lundi 31 août 2009

(A suivre...)

Ca me fait toujours marrer d'entendre un journaliste français me demander "pourquoi les spectateurs aiment les séries". C'est tellement évident. Nous sommes faits (par l'Evolution) pour aimer les histoires (je vous recommande à ce sujet le merveilleux On the origin of stories de Brian Boyd) et nous avons écouté des histoires enfant, et nous en racontons aux autres en permanence. Les séries, c'est une forme d'histoire à suivre qui rythme nos semaines et parfois nos années, avec des personnages en évolution au même rythme que nous (ils vieillissent en même temps que nous, ils grandissent en même temps que nos enfants). Aimer les séries, c'est aussi naturel que d'aimer les histoires (la fiction en général). On serait même en droit de dire que l'inverse (ne pas aimer la fiction) n'est pas "naturel"... à ceci près que, comme le dit le proverbe, tous les goûts sont dans la nature.

Mais depuis que Le Choeur des femmes circule, c'est à dire quelques semaines, avant même qu'il ne sorte en librairie, le commentaire que j'entends le plus souvent (et que je n'avais pas encore entendu au sujet d'un de mes livres) est : "Je n'arrive pas à m'arrêter de lire. Ca me maintient éveillé(e). C'est un page-turner." Ce matin, à quelques minutes d'intervalle, deux personnes du CREUM (l'une qui a fini de lire le roman, l'autre qui est au milieu) me disaient la même chose : quand on finit un chapitre, on a envie de lire le suivant, parce que je laisse le lecteur en plan juste au bon moment pour qu'il ait envie de tourner la page.

Ca m'a fait sourire parce que je me suis rendu compte qu'un certain nombre de chapitres se terminent par la sortie d'un personnage (Karma) et la frustration de l'autre (Jean) de ne pas savoir le "fin mot" de l'histoire qu'il était en train de raconter ou de la discussion dans laquelle ils s'étaient engagés ensemble.

Et d'un seul coup, j'ai compris ce que les lecteurs veulent dire par "page-turner". L'interruption de la narration les laisse dans l'attente. Ils ont envie de connaître la suite. Alors, ils tournent la page. C'est plus facile à faire que de regarder l'épisode suivant de Mad Men quand celui de la semaine vient de se terminer.

Le fait est que je n'ai pas fait exprès de construire un page-turner. Je veux dire que je ne l'ai pas fait sciemment - en tout cas, non de manière "calculée" mais de manière intuitive. Pour ménager dans la narration un rythme, des pauses dont j'avais besoin, moi, pour respirer. Quand j'écris, je suis mon propre lecteur. Je ne connais pas toujours la suite. J'aime m'arrêter pour réfléchir à la manière dont je vais poursuivre. J'aime prendre une grande inspiration avant de plonger.

Quand j'écrivais le CDF, je ne savais pas exactement où j'allais. Je savais à peu près ce que je voulais faire (un roman pédagogique, un roman de formation qui parle de la manière dont on soigne - et dont on devrait soigner - les femmes). Quand j'ai commencé le gros de la rédaction, à Montréal, sur l'écran du mac flambant neuf qu'on avait installé dans mon bureau au CREUM, je n'avais que les quarante premières pages, les vitupérations de Jean Atwood jusqu'au moment où Karma lui (re)donne son nom et un visage humain qui supplante le monologue de robot formaté par la faculté que le lecteur entend depuis son entrée dans l'unité 77.

Je me suis avancé  dans le roman en même temps que les personnages et quand j'étais Jean, je fonçais. Et quand j'étais Karma, je mettais le hola à mes propres désirs de ruer dans les brancards. Je jouais avec deux expériences, celle d'un médecin de pas encore trente ans, celle d'un médecin de cinquante ans passés. Je faisais dialoguer ces deux voix en moi, et ces allers-retours prenaient forme dans le texte. Je dressais malicieusement des chausse-trappes devant l'arrogance Jean et je renvoyais à la gueule de Karma ses propres contradictions. Bref, je m'amusais. Et c'est essentiellement pour m'amuser (j'avais si peur d'être pontifiant et emmerdant...) que j'ai écrit des chapitres courts, qui se terminent en suspens, et que j'ai entraîné Jean et Karma dans une sorte de jeu de cache-cache. Parfois, je m'arrêtais parce que je ne savais pas où aller. Et je me donnais la nuit pour y réfléchir. Et je m'arrêtais, la mort dans l'âme de ne pouvoir continuer, et j'allais prendre le métro, et en regagnant l'appartement où je logeais, je voyais comment je pouvais continuer, et ça prenait forme quand je me glissais sous la douche, et ça me démangeait quand je me glissais dans le lit, au point que je prenais mon portable et que je me remettais à écrire. (Je prenais la précaution de sauvegarder le fichier sur une clé USB, ET de me l'envoyer par courriel, afin de ne pas risquer de l'oublier au bureau, et d'être incapable d'y retravailler pendant la nuit.)


Au fond, je ne sais pas si c'est l'écriture qui alimentait mon excitation, ou l'excitation qui alimentait l'écriture, ou les deux, mon capitaine. Toujours est-il que (si j'en crois les celles et ceux qui m'en ont parlé jusqu'ici) ce jeu, cette excitation, ces ruptures de rythme et ces frustrations, que j'aime imaginer  à l'oeuvre dans le texte fini, semblent contaminer lecteurs et lectrices et leur faire tourner les pages sans pouvoir s'arrêter.

Ce qui crée en retour une double frustration : d'abord, je ne sais pas "ce qu'il fait", ce roman, quand on le lit ; je ne l'ai jamais lu, je n'ai fait que l'écrire ; ensuite, je trouve quand même insensé qu'on dévore les 600 pages de mon foutu bouquin en deux jours alors que j'ai tout de même mis plusieurs mois, à raison de 15 heures par jour, à l'écrire ! Ca me ravit, et ça me contrarie, et ça me ravit, et ça me vexe, et ça me ravit...

Jamais content, l'écrivain.