jeudi 7 janvier 2010

Des livres et un fauteuil - par Martin W.

Je suis en train de me remettre à lire.
Je n'ai jamais vraiment cessé (on lit beaucoup quand on surfe) mais je me remets, depuis un an, depuis mon arrivée à Montréal, à lire des livres, plutôt en anglais (mais pas toujours : depuis quarante-huit heures je dévore Rapport de police, l'essai que Marie Darrieussecq a consacré au plagiat littéraire et qui paraît ce mois-ci chez P.O.L - et dont je vais sûrement parler dans un prochain texte publié ici même).
Je lis dans le bus et dans le métro. Ou plutôt : je lis entre le moment où je monte dans le bus 24, au coin du parc Baldwin et de la rue Fullum et où je sors du métro à la station Université de Montréal, car quand pendant les correspondances, entre le 24 et la ligne orange, au métro Sherbrooke, et entre la ligne orange et la ligne bleue, à Jean-Talon, je lis en marchant ; et pareil au retour.
Je lis parce que j'ai horreur de m'ennuyer. Et pour ne pas m'ennuyer, je préfère lire des livres qui me passionnent. Alors, comme je ne sais pas toujours quel livre va me captiver (me faire oublier le bus ou le métro, et parfois le moment de descendre ; me faire oublier le temps que je passe à "ne rien faire de constructif" quand je voyage d'un point à un autre sans pouvoir clavailler), j'en emporte plusieurs. Ainsi, je suis toujours sûr d'avoir de la lecture adaptée à mon humeur du moment.
Depuis quelques jours ou quelques semaines, brusquement, la lecture dans les transports en commun ne m'a plus suffi : je me suis senti douloureux de devoir cesser de lire en arrivant au bureau ou en rentrant chez moi.

Bon, quand je rentre chez moi le soir, il n'est pas anormal que je cesse de lire, pour le temps des retrouvailles, du dîner, d'une éventuelle activité familiale : en ce moment, depuis l'achat d'un téléviseur grand format, c'est un film tous ensemble - je vous recommande Up ! et l'hilarant De père en flic) ou un épisode de Supernatural avec les jumeaux (on va bientôt finir la Saison 1).

Mais je ne me couche pas après le film, et je pourrais lire après.
Et, au bureau, est-ce que je ne ferais pas mieux de continuer à lire le livre que je tenais au moment de sortir mes clés plutôt que perdre mon temps à surfer sur le web ? Est-ce que lire ça ne fait pas aussi partie de mon boulot actuel de chercheur ?

Curieusement, lire chez moi ou au bureau ne me tente pas. Ou plutôt, je n'arrive à lire qu'à l'écran. Et je me suis demandé pourquoi.
La réponse n'est pas du tout "psychanalytique", je ne me plonge pas dans l'écran de mes ordinateurs parce que je cherche à fuir la réalité de mon lieu de travail (que j'adore) ou de mon logement familial (où je me sens très bien) mais tout simplement parce que, pour lire, il me faut des conditions favorables.

Vous allez justement me dire : "Mais le métro, le bus ! Ca n'a rien de favorable." Eh bien, en un sens, si.
Parce que lire debout ou assis dans le métro ou le bus a pour vertu (supplémentaire) de créer des conditions favorables au voyage en métro ou en bus. Dans le métro et dans le bus, la lecture est l'anesthésique (comme la musique que j'écoute à l'Ipod, d'ailleurs) qui me permet d'oublier que je passe quarante-cinq minutes à voyager d'un point à un autre. La lecture en voyage m'offre simultanément une anesthésie à la réalité physique et un remède à l'ennui. Mais la compréhension que j'ai du texte est dans une certaine mesure compromise par les conditions de lecture. Je ressens souvent le besoin de relire ce que j'ai lu en voyage, comme si je ne l'avais pas aussi bien assimilé que si je l'avais lu dans un bon fauteuil.

Et justement, je n'ai pas de bon fauteuil pour lire. Ni au bureau, ni à l'appartement.
Je n'ai plus de fauteuil.

Enfant et adolescent, j'avais LE fauteuil de lecture idéal.
C'était un truc qui semblait avoir été taillé dans un cube, avec une assise profonde, entre des bras et un dos larges. Originellement il était rouge. Il y avait un coussin carré au fond. Il était très profond : enfant, je lisais dedans assis en travers, la tête appuyée contre l'un des bras, les jambes repliées sur l'autre. Et il nous arrivait, avec mon frère (ou avec André, mon plus ancien camarade d'enfance) de nous y asseoir côte à côte pour y lire des BD ensemble.

Adolescent, puis jeune adulte, je m'y asseyais de manière plus classique, mais lisais avec une jambe posée sur l'un des bras.

A partir du moment où je n'ai plus vécu seul (je me suis marié à l'âge de 22 ans) j'ai emporté ce fauteuil dans tous mes logements. A l'exception de l'année que j'ai passée en Amérique, j'ai lu tout ce qui m'a modelé dans ce fauteuil : les romans d'Agatha Christie et de Simenon, les nouvelles de Conan Doyle et de Maurice Leblanc, les comic-books et la SF, Michel Vaillant et Blueberry, tout Perec et tout Belletto, les premiers romans de Camille Laurens et de Marie Darrieussecq. J'ai probablement relu le manuscrit de mes premières nouvelles et de mon premier roman dans ce fauteuil. Et s'il m'est arrivé de m'y endormir, c'est après y avoir lu longtemps.

Quand j'ai commencé à vivre avec MPJ, nous habitions dans un logement tout petit, et nous avions une télé toute petite. Il nous arrivait souvent de nous y asseoir tous les deux pour regarder un film ou une série, moi au fond, elle assise pelotonnée contre moi entre mes bras. Nos cinq premiers enfants l'occupaient aussi collectivement : un grand au fond avec le plus jeune sur les genoux, un sur chaque bras et un autre sur une chaise, derrière, les bras et le menton posés sur le haut dossier.

Quand nous sommes allés vivre dans la grande maison qui a été notre logement familial pendant quinze ans, le fauteuil a brièvement occupé le "petit salon de télévision" (qui, comme son nom l'indique, servait exactement à ça) puis est monté au deuxième étage, dans la chambre de l'aîné de mes garçons.

Mais ce fauteuil, depuis longtemps fatigué et défoncé, que MPJ avait habillé de grands replis d'un épais tissu crème pour masquer sa déchéance, ce fauteuil dans lequel deux générations d'enfants et de jeunes adultes ont lu des romans et des BD et regardé la télé et joué à des jeux vidéo, nous l'avons jeté, au bout de quarante-cinq ans de bons et loyaux services, avant de quitter la maison.

Et je n'ai jamais trouvé son remplaçant.

A l'époque où La maladie de Sachs nous a apporté un confort financier que nous n'avions jamais eu ni même rêvé, MPJ m'a offert un excellent fauteuil relax dans lequel je pouvais m'installer pour regarder les séries dont je faisais la critique.

Je n'ai jamais pu vraiment lire dans ce fauteuil : je m'y endors. Je ne peux pas dire pourquoi. Il est un peu trop confortable, sans doute. Ce fauteuil-là, nous l'avons emporté et il est placé juste en face de la télévision, et ce sont plus souvent mes enfants qui s'installent dedans que moi, en ce moment.

L'autre fauteuil, le vieux, l'ancien, le fauteuil perdu, j'y étais bien mais pas trop. Il m'enveloppait. Je m'enfonçais dedans. Il me protégeait. Il avait la forme, finalement, de la boîte en carton dans laquelle Calvin et Hobbes, les personnages du cartooniste Bill Watterson, se transforment, se démultiplient ou partent pour une autre dimension.

Si je gagne de nouveau beaucoup d'argent avec un livre, un jour, je ne m'achèterai pas une grosse voiture ou des vêtements de prix ou des voyages au bout du monde (rien de tout ça ne m'intéresse), mais je me mettrai en quête d'un nouveau fauteuil.

Un fauteuil dans lequel je pourrai lire comme quand j'étais enfant. Un fauteuil dont je ne voudrai pas sortir. Un fauteuil dans lequel lecture et relecture, une nouvelle fois, seront un voyage immobile.

Il y a sûrement un fauteuil comme ça pour moi, quelque part. "Out there".
Avec un peu de chance, je m'endormourirai dedans. Un livre à la main.

Mar(c)tin