : les exigences professionnelles à l'égard des médecins sont bien plus élevées ici qu'en France.) Et si c'est pour pratiquer une médecine médiocre à temps partiel, c'est peut être pas la peine d'infliger ma personne à la société québecoise souffrante... (Bon, il y a aussi que j'ai beaucoup plus envie d'enseigner que d'exercer la médecine, à présent...)

Cet allégement de mon emploi du temps gagne aussi ma pratique d'écrivain. Au début de 2009 encore, j'avais la perspective de signer quatre ou cinq contrats pour des livres très divers. Mais depuis que je suis ici, je décline beaucoup d'offres. Peut être parce que ce qu'on me propose m'intéresse moins. Ou parce que je suis fatigué. Ou parce que j'ai le sentiment de me répéter.

Je ne sais pas si ça augure d'une modification de mon écriture et du contenu de mes livres (voire de ma disparition en tant qu'écrivain... Il faut l'envisager...), mais je sais que ça m'allège l'esprit de ne plus avoir cinquante boulots à rendre. J'ai eu à subir des dates limites de remise pendant trop longtemps : en tant que journaliste à Prescrire dans les années 80, à Que Choisir Santé et comme traducteur dans les années 90, en tant que chroniqueur et rédacteur d'essais divers dans les années 2000... Je commence à en avoir assez, de ces contraintes et de cet éparpillement - ou bien ai-je fini par faire le tour des domaines dans lesquels je voulais laisser une empreinte ? 

Toujours est-il que j'ai décidé de me focaliser sur des sujets ou des formes qui m'importent plus que jamais : l'éthique du soin, la narration et un enseignement ancré dans ce qui les lie l'une à l'autre.

Bien sûr, j'ai toujours beaucoup de projets de livres mais je suis moins enclin à les "vendre" ou à me précipiter sur le premier éditeur venu s'il me propose de les publier chez lui.

Evidemment, pour écrire "librement", il faut avoir des moyens matériels. À défaut d'être abonné aux best-sellers, j'espère pouvoir décrocher chaque année des enseignements suffisamment réguliers pour mettre du beurre dans les épinards.

Pour le moment, je n'ai rien de fixe en vue.
Et pourtant, ça ne m'inquiète pas. 
À vrai dire, ça me soulage. 
Pour trouver la liberté, il faut savoir lâcher prise. Et ne pas avoir de voie toute tracée. 

M.