jeudi 3 septembre 2009

Ce qu'on écrit, ce qu'on perd... et ce qu'on trouve

Allez, comme j'ai pas écrit hier, je m'offre deux entrées aujourd'hui.
Dans l'entretien que Sylvie Prioul a publié dans Le Nouvel Observateur de ce jour, je mentionne clairement (et j'en suis très heureux, parce que je voulais en parler ici) l'influence de Barberousse (Akahige), le film d'Akira Kurosawa.

Ce film de 1965 m'a beaucoup frappé quand je l'ai vu au Studio, à Tours, pendant mes études dans les années 70. Avec Johnny Got His Gun, c'est un des deux films qui m'ont le plus marqué, en tant que médecin en formation. L'argument, que je reprends dans le CDF, mais qui est un argument presque obligé de tout récit initiatique, est l'entrée d'un jeune médecin dans un monde qu'il ne connaît pas et qu'il ne tient pas à connaître, puis sa découverte de ce monde et de la richesse de ce qu'il y reçoit et peut lui donner.

Bien sûr, il ne s'agit pas d'un "remake" de Barberousse comme Les Trois Médecins étaient un remake des Trois Mousquetaires. Non seulement le monde qu'explore Jean Atwood est très différent de celui que découvre Yasumoto, le héros de Kurosawa, mais ce sont des personnages très différents et les relations entre patients, étudiant et médecin ne sont pas du tout de la même nature.

Il y a des clins d'oeil à Barberousse, dans le livre (le fait qu'on surnomme Karma "Barbe-Bleue" ; la scène où Karma regarde le film sur son ordinateur portable et prête le DVD à Jean ; d'autres scènes encore...) et le film est cité clairement car justement je ne voudrais pas qu'on me soupçonne de plagiat ou de manipulation du lecteur... Il n'était pas dans mon intention de tromper le lecteur ou la lectrice en lui servant l'histoire de quelqu'un d'autre.

Mais l'influence de ce film a été si forte sur moi qu'elle a certainement été déterminante dans mon choix et ma définition du cadre où je voulais inscrire le "roman pédagogique" dont je rêvais depuis très longtemps. J'ai revu le fim après avoir terminé le livre (je ne l'ai pas fait avant pour qu'il ne m'influence pas trop, justement) et je me suis rendu compte d'une chose très simple mais déterminante : en dehors même du fait que Barberousse est une histoire d'hommes (malades ou soignants, ce sont les hommes qui y sont héroïques, tandis que les femmes y sont maintenues dans des rôles secondaires, conformément à la répartition des sexes dans le Japon du 19e siècle) c'est aussi l'histoire d'un personnage insondable. Finalement, on ne sait rien de Barberousse, à la fin du film (Kurosawa s'en est expliqué en disant que c'est Mifune qui a entraîné le personnage dans cette direction).

Et quand je considère mes propres personnages je me rends compte que je les ai traités comme j'imagine qu'ils traitent les patientes : en ne les prenant pas pour acquis une fois pour toutes, en ne les traitant pas de manière monolithique, en les amenant à se découvrir (et en les découvrant moi-même) jusqu'au plus profond d'eux-mêmes.


Ecrire, c'est à mon humble avis s'appuyer sur ce qui nous a transportés pour tenter d'aller plus loin. A la fin de La Vacation, Bruno pense "Ecrire, c'est tuer quelque chose en soi pour pouvoir continuer à vivre." A la fin de La Maladie de Sachs, il déclare "Ecrire, c'est mesurer la perte."

Il y a tout plein de points communs entre Le Choeur des femmes et mes romans "médicaux" précédents, bien entendu, mais il me semble que le CDF synthétise en quelque sorte le sujet central de chacun des trois autres, d'une manière moins "expérimentale", et aussi plus spontanée.

Quand j'ai écrit La Vacation j'étais dans la perte absolue. Et le livre ne parle pratiquement que de ça. Il est sombre et pas très optimiste. C'est un livre techniquement maîtrisé, je le crois (Paul O-L ne l'aurait pas pris, s'il ne l'avait pas été) et dont je ne renierais pas une virgule (ni une parenthèse.... elles y sont fort nombreuses et s'ouvrent et se ferment de manière parfois surprenante... ;-) mais imprégné d'une froide colère. Et le "Tu" qui décrit les actes de Bruno, même s'il est signifiant pour l'ensemble du livre et s'il m'a permis de l'écrire, empêche en grande partie le lecteur/la lectrice de plonger émotionnellement dans le texte. Quand je l'ai écrit, le sujet me paraissait si important que, ça ne faisait à mes yeux aucun doute, il allait être plébiscité par le public. Il ne l'a pas été, et je comprends bien pourquoi : ce n'est pas un livre facile à recommander, et on ne l'offre pas non plus. Il est trop personnel, trop intime. Trop sombrement intime.

Dans La Maladie... , le "Tu" a l'effet inverse, parce qu'il n'est pas univoque, justement, mais polyphonique (chaque chapitre est raconté par une personne différente) et plus varié dans son énonciation, ses émotions, ses points de vue, ses jugements sur Bruno, etc. C'est cela, à mon avis, qui remporte l'adhésion de beaucoup de lecteurs/trices : ils/elles sentent qu'ils/elles pourraient faire partie des narrateurs. Et de fait, ça crée une complicité et un sentiment de communauté qui donne envie de le partager avec les autres. Vue ainsi, la "propagation épidémique" de La maladie de Sachs est assez compréhensible. (Bon, mais c'était pas seulement un bouquin contagieux, c'est un bon bouquin aussi, je pense.) Le succès aidant, La Vacation a trouvé un public plus large (30 000 exemplaires, si je ne m'abuse, au format de poche) mais je pense que l'expérience de lecture est restée la même. C'est Sachs qui a donné des lecteurs à La Vacation, je le pense sincèrement. Et je suis reconnaissant aux lecteurs qui ont reporté leur confiance d'un livre sur l'autre, car les deux sont très très différents, même s'ils parlent tous deux de la perte.

Beaucoup de lecteurs m'ont gentiment reproché d'avoir écrit avec Sachs un livre dont les 60 premières pages sont difficiles à lire, parce que froides et répétitives... Ce à quoi j'ai répondu : "En tout cas, ça ne vous a pas empêché(e) de continuer à lire"... La perte dont Bruno parle à la fin du roman, c'est beaucoup, à mes yeux, la perte de mon cabinet médical. J'ai dû le quitter parce que, ayant changé de compagne et de domicile, je devais faire quarante kilomètres aller-retour pour aller travailler. Comme nous avions entre deux et cinq enfants à la maison en permanence, je voulais travailler à temps partiel. Mon associée l'a très mal accepté, la situation s'est envenimée, et j'ai fini par partir. Ca m'a fait mal au coeur, car j'avais créé ce cabinet médical. Et si j'ai fait travailler Bruno dans un lieu qui ressemble à s'y méprendre au mien, c'était pour continuer à y exercer, en quelque sorte. Je faisais le deuil d'un projet que j'avais mené à bien sans pouvoir le transformer et le faire évoluer. Si mon associée avait accepté que nous nous organisions autrement, je serais peut-être resté là-bas plus longtemps. Installer Bruno S. dans mon lieu de travail, c'était aussi une manière, sans doute, de revenir sur ce que j'y avais fait, pour dire ce que mon travail représentait à mes yeux, symboliquement et affectivement parlant. 

Dans Les Trois Médecins, le mouvement était différent : je voulais régler mes comptes avec la violence des études de médecine. L'esprit même du propos était de "réécrire l'histoire" sous la forme d'une épopée, et de jouer avec une contrainte - la trame du roman de Dumas - pour signifier mon désir de toujours d'écrire de la littérature populaire. C'était un roman de revanche, en quelque sorte. Le retour de Lagardère, La revanche du Bossu... (Je trimballe dans un coin de ma tête un vieux désir de faire un remake du Bossu...). Dans ce livre là, je cherchais à réparer/compenser la violence qu'on m'a faite, quand j'étais étudiant, en cherchant à étouffer mes idéaux et mes mouvements de générosité. Il a eu son propre succès (quelque chose comme 100 000 exemplaires toutes éditions comprises), mais singulièrement, ceux/celles qui m'en parlent le plus sont les étudiant(e)s en médecine, et c'est assez normal : c'est tout de même à eux (et à mes camarades d'alors) que je m'adressais en l'écrivant. Et la polyphonie des Trois Médecins n'est pas celle de Sachs : les narrateurs et narratrices sont tous les acteurs d'une épopée du passée, et non les membres d'une communauté. Dans ce roman-là, écrire c'était "redresser les torts".

Dans Le Choeur des femmes, il y a l'univers de La Vacation, la polyphonie de Sachs, la "réinvention" d'un lieu de soins (le centre de planification où j'ai exercé jusqu'en décembre 2008, et dont les locaux ne ressemblent plus du tout à ce que je décris dans le livre, car il a déménagé) et d'un mode de travail, plus "idéal" que dans la réalité, mais pour la première fois, en décrivant les relations entre Karma et Atwood, j'ai l'impression de parler du futur. Mon rêve, évidemment, c'est de former des soignants. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que c'est peut-être à ma portée, par l'intermédiaire des cours d'éthique que je vais assurer à la faculté de médecine de Montréal, auprès d'étudiant(e)s en ergothérapie, d'étudiant(e)s en médecine et d'autres.

Cette fois-ci, pour la première fois depuis que j'écris des romans, l'histoire est presque entièrement racontée par une seule personne, à la première personne. J'ai compris, à cette occasion que lorsque je me suis mis à écrire, je trouvais immodeste ou vaniteux ou in-digne de parler pour moi-même. Je pense que c'est aussi pour ça que j'ai donné la parole aux autres : c'est ce qui m'autorisait à écrire. Ecrire "Je", à mes yeux, c'était suspect. Je me souviens avoir dit à Daniel Zimmermann quelque chose du style "Je ne suis pas handicapé ou homosexuel ou noir ou opprimé ; j'ai pas été violé dans mon enfance ou eu une enfance malheureuse ; ma famille n'a pas été décimée dans les camps ; qu'est-ce que je peux bien avoir d'intéressant à raconter ?" Il m'avait répondu quelque chose du genre. "Je ne sais pas, c'est à toi de voir. Si tu n'as rien à raconter, pourquoi écris-tu ?" Finalement, c'est en écrivant que j'ai trouvé (que je trouve) ce que j'ai à dire.

Rétrospectivement, je crois que chacun de mes trois romans antérieurs a peu ou prou rencontré le public chez qui le fond, la forme et l'énonciation faisaient écho. Je ne sais pas quel écho aura le CDF, mais j'ai le sentiment que je comprends un peu mieux ce que je fais quand j'écris. Et qu'avec ce roman je ne suis pas dans la perte et dans le passé : je fais plutôt le tour de ce que j'ai appris, donc, de ce qui, dans ma pratique de médecin a contribué à m'éduquer, me former, m'aider à grandir - en premier lieu, les patient(e)s et les étudiant(e)s.

Bref, j'ai le sentiment très agréable que, cette fois-ci, "Ecrire c'est transmettre".

Séries et livres

Ce matin, André Martineau, chroniqueur de Radio-Canada qui m'invite à passer un petit moment à l'émission La tête ailleurs (samedi 5 septembre 18 heures) pour parler de séries télé me demande quelle place le visionnage de séries occupe dans ma vie. Je lui réponds : une grande place, mais pas plus que la lecture, après tout je suis un gros lecteur depuis plus longtemps que je ne regarde les séries, et j'ai passé de grandes périodes de ma vie (pendant mes études de médecine) sans en regarder. 

 Je regarde des séries comme je lis : chaque fois que je peux. Quand j'étais chroniqueur à Télécâble Hebdo, entre 1997 et 2004, j'enregistrais beaucoup de séries, les chaînes m'envoyaient les cassettes des séries qu'elles allaient diffuser, je voyais beaucoup de choses avant diffusion, et j'avais donc complètement dissocié séries et télévision, que je ne regarde pour ainsi dire plus du tout. Même depuis que je suis à Montréal (février 2009), j'ai dû allumer le poste de télé une douzaine de fois en tout.

Aujourd'hui, les séries, je les regarde sur mon ordinateur portable, parfois plusieurs épisodes d'une même production à la suite. A cet égard, en Amérique du nord, les enregistreurs numériques, le peer-to-peer, l'édition des DVD et la diffusion d'épisodes en streaming sur les sites des chaînes ou sur des sites comme Hulu ont radicalement changé la manière de regarder les séries. On n'est plus obligé d'attendre l'épisode du jour devant son écran et de subir la publicité toutes les douze minutes. On peut choisir son moment de regarder. Ou plutôt, choisir de regarder une série plutôt que faire autre chose.

De ce fait, ces dernières années, j'ai vu plus de séries que je n'ai lu de livres, même dans le train, que je prenais souvent (lire dans le train m'endort ; dans l'avion aussi). Depuis que je suis arrivé à Montréal, je prends beaucoup les transports en commun pour aller de mon domicile à mon bureau actuel, et je passe ce temps à lire. Je me suis rendu compte, hier, qu'en ce moment, selon le moment de la journée,  je lis trois livres différents.

Le matin, dans les bus 24 puis 165 (ou 535), je lis On the origin of stories (dont j'ai parlé dans une entrée précédente) ; le soir, dans le métro puis le bus, je lis un manuel théorique intitulé Clinical Ethics (je prépare le cours que je vais donner d'ici quinze jours) ; et le soir, au lit, avant de m'endormir, je lis Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis.

Et quand j'ai un peu de temps en ce moment, je regarde Numb3rs (la fin de la saison écoulée), Mad Men (la troisième saison actuellement en cours), Monk (l'ultime saison, actuellement diffusée), Royal Pains, Nurse Jackie...