vendredi 30 juillet 2010

Feuilleton d'été, épisode alternatif 4 - par Martine B.

Le voyage - Le point de vue du chat 





Le voyage avait pourtant bien commencé. Pour une fois Juliette (c’est ma maitresse, comme disent les humains, c’est bien, ça les rassure de croire qu’ils ont la situation en main, alors qu’en réalité c’est tout le contraire) 

Juliette donc, pour me rendre le voyage un peu moins pénible avait placé au fond de mon panier un grand morceau de tissu (enfin, pour être tout à fait honnête, je devrais plutôt dire l’étole en cachemire offerte par son ex à l’occasion d’ une de ces fêtes idiotes genre la Saint Valentin et que je m’étais appropriée, non sans mal d’ailleurs, mais ça je vous le raconterai une autre fois, il vous suffit juste de savoir qu’ elle avait fini par céder, et puis de toute façon j’avais bien fait d’insister car maintenant qu’il est parti avec la voisine du dessus , elle n’en a plus rien à faire de son cadeau je présume, alors raison de plus pour que j’en profite). 

Afin de passer mon temps de la façon la plus confortable possible dans le peu d’espace dont je disposais, j’optai pour une bonne sieste, et près avoir tourné trois ou quatre fois en rond je me laissai choir d’un coup, ramenai bien la queue le long de mes pattes arrières et croisai le bout de mes pattes avant pour y poser mon museau. Le TGV avait quitté la gare du Mans depuis cinq minutes, le compartiment était calme à souhait, sans môme braillard cette fois pour hurler, réclamer à boire, à manger, sa console que sais-je, ou pire encore, poser des questions débiles comme le chiard de la dernière fois : « oh, regarde maman, c’est un chat dans la boite ? », et après que sa génitrice eût bien évidemment répondu par l’affirmative,  : « pourquoi il est dans une boite, le chat ? », et la mère de s’embarquer dans une explication détaillée du règlement de la SNCF, et l’autre abruti d’insister : « pourquoi ils sont méchants les messieurs de la SNCF, hein maman ? ». Vraiment il y a des fois où on se demande pourquoi ils font des petits, ces humains…


Ce jour-là donc nous étions installés dans le sens de la marche Juliette et moi, et en face de ma maitresse se trouvait un jeune homme. J’avais pris le temps de bien l’observer avant de m’installer pour ma sieste, il était plutôt joli garçon comme aime à dire Juliette, mais ce qui me plaisait le plus chez lui, c’était qu’il ne nous avait pas adressé le moindre regard tant il était absorbé par un truc qu’il lisait, un petit fascicule d’une quinzaine de pages sur les migraines. Bonjour la lecture !! A mon avis, il avait dû oublier de prendre un bon bouquin et s’était rabattu sur ce pis-aller, le pauvre garçon. Mais au moins, il n’allait probablement pas engager la conversation avec Juliette, et c’était tout ce qui m’importait. En plus il n’y avait personne à côté de lui, en face de moi par conséquent, et ça c’était vraiment génial, car enfin, une bonne sieste tranquille peinard, je ne connais rien de mieux pour tuer le temps pendant les trajets, surtout quand le compartiment est calme et bien chauffé. J’allais fermer les yeux et me laisser bercer, enfin rasséréné.


Eh bien vous me croirez si vous voulez, c’est à ce moment qu’est arrivé un grand type vêtu d’un duffle coat bien épais et plein de poches , de l’une d’elles d’ailleurs dépassait un bouquin à la couverture blanche, comme ceux que lit souvent Juliette. Il demanda s’il pouvait occuper le siège libre, permission qui lui fut accordée de bonne grâce. (Juliette a bien des défauts, mais on ne peut lui reprocher d’être très polie). Comme s’il ne prenait pas assez de place comme ça, il était affublé d’un énorme sac à dos. Patience, me dis-je, il va déposer son manteau et son sac dans le compartiment prévu à cet effet, s’assoir et nous ficher la paix. Lui non plus ne semblait pas du genre dragueur, avec un peu de chance il piquerait un petit roupillon comme moi. J’espérais qu’il n’allait pas sortir un MP3 ou un truc du genre et se mettre à écouter de la musique, car il n’y a rien de plus désagréable que d’entendre l’infâme bouillie qui sort d’un mauvais casque, mais pas de risque, me dis-je en observant son front légèrement dégarni et ses tempes grisonnantes, il avait passé l’âge, ouf ! Eh bien juste comme je me faisais cette remarque, il sortit un iPod dernier cri, comme quoi Juliette a bien raison quand elle dit qu’on ne sait plus à quel saint se vouer de nos jours. Enfin, le bonhomme avait visiblement les moyens, aucun son ne s’échappait de son casque haut de gamme, tout allait bien, ma sieste n’était pas menacée.


En réalité elle ne le fut pas…pendant dix minutes environ, le temps que le type finisse son bouquin. Pour mon plus grand malheur, je me rendis vite compte que nous n’avions pas affaire à un contemplatif. Une fois le livre terminé, il griffonna quelques notes dans un petit carnet, puis les biffa, puis recommença, il y en a qui ont vraiment du temps à perdre. Ensuite il sembla plongé dans une profonde réflexion pendant quelques minutes, ça au moins cela ne dérangeait personne, il aurait bien pu continuer tout le trajet pour le plus grand bénéfice de ses voisins. Eh bien non, il se leva d’un bond, et vu son gabarit je vous dis pas le déplacement d’air, moi qui suis fragile des bronches, merci bien ! Il ouvrit le compartiment à bagages au-dessus de son siège, en extirpa son énorme sac duquel il sortit un Mac dernier cri lui aussi. Bon, au moins son clavier n’allait pas produire les cliquetis désagréables que me fait subir ma maitresse à longueur de temps, il faudra d’ailleurs que je lui fasse comprendre un de ces jours qu’il est grand temps qu’elle change de portable car cela commence à me porter sur le système, mais revenons à nos moutons, si je puis dire. 

Le grand type installa un DVD dans son ordinateur et là, horreur, je vis défiler des images toutes aussi affreuses les unes que les autres, il y avait des humains ensanglantés sur des civières, d’autres qui couraient en tous sens, d’autres qui s’acharnaient sur des mourants, enfin je vous dis, c’était pas beau à voir, encore heureux que je n’avais pas le son car vu l’agitation, cela devait pas mal crier là-dedans. Je commençai à m’énerver, donnai des coups de queue de plus en plus amples et rapides, pointai les oreilles vers l’arrière, lui décochai des regards assassins afin de lui faire comprendre qu’il me lésait de mon droit à la tranquillité, mais non, il ne tint absolument pas compte de mes signaux de détresse et la comédie dura pendant tout le reste du voyage.


J’aurais pu fermer les yeux, ou lui tourner le dos, bref, essayer de l’ignorer, me direz-vous, mais vous l’aurez compris, la patience n’est pas mon fort. Alors ce fut pour moi un grand soulagement d’entendre que nous étions arrivés à destination, mais ce qui me ferait vraiment plaisir, ce serait que Juliette se décide enfin à passer son permis de conduire.    

dimanche 25 juillet 2010

Feuilleton d'été (7) - par Mar(c)tin Winckler

Comptabilité

- Combien d’exemplaires vendus, déjà ? demande le présentateur
- Eh bien, je n’ai pas compté à la main, mais beaucoup... Évidemment je n’ai pas battu Paolo Coehlo ou Mary Higgins Clark ou Philippe Delerm, mais...

Qu'est-ce qu'il écrivait, le critique professionnel, trois mois après le début du succès du livre, en constatant (bien obligé) que les piles dans les librairies n'en finissaient pas de se reformer ?

 « Le succès de La Maladie de Sachs s'affirme de jour en jour. À l'évidence, il n'est pas dû à la presse, mais [faut bien le reconnaître] au bouche-à-oreille. Prix du livre Inter en mai, (...) aujourd'hui à 135 000 exemplaires vendus. Gros livre [comment se fait-il que tant de gens achètent un livre aussi gros alors que personne ne lit plus ?] pas dès l'abord comme de lecture facile (...) éditeur connu pour son exigence (...) premier gros succès de vente seulement en 1996 avec Truismes de Marie Darrieussecq (...) roman expérimental [d’ailleurs il publie que ça, le POL, d’où la perplexité du critique : au dessus de 40 000 exemplaires c’est sûrement un malentendu] record inattendu soulève des interrogations. Le monde de l'édition sait qu'il est aussi difficile d'expliquer un succès, après coup, que de le prévoir. [mais ça ne doit pas empêcher un critique littéraire d’essayer... ] « (...) (présélectionné par des critiques professionnels [c'est quand même pas n'importe qui]  (...) mais [notez bien le "mais"] couronné par un jury de 24 lecteurs (...) prix bénéficie d'un crédit de confiance (...) amateurs de littérature avaient certes déjà repéré le livre, sans publicité [étonnant, non ?] avec seulement trois articles parus dans la presse nationale (Libération, Le Nouvel Observateur, Le Monde) [Bon, dans Le Monde, fallait le trouver l’ "article", dix lignes en haut d'une colonne, et il donnait pas spécialement envie de le lire, le bouquin, alors le repérage était tout relatif mais bon c’est Le Monde, quand même alors c'était un honneur, n'est-ce pas ?] atteint 7 000 exemplaires avant (...) ce prix populaire [tandis que les grands prix de l’automne ne le sont plus trop...].

 « Mais le bond dans les ventes ainsi provoqué est exceptionnel. (1) Quant à son éditeur, il croyait, certes, au roman de Winckler, dont il avait publié, il y a neuf ans, le premier livre, La Vacation, qui traitait déjà, sous une forme littéraire expérimentale [comment "la masse" peut-elle donc lire un roman "expérimental" ? D’ailleurs, le premier, elle ne l’avait pas acheté] un thème médical, l'IVG, mais il ne s'attendait pas à une telle déferlante [les bons critiques littéraires non plus, d’ailleurs...]

 « L'hypothèse qu'on peut risquer [parce qu’on voit vraiment pas d’autre explication que celle-là et faut quand même qu’on en trouve une sinon c’est à n’y rien comprendre] est que la personne la plus importante dans la vie de la majorité des Français n'est pas leur compagne ou leur compagnon de vie, mais leur médecin généraliste.[Oui, je sais, ça surprend un peut quand on le lit, mais si c’est un critique littéraire chevronné qui l’écrit et si vous y réfléchissez bien, peut-il, franchement, y avoir une autre explication ? Ca peut pas être la qualité du texte, ce serait trop simple...] Pouvoir pénétrer, tel Asmodée, [Surintendant des Enfers, Asmodée sème dissipation et erreur. Selon certaines versions, il serait le serpent qui séduisit Ève. Il apprend aux hommes à se rendre invisible. Mais vous saviez déjà tout ça, hein, puisque vous lisez Le Monde, non ? ] dans le cabinet de consultation du médecin, voir et entendre ce qui s'y passe avec les autres patients [et comment il joue au docteur en leur mettant les mains partout], connaître la vie du médecin au travail, en savoir plus sur sa vie privée [et ses problèmes fiscaux] que les racontars de quartier ou de petite ville ou de village [où l’on passe son temps à bavasser, les Français sont tellement racontards] c'est ce désir-là, ou cette forte curiosité [pour ne pas dire pire] que [ce gros pavé, avec ses gros sabots] vient combler

(...) "je" du médecin transformé en "tu" du patient qui s'adresse au médecin et décrit son activité (...) cette deuxième personne à la place de la première [c’est ce truc-là qui lui donne son petit air « expérimental », mais bon, c’est pas nouveau, hein ?] avait fait le succès de La Modification de Michel Butor, sur un thème assez banal d'adultère [et si ça marche pour les histoires de cul, pas étonnant que ça marche pour les histoires d’hémorroïdes] Martin Winckler, médecin lui-même mais écrivain de vocation [la médecine il fait ça à ses heures perdues pour recueillir les histoires croustillantes qu’il livrera en pâture au lecteur] , (...) lointain modèle Le Passage de Jean Reverzy (...) Roger Martin du Gard, La Consultation (...) médecin humaniste, Antoine Thibault, entièrement dévoué à son métier, qui est, comme celui de Bruno Sachs, de soigner et non d'exercer un pouvoir grâce à un savoir [sujet fondamental mais pas assez bien traité dans le livre pour en expliquer le succès, d’ailleurs les lecteurs n’ont certainement pas fait le rapprochement] « Sans évoquer l'immense succès des Hommes en blanc d'André Soubiran dans les années 50 [c’était pas de la littérature], ou celui du film Un grand patron avec Pierre Fresnay [c’était que du mauvais cinéma académique pré-nouvelle vague], ni le succès international de la série des romans de Frank G. Slaughter [c’étaient que des romans de gare U.S. ! ], qui relèvent d'une autre mythologie [de seconde zone] de la médecine, c'est aux séries télévisées américaines [qui ne sont même pas du niveau des torchons sus-cités] qu'il faut se référer (...) telles que Urgences et NYPD Blue. Martin Winckler en est un amateur averti [et là, tout s’explique : un succès "commercial" pareil ressemble furieusement à l’engouement pour les séries ce qui du coup invite à s'interroger sur les qualités proprement littéraires de ce...]

 « (...) livre autobiographique [l’excellent critique littéraire est certain, il peut dire d’emblée, sans se tromper, à coup sûr, du premier coup, ce qui est « autobiographique » dans un roman et ce qui ne l’est pas] (...) autofiction sociale [histoire de laisser entendre qu’il ne faudrait pas tout de même le ranger au rayon des laissés-pour-compte, l’expédier, le disqualifier trop vite, ce roman-expérimental-publié-par-l’éditeur-le-plus-exigeant-de-Paris-et-qui-a-rencontré-un-succès-inexpliqué-jusqu’à-la-publication-de-cet-article], la seule crédible aujourd'hui, semble-t-il, [pasqu’il n’est plus question que les lecteurs fassent le même succès à un Céline, ça c’était un médecin et un écrivain, des vrais !] Martin Winckler a sans doute réussi [on ne sait comment, mais sûrement pas par la qualité de l’écriture dont le lecteur attentif aura certainement remarqué que le mot n’est jamais prononcé dans notre article] à faire ressentir aux patients que nous sommes tous le besoin et peut-être la nostalgie du [bon vieux] généraliste [du bon pain, du bon fromage] à l'ancienne, qui vous écoute avec empathie, [quel brave type...] soulage vos souffrances [quelle sensibilité... ] et peut-être simplement [...improbable...] reconnaît votre douleur.

C'est ce qui a touché [parce qu’on ne comprendrait pas, sinon, qu’un éditeur si exigeant...] Paul Otchakovsky-Laurens, et c'est sans doute ce qui touche les lecteurs aussi [parce qu’on ne voit pas, autrement, pourquoi tant de gens ont - acheté, car il est impossible de savoir s’ils l’ont - lu un livre aussi pas-facile-d’abord]. Peu importe alors que ce livre soit littérairement une réussite ou non [le grand critique littéraire du Monde préfèrerait ne pas se prononcer] on peut en disputer [si on veut, si on a vraiment du temps à perdre], du moment qu'il touche cette plaie, cette misère, [un peu comme Saint Louis touchait les écrouelles, vous voyez ?] que Pierre Bourdieu [histoire de rappeler que le grand critique littéraire ne maîtrise pas seulement les références littéraires et cinématographiques] et son équipe de sociologues avaient mise au jour d'une autre façon [autrement plus sérieuse parce qu'attention, comparons pas, La misère du monde, ça c'était un livre, y’a pas photo, la comparaison est faite seulement pour suggérer au lecteur cultivé qu’il a mieux à lire que ce roman, que tant de gens - beaucoup plus de "gens" que de "vrais" lecteurs - achètent]. »

C'était signé Michel Contat, Le Monde, 17 juillet 1998.


 - Un beau succès public, non ? insiste ton interlocuteur.
 - Euh... oui, acquiesces-tu en souriant bêtement. On peut dire ça...
 - Et un succès critique, aussi, sûrement !
 - Ah, là, je saurais pas vous dire, réponds-tu sur un ton rêveur. Je ne lis jamais les critiques de mes livres.

(A suivre)

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(1) Le bilan de la première édition fut le suivant : 330 000 exemplaires vendus en édition P.O.L, plus de 100 000 en éditions club, beaucoup de traductions (Anglais, Espagnol, Italien, Néerlandais, Allemand, Hongrois, Coréen, Japonais...). Pendant les dix années qui ont suivi, les deux éditions de poche (J'ai Lu puis Folio) se sont également très bien portées. Pour un bouquin "pas dès l'abord comme de lecture facile", c'est honorable. Enfin, je trouve. Mais bien sûr, je suis partial... (MW)

jeudi 22 juillet 2010

Séance de Rattrapage, 1 : Décrire le désir d'écrire, par Elizabeth L.

Pas de nouvel exercice l'été, mais la possibilité de rattraper ceux qu'on n'a pas faits.
Voici une nouvelle version de Décrire le désir d'écrire, par Elizabeth L.

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Au commencement était le désir… non, ce n’est pas comme ça que ça débutait, c’était « Au commencement était le verbe ». Mais si on met le verbe en premier, ça va faire une drôle de phrase. Par exemple : Penser qu’écrire peut dépendre du désir qu’on en a, quelle idée.

Il y a ceux pour qui écrire est un besoin, une nécessité absolue, une condition préalable à l’être. Et peut-être ceux-là seuls devraient écrire… Comme, par exemple, Marina Tsvetaïeva… Mais les autres, ceux pour qui écrire répond à un désir, qu’en fera-t-on ? Le problème avec le désir, c’est qu’il est sans fin (sans faim ? si, c’est une faim). Dès qu’il est rassasié, il recommence à désirer.

Ecrire commence avec des mots, pas avec des idées. « Le besoin d'écrire est une curiosité de savoir ce qu'on trouvera », dit Alain (le philosophe). C’est comme si on partait dans la cuisine avec toutes sortes d’ingrédients, mais sans savoir quel plat on va préparer. Et comme dit le proverbe, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange » : au final, on se retrouve avec quelque chose de plus ou moins mangeable, un texte qui dit ce qu’il dit, et bien plus, qui dit tout ce qu’on y lit. Les uns y sentiront le goût du paprika, d’autres pas.

J’ai souvent envie d’écrire, et souvent je ne sais pas ce que ça pourrait être. Si ça ne vient pas, je commence au milieu, n’importe où. C’est comme un puzzle, si on a déjà trouvé les pièces des bords, c’est plus facile de continuer, mais sinon, n’importe quelle pièce fera l’affaire pour être la première. Ce qui est plus aisé, c’est de terminer. Le moment venu, on sait très bien que c’est la fin du texte. La dernière pièce du puzzle n’a qu’un seul endroit où se placer.

samedi 17 juillet 2010

Feuilleton d'été (6) - par Martin Winckler

La parole 

Bonsoir à toutes et à tous, je suis très heureux de vous accueillir ce soir à la Médiathèque de Tourmens pour cette soirée dans le cadre de nos rencontres littéraires mensuelles. Je n’ai pas besoin de vous présenter notre invité à qui je vais très vite donner la parole...

La parole, ça se prend.

 Tu ne sais plus qui a dit ça. La phrase remonte en toi teintée de la colère et de la suspicion caractéristique des années soixante-dix.

La parole, ça se prend.

« Toute parole est fasciste » aurait dit Roland Barthes. Tu n’es pas sûr que la citation soit vraie. Qui te l’a dit, jadis ? Était-ce D., dont tu respectais la culture et les opinions, en dépit du fait qu’elle souriait avec condescendance lorsque tu émettais des idées ou des avis propres qui n’étaient pas - comme l’étaient les siennes - validés par quelque auteur connu ? Peut-être. Tu n’en as pas le souvenir précis.

"Toute parole est fasciste." Y compris celle qui a dit ça, alors ? Surtout celle-là.

 La parole, ça se prend.

 Te revient le souvenir de ceux qui te reprochaient (à l’adolescence, pendant tes études, à cette époque de l’histoire récente où les jeunes gens que tu connaissais débattaient de tout - et surtout de sexualité et de politique, car les deux vont de pair, n’est-ce pas ? Si tout est politique, la sexualité ne l’est-elle pas ?) de prendre la parole sans cesse et de ne jamais la laisser aux autres.

 L’accusation (car c’était plus qu’un simple reproche) était cependant ambiguë. On ne te disait pas que tu n’avais rien à dire. On ne te disait pas que ce que tu disais était, en soi, inintéressant ou ennuyeux.. ou même fasciste. On te disait que tu ne laissais pas parler. On te disait que tu n’écoutais pas. Et curieusement, quand tu te taisais, on te demandait pourquoi tu ne disais plus rien...

 Aujourd’hui, non seulement on te donne la parole, mais on t’invite à parler, on se déplace pour t’entendre, on paie pour te lire. Et tu te demandes : « Chaque fois qu’on me donne la parole, à qui est-ce que je la prends ? Qui est-ce que j’empêche de parler ? Qui est-ce que je n’écoute pas ? »

 La parole, ça se prend.

 Quand on donne la parole à un écrivain, qu’est-ce qu’on lui donne ? Un blanc-seing ? Tu te souviens d’une conférence donnée par un « philosophe » français devant une assemblée de médecins suisses. Le « philosophe » était réputé. Pour le groupe professionnel qui l'avait invité, le recevoir apparaissait comme un honneur. Ils étaient plusieurs centaines, ils l’avaient ovationné. Tu l’avais vu monter sur la scène pour  faire une communication si obscure, si supérieure, si empesée, si imbue d’elle-même que ça t’avait donné envie de vomir. Mais tu ne t'étais pas levé pour le dire. De quel droit aurais-tu insulté ceux qui l'avaient applaudi - et qui t'avaient invité, toi aussi, à prendre la parole.

 La parole, ça se prend.

Et quand on n’a rien à dire, quand on ne sait même pas de quoi sont faites les paroles des individus ou des groupes à qui on s’adresse, on dit n’importe quoi. Tu te refuses à dire n’importe quoi. Et tu détestes qu’on fasse passer du n’importe quoi pour des discours signifiants et lumineux. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Périodiquement, tu relis des textes écrits il y a vingt ou trente ans, et tu découvres, avec une surprise mêlée d’émotion, que tu y disais la même chose qu’aujourd’hui. Tu te demandes s’il y a de quoi être si fier. Après tout, répéter sans arrêt la même chose, est-ce si formidable que ça ?

 Un jour, le quotidien Libération t’a demandé d’écrire ton « journal de la semaine ». Tu y écrivais entre autres « Ouvrez vos gueules. Prenez la parole. » Quelques jours ou semaines plus tard, une femme t’a écrit qu’elle essayait depuis très longtemps de le faire, et que ça ne servait à rien. Et que seuls ceux qui avaient la parole pouvaient la donner aux autres. Que la parole, c’est le pouvoir, et que personne n’abandonne le pouvoir.

 Cette lettre t’a ébranlé, car bien évidemment elle sous-entendait qu’il t’était facile d’exhorter les autres à prendre la parole alors que tu l’as, toi. Mais d’un autre côté, que vaut une parole qu’on vous donne ? Que vaut une parole qu’on vous accorde ? Que vaut la parole quand on ne l’a pas revendiquée furieusement, farouchement sans aucun espoir de l’obtenir ? Que vaut la parole quand on ne sait pas que prendre la parole n’a qu’un « pouvoir » relatif ? Et d’ailleurs, est-ce que prendre la parole - ou écrire - c’est vraiment prendre le pouvoir ?

 Est-ce que prendre la parole (ou écrire) ça n'est pas, justement, revendique r que la parole appartient à tout le monde. Que celui qui prend le pouvoir, ce n'est pas celui qui prend la parole, mais celui qui se l'accapare. La garde pour lui. Ne tolère pas qu'un ou une autre la prenne.

Prendre la parole, c'est tester celui ou celle qui parle. C'est lui dire : tu parles, tu parles, mais sais-tu écouter ce que j'ai à dire ? Tu parles, mais moi aussi j'ai des choses à dire.

La parole, ça se prend, précisément, parce qu'elle n'appartient à personne.


mercredi 14 juillet 2010

Feuilleton d'été, épisode alternatif 3 - par Martine Bourguignon


La salle

Tout d’abord la salle de presse d’un lycée de province. Une poignée d’élèves, un animateur, deux profs. Les jeunes présentent leur journal, un peu  intimidés de s’adresser à l’Auteur, c’est la première fois pour la plupart d’entre eux,  mais peu à peu la fierté de rédiger un quotidien l’emporte et tu constates qu’ils sont surpris qu’un adulte dont l’écriture est le métier les traite avec autant d’intérêt.

A midi, une salle de restaurant, disons une pizzéria, toujours la même bande, vous vous éloignez du journalisme et de l’actualité brûlante pour parler de l’écriture romanesque.  Ce qui sera un Autre Grand Bouquin est en cours d’écriture, tu as cette délicieuse impression d’entrer dans les coulisses de la création littéraire, sans en comprendre sur l’instant toute la portée d’ailleurs.

Toujours le même jour, l’après-midi. La salle polyvalente du lycée  est comble, une discussion à bâtons rompus s’engage sur les séries télévisées et la sexualité entre autres, les élèves sont conquis par le côté non conformiste et parfois très drôle de cette intervention pour le moins inhabituelle. Tu te dis c’est ça, finalement, un écrivain, et tu souris.

Quelque temps après lors d’un séjour à Paris tu assistes à un colloque sur les séries, dans un amphi de la fac de médecine mettons. Tu es arrivée un peu tard et as dû t’asseoir au fond, c’est-à-dire en haut,  l’orateur tout en bas te parait minuscule, alors tu suis sa présentation sur l’écran. Tu es surprise par l’assistance nombreuse et  studieuse et tu fais comme les autres, tu sors ton petit carnet et sur ces tablettes de bois qui ont vu défiler des générations d’étudiants, tu prends des notes.

Une autre fois, tu te rends à une rencontres organisées par un libraire, admettons que cela se passe à La Boite à Livres, l’Ecrivain est installé face à la porte d’entrée, il jette régulièrement des coups d’œil dans cette direction, comme s’il espérait y voir quelqu’un qui n’arrive pas. L’assistance occupe toutes les rangées de chaises qu’il a été possible de caser dans l’espace exigu entre les piles de livres, les travaux de rénovation ce sera pour plus tard. Il y a là des personnes de toutes sortes et de tous âges, tu remarques notamment de jeunes étudiants en médecine qui posent des questions plutôt pertinentes.   A la fin tu te glisses dans la file pour faire dédicacer ton exemplaire du Grand Bouquin dont il avait été question quelques mois plus tôt, cette fois l’Ecrivain te reconnait et vous échangez quelques mots.

Tu te souviens - c’est loin- d’une autre soirée dans le sous-sol d’une  médiathèque, une fois de plus l’assistance est fournie, tu as oublié le thème de cette rencontre, le romans policier peut-être, il te semble qu’il y a ce soir-là plusieurs auteurs, mais tu n’en es plus si sûre finalement. Cette fois tu ne fais pas la queue pour échanger trois mots, tu n’as pas le temps, ou l’envie, ou alors tu n’oses pas, c’est un peu flou.

Un autre souvenir, un autre lieu. Tu passes la journée au salon du livre, à la fois émerveillée par la multiplicité des genres et la qualité des débats auxquels tu assistes, et, il faut bien le dire, déçue par le côté mercantile et superficiel de l’affaire. Un peu triste aussi de voir que certains des auteurs que tu lis sont ignorés par les visiteurs qui se massent pour d’autres, plébiscités par les média. Tu te dis également que c’est dommage qu’on  dédicace à  la chaîne, c’est du moins l’impression que tu en as.

Une dernière fois dans le salon de thé de La Boite à Livres, mettons. Une salle pas très grande mais claire où tu déjeunes parfois, tu aimes y aller seule, car il y a toujours des journaux et des livres à disposition. Quand tu arrives l’Ecrivain est en train de demander où  brancher son ordinateur. Tu vas l’empêcher de consulter ses messages, ce doit être l’horreur absolue pour ce geek qui est pris de crises de panique aigue dès qu’il ne se sent plus connecté. Il ne semble pas t’en tenir rigueur en tout cas, vous parlez de nouveaux départs, du blog- tu es un peu la représentante de tes comparses de l’atelier d’écriture en ligne- et de livres, à lire ou à écrire.

samedi 10 juillet 2010

Feuilleton d'été (5) - par Martin Winckler


Présentation



Bonsoir à toutes et à tous, je suis très heureux de vous accueillir ce soir à la Médiathèque de Tourmens pour cette soirée dans le cadre de nos rencontres littéraires mensuelles. Je n’ai pas besoin de vous le présenter notre invité, que je remercie vivement d’être avec nous ce soir, on ne le présente plus, vous connaissez tous... 

Et toi, tu ne peux pas t’empêcher de penser : « Non, ils ne me connaissent pas tous. Et puis connaît-on jamais vraiment, même si on en a entendu parler - même si on les a entendus parler - sait-on jamais qui sont vraiment les gens soi-disant célèbres qu’on ne présente plus et que, donc, on ne présente pas ? La moindre des choses ne serait-elle pas qu’ils se présentent eux-mêmes ? » et tu voudrais pouvoir résumer ta vie en quelques secondes en commençant par le commencement puisque pour tout le monde c’est quand même comme ça que ça démarre, et pour toi pas moins que pour un autre et peut-être encore plus (Je suis né en 1955. Je suis né et j’ai grandi dans la maison d’un médecin et j’ai toujours voulu faire le même métier que mon papa. Je lis depuis que je suis tout petit et j’ai toujours aimé les histoires. J’écris depuis l’âge de dix ou douze ans et j’ai toujours voulu être un écrivain américain. Aujourd’hui, je suis père de famille nombreuse, j’exerce la médecine sous mon patronyme, je publie (surtout en français, un peu en anglais) sous le pseudonyme de Martin Winckler. Je suis né à Alger, en 1961 ma famille a quitté l’Algérie pour aller s’installer - en vain - en Israël et finir par retourner en France et se fixer à Pithiviers (Loiret) en 1963 où j’ai passé mon enfance et mon adolescence. En 1972, après mon bac, je suis allé passer un an chez une famille américaine à Bloomington (Minnesota) et j’ai appris là presque tout ce qui me permet aujourd’hui d’exercer mes métiers d’écrivain, de médecin et de traducteur - taper à la machine, parler et lire l’anglais, constituer une documentation - et bien d’autres choses encore. Pendant les dix années qui ont suivi, j’ai fait des études de médecine à Tours (Indre-et-Loire). En 1983, j’ai créé un cabinet de médecine générale à Joué-L’Abbé (Sarthe). La même année, je suis devenu rédacteur à Prescrire, jeune revue médicale indépendante installée à Paris (75). L’année suivante, on m’a confié deux vacations - au centre de planification et dans le service d’IVG - au Centre Hospitalier du Mans, où je n’ai jamais cessé d’exercer depuis.

Au cours des années 80, j’ai publié de nombreux articles médicaux et quelques nouvelles ; j’ai rédigé le premier jet d’un premier roman, La Vacation, avec une IBM à boule et fini le second jet de ce même roman avec un ordinateur. J’ai envoyé mon tapuscrit à cinq éditeurs. Paul Otchakovsky-Laurens m’a appelé pour m’annoncer qu’il voulait le publier dans sa maison, P.O.L, en 1989. Je me suis mis à traduire, de l’anglais au français, de la littérature, des revues et des livres de médecine, des romans policiers ou de science-fiction, des comic-books. J’ai gagné ma vie en traduisant autant qu’en exerçant la médecine générale.

Entre 1991 et 1994, j’ai déménagé, j’ai divorcé et je me suis remarié. Lassé de prendre des gardes de nuit ou de week-end dans un rayon de trente kilomètres et de travailler avec un médecin avec qui je ne m’entendais pas, j’ai eu envie de souffler un peu. En 1993, j’ai cédé la place à Joué l’Abbé à un jeune praticien. J’ai poursuivi mon activité de médecin vacataire à l’hôpital du Mans et gagné ma vie penché sur un clavier et un écran. Entre deux articles, traductions et autres tâches d’écriture mercenaire, je rédigeais, sans attente ni espoir particulier, chapitre après chapitre, un troisième roman intitulé La Relation dans lequel je m’efforçais raconter (de relater) la vie quotidienne d’un médecin généraliste et les liens (les relations) qu’entretenaient entre eux et avec lui les patients qui venaient le consulter.

Début 1997, quelques jours après avoir reçu le manuscrit, Paul m’a appelé pour me dire que c’était le roman qu’il attendait de moi . (Ces mots m’ont marqué parce qu’il évite le plus souvent toute emphase : lorsqu’il aime beaucoup un livre, il le qualifie de « très bon » s’il il a été publié par un autre éditeur, et de « sensationnel » quand c’est lui qui l’a publié). Un autre écrivain venait de publier un roman intitulé La relation. Après quelques tâtonnements, j’ai rebaptisé le mien La Maladie de Sachs et, après moult relectures et corrections, le texte est parti chez l’imprimeur à l’automne. Fin décembre 1997, j’ai reçu le premier exemplaire. En feuilletant les 500 pages imprimées en petit caractère, j’ai poussé un grand soupir. J’étais heureux de publier un second livre chez P.O.L neuf ans après La Vacation, mais ce roman-ci était, à mes yeux, sombre et déprimant. En le posant sur la table, j’ai dit : Personne ne va lire ça.

Six mois plus tard, en mai 1998, un jury de 24 lecteurs et auditeurs de France Inter faisait de La Maladie de Sachs « leur » Livre Inter. Le roman écrit en cinq ans est devenu en quelques semaines un succès de librairie - ce qu’on appelle communément un best-seller) ton parcours en quelques phrases, mais si tu as appris à maîtriser les formes courtes quand il s’agit de langage écrit, tu es incapable de synthétiser ta pensée en quelques phrases et si jamais on te donnait le temps, tu mettrais un petit moment pour tout raconter, tant tu serais hésitant à choisir les éléments importants et ceux qui ne le sont pas alors tu passes d’un extrême à l’autre et tu dis :

« Bonjour.
Mon nom est Marc Zaffran. Je suis médecin généraliste, j’écris des romans et des essais sous le pseudonyme de Martin Winckler et mon livre le plus connu s’intitule La Maladie de Sachs. »

Et pendant que, dans l’auditoire, plusieurs personnes hochent la tête tu murmures de manière presque inaudible : « Et c’est de sa faute si je suis là. »



mercredi 7 juillet 2010

Feuilleton d'été, épisode alternatif 2 - par Don Bruno de La Vega


« Le Jeune Homme »

Il m’énerve celui-là à taper sur son ordinateur portable !

Le cliquetis du clavier m’empêche totalement de me concentrer. En plus, quand il appuie sur la touche « Enter », il le fait avec une énergie telle, qu’à chaque fois, le bruit me déconcentre et me contraint à lever les yeux pour faire une pause puis essayer de retrouver le fil de mon texte. Je reprends ma lecture avec un profond soupir agacé.

En plus, dans le compartiment, une dingue est venue s’installer, flanquée d’une caisse en plastique dans laquelle, un matou hurlait à la mort. Et voilà-t-y pas, qu’elle le sort, lui attache une petite laisse avec un collier muni d’un grelot ! Côté bruit, c’est le pompon ! Ah, il va m’entendre le contrôleur ! En attendant, j’avale furtivement un anti-histaminique…il ne manquerait plus que je fasse une crise d’asthme !
La propriétaire du félin sort un bouquin, couverture blanche, lettrage bleu sombre, et s’y plonge avec délectation.

Au énième « Enter » énergique de mon voisin Geek, je dévisage l’énergumène, pour bien lui montrer qu’il me dérange !
C’est là que je le reconnais !
Aaaah, son nom m’échappe, mais il est venu à la fac, il y a quelques année, nous parler d’un de ses bouquins qui était au programme de P1 ! Le truc chiant au possible, démago, je te raconte pas ! Les nanas complètement pâmées…le Johnny de la littérature médicale, le mec ! Un vrai tabac !
Tiens d’ailleurs, la nana au chat, c’est un de ses bouquins qu’elle lit…Heureusement qu’elle n’a pas reconnu notre voisin, je serais bon pour une séance de dédicace, avec roucoulements, clignements d’oeil et autres danses prénuptiales !
En plus, ce discours apologique sur la médecine générale…
Il n’est pas question que je montre le moindre intérêt pour ce mec-là.
Je m’en fous, moi, dans dix ans, quinze tout au plus, je serais Agrégé !
Je me replonge dans ma question d’internat ! Quinze pages sur « Migraines », il faut arrêter de rêvasser ! 


Don Bruno de la Vega

dimanche 4 juillet 2010

Feuilleton d'été (4) - par Martin W.



La salle



Petite ou grande, la salle donne le ton de la rencontre. En demi-cercle ou en rangées bien alignées, on y a disposé des chaises pour le public tandis que, face à la porte d’entrée, deux chaises et une table ou simplement deux fauteuils, un gobelet et une bouteille d’eau attendent l’animateur de la rencontre et son invité de marque. Parfois, la table est surélevée comme dans une salle de classe des années soixante. Dans les plus grandes salles, elle est longue, hérissée de micros et posée sur une estrade et te donne le sentiment de participer à un meeting politique ou de siéger à un tribunal de l’Inquisition. (Dans un souvenir composite et lointain, à la silhouette très, très haut perchée de Georges Marchais, un dimanche à la fête du Patriote-Côte-d’Azur, se superpose celle du juge totalitaire présidant, dans l’ombre, sur le sort inquiétant d’un personnage de La Quatrième Dimension... Tu aimes voir les visages, mais tu n’aimes pas les dominer. La position idéale, à tes yeux, se situe au fond d’un amphithéâtre, comme ceux des universités. Tout le monde peut t’y voir et tu peux y voir tout le monde. Et le fait de te trouver en bas te donne l’agréable impression que tu ne peux dominer personne.)

Quand c’est dans une médiathèque, ça se passe plutôt l’après-midi, heures d’ouverture obligent. Le plus souvent, il fait clair. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que la salle soit grande ou petite, des lecteurs circulent dans les allées. Ils ne sont pas tous venus t’écouter, loin s’en faut, mais ils témoignent de la vitalité de l’endroit. Tu es toujours navré que, parfois, dans les plus petites bibliothèques, les prêts cessent le temps de ton intervention. Tu comprends la difficulté d’avoir à tout faire en même temps et le désir bien légitime des bibliothécaires de profiter de ta présence, mais tu regrettes que celle-ci empêche d’authentiques lecteurs d’accéder aux livres qu’ils aimeraient emprunter. Quand c’est un libraire qui reçoit, en revanche on n’empêche personne d’acheter des livres - les tiens ou d’autres...

Mettons qu’aujourd’hui, tu sois reçu dans une librairie. Parfois, elle est grande et dispose de sa propre salle de rencontre avec estrade et micros mais le plus souvent elle est toute petite, l’un des libraires t’a invité à boire un café dans l’arrière-boutique avant la rencontre, et quand vous revenez les autres ont poussé les étagères roulantes et installé les chaises et les habitués sont déjà arrivés, se sont assis et discutent, leurs visages sont ceux d’hommes et de femmes de tous âges qui ont l’habitude des livres et des libraires, qui ont reçu un carton ou lu l’annonce de la rencontre dans le journal ou qui l’ont appris de la bouche même de celles et ceux à qui ils achètent leurs livres, et qui se sont dépêchés de dîner pour arriver à l’heure. Ou bien ce sont des jeunes gens, étudiants ou professionnels en formation qui ont entendu dire, qui ont lu sur le site, à qui un copain, une copine a téléphoné « Tu sais qui parle à la Boîte à Livres jeudi prochain ? Tu sais bien ! L’auteur de... Oui, je sais que tu l’as pas lu mais tu as au moins vu le film quand il est passé à la télé ! Oui, c’est ça ! ! ! Moi je peux pas y aller, mais il faut absolument que tu tu lui fasses signer un livre pour ma (belle/grand) mère. Tu veux bien ? »

Quelle que soit la disposition, lorsque la salle est immense, on t’a nécessairement installé en hauteur, pour que tout le monde te voie. Et chaque fois tu trouves inconfortable, vaguement indécent, et pour tout dire plutôt embarrassant d’aller t’installer là, te jucher là-haut, t’asseoir face aux personnes déjà assises. Chaque fois, sans exception, tu te demandes ce que tu fais là, ce qui légitime non seulement ta présence en ces lieux, mais surtout l’importance qu’on semble lui donner. Tu détestes les superlatifs (et dieu sait qu’on n’en est pas avare en France) quand il s’agit de te désigner et tu n’aimes rien tant que le ton drôle et chaleureux mais jamais obséquieux des présentations dans les pays scandinaves ou anglo-saxons.  (Et tu te souviens en souriant du jour où tu as été invité à « La voix au chapitre », la prestigieuse rencontre-mensuelle-avec-une-personnalité que le Conseil Général de la Sarthe organise à l’abbaye de l’Epau au Mans. Tu as d’abord rougi de confusion quand on t’a fait traverser le dortoir des moines plein à craquer (pas de moines, mais de spectateurs/lecteurs qui venaient voir/écouter l’écrivain manceau devenu récemment célébrité nationale) puis pouffé de rire en entendant que tes hôtes avaient eu l’idée réjouissante (et t’avaient fait la surprise) d’annoncer ton arrivée par le générique de Mission : Impossible... )

Chaque fois, sans exception, en traversant la salle et en te dirigeant vers l’endroit qu’on t’a assigné, tu te rappelles que ce n’est pas à toi de dire pourquoi tu est là, mais à ceux ou celles qui t’ont invité. Après tout, ils doivent savoir ce qu’ils font, à qui ils ont affaire. Ils ont bien dû lire quelques lignes de toi (ce ne sont pas tes interventions télévisées qui ont pu les persuader) pour décider de te donner la parole. Alors, tu murmures bonjour et tu fais un signe de tête et tu souris - la manière la plus simple de saluer sans parler - aux visages qui se tournent vers toi pendant que tu passes. Tu poses ton sac par terre et ton manteau ou ton blouson sur le dossier de la chaise ou du fauteuil, et tu examines les lieux. Si l’on a installé une table entre ta chaise et l’assistance, tu repousses la table ou tu fais le tour et tu t’assieds carrément dessus, tu fais à nouveau Bonjour de la voix et de la tête et tu croises les bras d’un air de défi. Ou bien, gêné à l’idée de rester assis à ne rien dire, tu attends sagement l’animateur debout, les mains jointes devant ta braguette comme un mafioso à un enterrement. Tu diriges ton sourire vers un visage ou un autre sans fixer ni dévisager les personnes déjà assises occupées à feuilleter un livre ou serrant sur leurs genoux un sac en plastique, ou celles qui, après le début de la recontre, entrent hésitantes et décident de s’asseoir au milieu, pas trop loin - là ou il y a de la place et on ne sait jamais ce que vaut la sono dans ces salles - mais pas trop près et surtout pas au premier rang comme si elles craignaient de laisser croire qu’elles sont venues pour te dévisager.

Au début, debout ou assis là, face à la salle, quel que soit le nombre de personnes présentes (ce n’est pas moins vrai lorsque il y en a beaucoup que lorsque il y en a peu), tu as toujours un moment de flottement, d’hésitation, de regret - J’aurais dû rester chez moi, qu’est-ce que je fous là ? - de remords - J’aurais dû prendre des notes, c’est quoi déjà le sujet de la causerie d’aujourd’hui ? - et de lassitude en pensant à ce qui n’est pas fait, à ce qui reste à faire là-bas, sur ton bureau, et aux messages qui s’empilent et surgiront comme des diables de leurs boîtes (aol/yahoo/free/ouvaton/compuserve c’est tout com.) une fois branché (en espérant que la configuration de l’installation s’y prête...) le fil du téléphone de l’hôtel à l’arrière du portable, une fois le sifflement aigrelet du modem disparu dans les limbes, pendant que la télévision de la chambre égrènera des informations ressassées ou le générique d’un film illisible sur l’écran minuscule. Et à la pensée de cette chambre surchauffée mais glaçante de solitude tu te demandes chaque fois pourquoi tu as accepté (avec un enthousiasme non feint) de venir ici, causer et te taire, écouter et parler, pour échouer ensuite là-bas, incapable de dormir jusqu’à ce qu’un film ou un épisode de série sur le portable te fasse basculer vers deux heures et demie du matin avec la perspective, à ton réveil bien trop précoce, d’avoir à traverser dans un état semi-comateux une ville froide et humide pour prendre un train dans lequel tu finiras ta nuit ... Tu est tellement plus tranquille chez toi, devant tes écrans (l’ordinateur de bureau, le portable posé à gauche du clavier et le combi télé-magnétoscope installé de l’autre côté de la pièce sur lequel tu regardes d’un œil une mauvaise série française ou le début de la quatrième saison de The Shield qu’on vient de t’envoyer) et - même si ça t’énerve un peu parfois de les voir débarquer, tu aimes qu’un enfant (il se reconnaîtra bien le jour où il lira ceci) entre et te pose une question destinée à ta page du Docteur Je Sais Tout dans Spirou ou pour te demander de lui faire réciter une leçon ou de lui passer l’épisode fraîchement téléchargé de House ou encore « - Où est Maman ? - Elle est sortie faire une course, petit chat... - Ooohhh Noooon ! J’ai faim, j’ai vraiment faim, je veux du pain et du chocolat et un verre de jus de pomme avec une paille ! » et tu soupires et en te disant que tu pourrais l’étrangler parce que les questions tu peux répondre de ta place, mais le pain et le chocolat pas le choix, il faut te lever...

Les brumes de rêverie s’estompent devant les sourires tout aussi crispés que le tien, les regards tout aussi incrédules (« C’est lui ? C’est drôle, je le voyais pas comme ça... »), les soupirs, les gorges qui s’éclaircissent et les genoux qui se croisent et se décroisent pour trouver la position adéquate, et ton vague sentiment de malaise (Est-ce qu’ils ne seraient pas mieux chez eux, ce soir, par ce froid, au lieu de poiroter ici pour écouter mes balivernes ?) s’efface lorsque la personne (parfois un lecteur, une lectrice, un(e) libraire/bibliothécaire compulsif/ve, parfois - mettons que c’est le cas ce soir - un journaliste-intermittent-semi-professionnel-du-débat) qui, sans savoir à quoi on l’exposait, a accepté la tâche ingrate, délicate, casse-gueule (pour beaucoup) et aussi, il faut le reconnaître (pour quelques-uns) un tout petit peu casse-couilles, d’animer la rencontre, la discussion, le débat, s’assied près de toi, prend le micro et la parole et, après avoir tapoté à deux reprises l’extrêmité ronde (ou murmuré Un-Deux-Trois Un-Deux-Trois ça marche ?) pour vérifier qu’il était bien branché, déclare à la salle en te surveillant du coin de l’œil : « Bonsoir à toutes et à tous, je suis très heureux de vous accueillir ce soir à la Médiathèque de (mettons) Thiviers-le-Château pour cette soirée dans le cadre de nos rencontres littéraires mensuelles. Je ne vais pas monopoliser la parole, je vais très vite la passer à notre invité de ce soir, que je remercie vivement d’avoir accepté notre invitation. Je n’ai pas besoin de vous le présenter, on ne le présente plus, vous connaissez tous... »

(A suivre...)  

jeudi 1 juillet 2010

Feuilleton d'été : un épisode "alternatif" par Laurence

Laurence m'a envoyé le texte suivant, inspiré par le chapitre initial du feuilleton : "L'arrivée". Voici ce qu'elle en dit :


L'idée de ce texte m'est venue après avoir lu les sujets du bac Français 2010. L'une des épreuves, qui n'existait pas à l'époque où j'ai moi même passé le bac, est intitulée "invention" et consiste, à partir d'un texte donné, à en écrire son prolongement en respectant le style de son auteur. L'exercice m'a plu (je ne pensais pas que je regretterais un jour de ne pouvoir repasser mon bac ...). Je n'ai pas ici respecté complètement les contraintes de l'épreuve de Français puisque mon texte ne prétend pas être une suite de ce que vous avez écrit récemment sur votre blog, mais seulement le regard d'une autre personne, un autre point de vue. J'espère que tous les "chevaliers des touches" trouveront le défi amusant et le relèveront au fil de vos épisodes, en y apportant leur contribution.
L.  

Bon, autrement dit, y'a même plus moyen d'écrire tout seul, sur ce blog... :-)  
(Oui, je sais, je l'ai cherché...)
Merci, Laurence. C'est toujours un honneur de voir un de ses textes faire l'objet d'un "détournement" créatif.
MW
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 Feuilleton d’été – 
"L’arrivée : Un autre point de vue"

 
Je ne sais pas encore pourquoi je me suis attachée à ses pas. Peut-être parce que nous arrivons en même temps à la gare, lui en scooter, moi sortant du bus, trainant à bout de bras cette caisse énorme d’où s’échappe les cris plaintifs de mon chat, fâché de ce voyage et tenant à me le faire savoir.

Je passe devant lui alors qu’il sort du top case une valise minuscule et ce qui ressemble à un sac pour ordinateur. Il s’écarte mécaniquement à mon passage, lève un œil distrait par les appels au secours de l’animal prisonnier puis, comme rassuré de constater qu’il ne sera pas obligé d’intervenir pour interrompre ce que mon chat tente de faire passer pour une torture, poursuit sa tâche : vérifier une dernière fois que le scooter garé sur le trottoir ne gênera pas le passage d’une poussette, prendre d’une seule main valise et sac, enfin, s’assurer d’un geste que tout ce qu’il a mis dans ses poches avant de partir s’y trouve encore, le tout en jetant un œil à sa montre.

Il me rattrape en quelques enjambées et s’engouffre dans le hall de gare, je poursuis mon chemin à même allure ; le chat décide quant à lui de s’enfoncer dans un mutisme résigné.

Je le retrouve quelques instants plus tard devant le tableau des arrivés/départs.

Plissant les yeux, la bouche ouverte, un doigt en l’air pour parcourir toute la largeur du tableau et s’assurer qu’il ne se trompe pas de ligne (et de train !) il constate finalement qu’il est en avance et soudain, son visage se détend. Alors que je me plante devant le tableau des arrivés/départs, il reprend ses bagages et se dirige, toujours à grands pas, vers le petit kiosque à journaux.

Plissant les yeux, la bouche ouverte et le doigt en l’air, je m’inquiète à mon tour de savoir si mon train est à l’heure ; il est annoncé avec vingt minutes de retard.

Un regard circulaire alentour et je le repère à nouveau. Pour plus d’aisance (ou parce que c’est son bien le plus précieux lorsqu’il voyage ?) il porte désormais son ordinateur en bandoulière. En plus de la valise, il est encombré maintenant d’un sac plastique dans lequel il a du ranger sans hâte, puisqu’il a désormais le temps, journaux et/ou magazines. Bizarre, une poche du manteau déformée par le poids d’un livre, sans doute glissé là juste avant de partir, laissait penser qu’il avait déjà de quoi s’occuper pendant les heures à venir.

Le chat boude toujours. Je saisis d’une main ferme la poignée de la caisse puis me redresse et sautille pour ajuster la lanière de mon sac qui glisse inlassablement de mon épaule gauche alors que ma main droite déjà occupée, ne m’est d’aucun secours (t’as raison Ulysse, on n’est pas fait pour voyager ensemble, tu rouspètes d’être soumis à cet enfermement tandis que je râle parce que tu m’encombres). Je marche ainsi à petits pas jusqu’au compartiment 18.

Il est quasiment vide pour le moment. Seuls l’occupent un jeune appelé déjà avachi dans son fauteuil et une dame d’un certain âge, celle-là même dont on se dit qu’elle verrait d’un mauvais œil qu’on la dérange par un bruit allant au delà du murmure.

Je m’installe de l’autre côté du compartiment, libère le chat avec sa promesse qu’il ne tentera pas de fuir et promène mon regard sur le quai.

Une silhouette, dépassant quasiment celle de tous les autres voyageurs, accroche immédiatement mon regard. Il ralentit à peine devant le compartiment 18 et y entre d’un pas décidé, son billet de train composté à la main. Il hésite devant la place 55, évalue brièvement ses chances de voyager confortablement entre le jeune appelé qui ne fera rien pour lui permettre d’allonger ses jambes et la vieille dame au regard déjà courroucé à l’idée qu’il puisse faire du bruit, puis lève la tête et repère un pôle de quatre places encore vide. Un sourire de satisfaction se dessine sur ses lèvres ; il s’installe.

Manteau et pull sont aussitôt enlevés. La petite valise est rapidement reléguée dans un coin tandis que l’ordinateur est soigneusement posé sur la tablette étroite devant lui. Pourtant il ne l’ouvre pas ; pas tout de suite, attendant probablement d’être sûr que personne ne viendra le contraindre à déménager.

Lorsque le train s’ébranle enfin pour un parcours de trois heures sans arrêt, il laisse échapper un soupir de soulagement. Il prend ses aises, sort enfin l’ordinateur de son sac et récupère du fond d’une poche une clé USB. Il la regarde quelques instants avec l’air ravi de celui qui se félicite d’être né à temps pour profiter d’une si merveilleuse technologie … alors même qu’il n’y est pour rien, tant dans sa conception, que dans celle du composant électronique qu’il fait tourner entre ses doigts avant de l’insérer dans l’ordinateur.

Je ne suis pas loin et à travers le verre de ses lunettes, je vois défiler les différents fichiers qu’il ouvre les uns à la suite des autres, tardant à faire son choix. Il s’arrête finalement sur un texte qui semble inachevé, le relit puis se met à écrire avec détermination, concentration, seul, ignorant les bruits qui l’entourent jusqu’au contrôleur qui devra le toucher à l’épaule pour marquer sa présence et vérifier son billet.

Le laissant à sa création, j’attrape le livre choisi dans ma bibliothèque pour m’accompagner dans ce voyage : il s’appelle Légende ; ce n’est pas un roman. L’auteur raconte les événements de sa vie qui ont fait selon lui ce qu’il est devenu. Je l’avais acheté quelques années auparavant après avoir lu avec plaisir son roman à succès mais m’en étais rapidement désintéressée, le laissant attraper la poussière et oubliant même de quoi il parlait lorsque frère ou sœur, au hasard de leur envie de lire, plongeait le nez dans ma bibliothèque en me demandant « et celui là, il est bien ? ». Aujourd’hui avec une étrange sensation de proximité avec le conteur, je me plonge dès les premières pages dans le récit d’une époque que je n’ai pas vécu et ignore à mon tour, le monde autour de moi.

Une annonce au haut parleur nous fait sursauter. L’arrivée est prévue dans quelques minutes. Je remballe bouquin et chat et ne peux m’empêcher de jeter un œil de côté.

Il est en train de replier l’ordinateur, range dans son sac fils et souris puis enfile son pull, sans se rendre compte qu’une pointe du col de sa chemise restera au dehors.

La porte s’ouvre dans un sifflement, il me laisse passer avec ma boite en plastique et tandis que je m’insère dans le flot des voyageurs, je le voit qui marche devant moi d’un pas tranquille en tentant de repérer au loin le visage de celui ou celle qui doit l’accueillir et qu’il semble ne pas connaître.
Laurence