mercredi 22 décembre 2010

Débuts de roman (rattrapage) - par Fred (Exercice n°15)



1. Dans son bureau translucide, flottant au-dessus du gratte-ciel de l'Oulipothèque, le Lynx me scruta des pieds à la tête avant de me remettre la liste des ingrédients à réunir : un avion en papier pour le décollage, un paquet de farine blanche pour le maquillage, le ticket d'un film de Malle pour tout bagage… La façon dont j'avais réussi à grimper jusqu'à lui en échappant au censeur pour les chats faux avait suffi à le convaincre de ma détermination de panthère aux aguets. N'ayant pas l'esprit de l'escalier, j'avais pu répondre avec une souplesse féline à son interrogatoire serré. Enfin, je tenais le secret des grands tigres de papier ! Après plusieurs vies de labeur inutile, j'allais pouvoir poser ma griffe sur le clavier et devenir la reine de l'incipit. Un bon début de roman et c'en serait fini de ces vils chiens de garde des canons du style canin ! Un nouveau chat pitre commençait…


2. La porte de l'appartement se referme sur ton père qui part au travail. La peur te contracte le ventre. Quand le chat est parti, la furie est en transe. Ses invectives tranchantes, ses paroles incisives te réduisent à l'état d'un paquet de farine qu'une vilaine souris ronge avec obstination au fond d'un placard qu'on n'ouvre plus. Ta cervelle est une poudreuse où ses pattes nerveuses, ses névroses griffues, laissent des traces de louve traquant sa proie. Tu fermes les yeux pour conjurer ses phrases couteaux. Caché en toi, tu t'insurges. Tu te barricades. Tu t'absentes. Tu décolles, tu n'es plus sur le sol froid de la cuisine, tu es le roi et l'oiseau, perché tout en haut du plus haut des gratte-ciel. Tu es l'éléphanteau aux oreilles géantes, comme dans ce film dont tu as accroché le joli ticket au-dessus de ton lit. Tu voles si vite, tu planes si haut, tu tournoies si fort, que tu ne la vois déjà plus. Et qu'elle ne pourra jamais plus te voir.


3. Elle pousse son caddie dans les allées de ce labyrinthe de lessives, de nouilles, de briques de lait. Elle regarde son post-it fluo. Elle prend. Elle lâche. Une boîte de tomates pelées au jus. Elle prend. Elle lâche. Un litre de dégraissant pour la vaisselle. Elle prend. Elle lâche. Cinq tranches de jambons la sixième gratuite. Elle prend. Elle lâche. Une boîte d'aliments pour le chat qu'il lui a laissé. Elle prend. Elle lâche. Un kilo de sucre brun pur canne. Elle prend. Elle lâche. Un souvenir de vacances à la Martinique. Elle prend. Elle lâche. Un paquet de farine garantie anti-grumeaux. Elle prend. Elle lâche. La main de Paul qui pianote quelque part à New York. Il vit  aujourd'hui dans un film dont elle a perdu le ticket d'entrée. Elle avance dans les rues de ce manhattan provincial aux gratte-ciel de lessive, de nouilles, de briques de lait, perdue dans le trafic des caddies qui se croisent, se frôlent, se séparent.

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